Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, 

Monsieur le président Rolf Mafael, 

Monsieur Daniel Hötgen, 

Je suis très honorée d’être présente devant vous pour parler au nom de l’Union des Etudiants juifs de France et pour vous parler de tout le combat que nous menons depuis maintenant 25 ans contre la haine en ligne. 

L’UEJF est une organisation qui est née dans la résistance en 1944 dans le maquis toulousain. Elle avait pour première vocation d’aider et d’accompagner les étudiants juifs qui revenaient des camps de la mort ou qui avaient tout perdu pendant la guerre. 

Quelques années plus tard, l’UEJF a été à l’origine des mouvements antiracistes nés en France dans les années 80 avec notamment SOS Racisme et l’UEJF est devenue à part entière une organisation antiraciste. du particularisme vers l’universel du combat. 

Et plus que personne, avec la Shoah dans notre dos mais toujours en mirage, nous savons où les mots peuvent mener. Nous savons que les mots peuvent très vite devenir des actes et qu’ils peuvent mener à la mort. Peut-être plus que d’autres donc, nous sommes sensibilités au poids des mots et à leur danger. 

Avec l’émergence d’internet, dès le milieu des années 90, nous avons donc tout de suite senti l’incroyable opportunité mais également le terrible danger que pouvait constituer un univers ou les mots peuvent être partagés largement, et sans aucun filtre. C’est en 1996, déjà, que commence notre action. 

Ainsi, notre combat contre la haine en ligne n’a pas émergé avec les réseaux sociaux. La problématique, Des propos, jusque là restreints à des sphères pouvaient grâce à Internet voir leur audience s’élargir.  

Des librairies négationistes, au quatre coins du monde, les propos qui jusqu’alors pouvaient rester confidentiels, devenaient accessibles tous et n’importe quand ! 

Pour faire face à ce danger, dès 1996, l’UEJF assigne en justice les fournisseurs d’accès à Internet pour avoir laissé en ligne des sites Internet négationnistes. Notre objectif est de bloquer l’accès à des sites qui violent ouvertement la loi française qui interdit la négation des crimes contre l’Humanité. Mais aussi, nous voulons faire prendre conscience à ces opérateurs leur responsabilité dans la propagation de la haine. En effet, si ce n’est pas eux qui rédigent les contenus qu’ils diffusent, ils en assurent la diffusion, et ont donc les moyens de la stopper.

Nous sommes à ce moment là des lanceurs d’alerte, regardés par le plus grand nombre comme de vagues extraterrestres qui ne voient que le mal dans cette incroyable invention qu’est internet. 

Finalement, une médiation avec ces plateformes demandée a permis à une charte éthique, et donc la première reconnaissance par les opérateurs eux-mêmes de leur responsabilités. 

La question reste la même jusqu’à aujourd’hui : A quoi se soumettent les grandes plateformes internet ? Le droit national ? Leur propre législation ? C’est plutôt a deuxième réponse,ce qui crée une forme de séparatisme juridique de la part d’entreprises qui génèrent des millions sur le sol européen, mais qui respectent uniquement leur propre norme.  

En 2001 l’UEJF, avec ses partenaires antiracistes ( SOS Racisme et LICRA notamment), ont attaqué en justice pour la première fois un géant américain du Net, en l’occurrence le site Yahoo. Ce site vendait sur sa plate-forme de vente en ligne des objet nazis : du zyklon B par exemple. Nous décidons à ce moment là d’attaquer Yahoo et de confronter le géant des années

Grâce à cette action, Yahoo fut condamnée Yahoo! à prendre les mesures pour empêcher toute consultation du service de vente aux enchères d’objets nazis et de tout autre site qui constitue une apologie du nazisme ou une contestation de crimes nazis, sous astreinte de 100 000 francs par jour de retard.

A l’époque, Yahoo avait brandi un argument que nous entendons encore aujourd’hui : l’application de la loi nationale à une entreprise américaine. L’enjeu est la différence de perception de la liberté d’expression, beaucoup plus large aux US qu’en Europe. Voilà une contradiction terrible : des entreprise leaders d’un marché, qui ont une influence extrêmement importante sur les débats publics et qui estiment ne pas avoir à respecter les lois de ce pays.

Pour mettre fin à cette contradiction, nous avons décidé d’attaquer Yahoo en justice aux Etats-Unis. La Cour américaine a alors constaté que la France est un État souverain qui peut décider d'interdire la vente de certains objets sur son territoire. Elle conclut également que Yahoo!, société américaine, ayant choisi de développer ses activités à l'étranger, doit accepter de faire face à ses responsabilités si elle n'applique pas les législations étrangères.

J’en viens enfin aux réseaux sociaux. Entre 2004 et 2012, le monde connait l’émergence d’outils qui permettent de connecter le monde entier, mais vont aussi participer à une caisse de résonance mondiale de discours de haine.

Au début des années 2010 et notamment avec Twitter, nous avons vu la haine monter, sans réellement savoir quoi faire.

Ainsi, en 2012, un matin d’octobre, nous avons vu apparaitre le #UnBonJuif avec des milliers de tweets antisémites « Un bon juif est un juif mort », « un bon juif est un juif en cendre ». Que faire ? Au début, nous avons tenté de contacter Twitter. Mais à cette époque, la plateforme ne disposait pas d’un bureau en France. Nous avons donc demandé lors d’un entretien en visioconférence avec le bureau aux Etats Unis de retirer les tweets haineux et de nous fournir les adresses IP pour que nous puissions poursuivre les auteurs. 

Quelle n’a pas été notre surprise lorsque les dirigeants de Twitter nous ont opposé un non ferme et définitif. La raison ? Le 1er amendement de la constitution américaine. Liberté d’expression sans limite.

Leur proposition ? Financer une contre campagne avec le même hashtag mais avec des commentaires positifs. Quelle indignité de la part de Twitter. Nous refusons et décidons donc de mener la première action en justice jamais intentée contre une plateforme. Nous poursuivons Twitter devant les tribunaux français. 

Quelques mois plus tard et pour la première fois, Twitter est condamné à mettre en place une plateforme de modération conformément à la LCEN et à livrer les identifiants des auteurs de tweets haineux. 

Notre procès sera le premier contre la haine en ligne et de nombreux suivront. 

Ce procès a permis de lutter contre l’impunité des prêcheurs haine en ligne, en particulier pour empêcher de se cacher derrière l’anonymat.

Suite à ce procès, Twitter a compris que le marché européen ne pouvait pas être négligé. Avoir tant d’utilisateurs en Europe et notamment en France sans même avoir un représentant. Fin 2014, Twitter installe à Paris mais conserve une spécificité qui encore aujourd’hui rend les actions en justice très délicate : Twitter ne dispose d’aucun représentant légal en France. 

Voilà donc une entreprise qui gagne des millions d’euros sur un territoire donné et qui n’a aucune obligation d’en respecter les règles. 

En 2012, comme les années qui suivront, nous avons été dans l’obligation d’assigner Twitter en Irlande et non en France. 

Des avancées notoires sont quand même à noter. Vous vous souvenez peut -être, qu’avant 2014, il n’existait aucune manière de signaler un contenu haineux. Grâce au procès mené en 2012, Twitter met enfin en place un outil de signalement. Les trois petits points en haut à droite de votre tweet vous paraissent peut-être une évidence mais c’est l’aboutissement d’un long combat ! 

Mais encore faut-il que ce système de modération soit effectif … nous avons en effet vite constaté que lorsque nous utilisions ce bouton, presque rien ne se passait, ni un mail de la part des plateformes, que ce soir Youtube, Twitter ou Facebook.

En 2016, nous avons donc réalisé le premier testing massif des réseaux sociaux. Pendant plusieurs jours, nous avons signalé un par un plus de 600 contenus haineux, des tweets racistes, antisémites et homophobes. Ces tweets ont été vérifiés par des avocats comme enfreignant manifestement la loi. Ce testing avait pour objectif de mesurer efficacement et concrètement le taux de réponse des plateformes en termes de modération. 

En clair : le bouton « signaler » sert il concrètement ou bien uniquement à faire joli et à faire mine de respecter la loi ?

La réponse est sans appel : Seul 5 à 15% des contenus sont supprimés selon les plateformes au bout d’un délai considéré comme manifestement raisonnable, c’est à dire 3 à 5 jours. 

Les plateformes ont donc un système de modération totalement inefficace contrairement à leur obligation légale. Ainsi, nous avons une nouvelle fois assigné Twitter, Facebook et Youtube en référé pour défaut de modération. Aux termes d’une conciliation devant le juge, les plateformes se sont engagées à faire des efforts considérables.

Pour Facebook et Youtube, c’est en effet ce qu’il s’est passé. Nous ne pouvons nous attribuer tous les mérites au fait que les plateformes aient concrètement fait évoluer leur politique de modération mais tout de même ! Cette conciliation arrivait a point nommé pour les deux plateformes qui n’avaient plus le choix pour conserver l’attractivité de faire un vrai travail de modération et accepter enfin de collaborer avec la justice. 

Car en effet, sans ce travail, les utilisateurs étaient de plus en plus tentés de quitter les plateformes, refusant en effet de voir leurs données personnelles mêlés à du contenu de haine. L’image de marque était en jeu et Youtube et Facebook n’avait plus d’autres choix. 

Ce tournant en termes de modération pour ces plateformes intervient également au moment de la montée du terrorisme et des images de violence et même de meurtre terroriste sur les réseaux sociaux.

Ce tournant vient aussi avec un changement de l’opinion américaine. Alors que nous peinions à convaincre nos homologues américains de lutter contre ce fléau, les années 2016-2020 ont marqué une réelle prise de conscience. En témoigne les derniers épisodes BLM et Donald Trump. 

Mais Twitter demeure le mauvais élève. A la fois en terme de modération mais aussi en terme de collaboration avec la justice. Lorsque quelqu’un porte plainte pour harcèlement ou incitation à la haine en ligne, il a besoin que Twitter fournisse plusieurs informations, notamment l’adresse IP. Or très souvent Twitter fait obstruction et refuse clairement de laisser la justice faire son travail. 

Enfin, cette année, lors du premier confinement, les réseaux sociaux étaient le seul espace d’échanges. Les échanges, la vie se trouvaient désormais sur ces réseaux sociaux. La prise de conscience est énorme. Si la haine se propage, elle se propage également sur les réseaux sociaux. Pourtant Twitter a déclaré officiellement qu’en raison du covid, la modération est moins efficace alors même qu’elle était plus indispensable. 

Nous décidons donc d’assigner Twitter de nouveau devant la justice en demandant au juge de nommer un expert qui pourra exiger de Twitter de dévoiler et fournir l’ensemble de ses données en termes de modération : qui, combien sont-ils, ou sont-ils ? Comment sont-ils formés ? 

Le juge a demandé une médiation. C’est à dire une procédure qui permet aux parties de trouver des solutions à leur problèmes sans aller devant le juge. 

Malheureusement et sans rien dévoiler de la médiation confidentielle, nous avons mis fin à cette médiation, et avons donc rendez-vous devant le juge le 16 mai prochain. 

Je vous en dirai donc plus l’an prochain … Mais c’est que je voulais vous dire pour conclure, c’est que le sens de notre action est de toujours faire entendre l’impact de l’inaction des réseaux sociaux et le danger qui en découle.


ll n’existe pas une semaine sans qu’un cas de harcèlement en ligne, une campagne de haine de quelque nature que ce soit ne fasse la une des journaux. Et en silence, ce sont des centaines de jeunes et d’étudiants qui sont harcelés au quotidien pour ce qu’ils sont. Presque tous les cas de harcèlement racistes et antisémites qui nous arrivent sont, au moins en partie, réalisés sur les réseaux sociaux.

Qui parmi vous n’a pas déjà subi une salve de tweets haineux ? Avez-vous déjà porté plainte ? Jamais? ou presque. Trop compliqué, trop long, trop couteux et souvent considéré comme inutile.
Mais nous ne savons que trop bien ou peuvent mener les mots et l’inaction des réseaux sociaux et la difficulté de l’arsenal législatif mènent à l’impunité des auteurs. Mais dans certaines affaires, ce cybeharcèlement peut mener à la mise en danger de vie. Et l’inaction des plateformes peut précipiter cela.

L’affaires Mila en France est en cela très révélatrice. Parce qu’elle a critiqué une religion, Mila, une jeune adolescente de 16 ans se retrouve, par retour de bâton, la cible d’une campagne de CyberHarcèlement.
La loi française autorise ce type de propos, qui relève de la liberté d’expression. Et interdit normalement toutes les insultes qui dont a été victime la jeune adolescente.
Ce mouvement dangereux qui traverse la société française et européenne est accéléré par les réseaux sociaux qui encouragent, par les effets de meute et d’impunité, les campagnes de harcèlement ad hominem.   
Sa vie est désormais en danger, elle est quotidiennement menacée de mort. Début juin, sur les 50 000 menaces et insultes qu’elle a reçues seuls une trentaine d’individus comparaitront. Ça semble peu, et pourtant c’est la première fois qu’un procès d’une telle envergure en la matière se tiendra.

Malheureusement, la France en sait que trop bien à quoi peut mener le déferlement de haine sur les réseaux. Puisqu’en octobre dernier, comme vous le savez, le professeur d’histoire Samuel Paty a été assassiné après avoir été victime d’un appel ciblé sur les réseaux sociaux, alors qu’il avait montré les caricatures du prophète Mohammed dessinées par Charlie Hebdo en classe. Le seul lien de connaissance entre ce jeune professeur et le terroriste assassin : les réseaux sociaux.
Et malgré les multiples signalement des associations sur des tweets haineux du terroristes, le compte n’avait pas été suspendu.

Le terrorisme se joue désormais systématiquement sur les réseaux sociaux. Ainsi, l’assassin de Christchurch a évolué sur les réseaux haineux 8chan et a tenu à se filmer durant son acte pour pouvoir le diffuser.
Les réseaux sociaux sont donc désormais instrumentalisés à des fins les plus terrifiantes qui soient par des groupes haineux et radiaux. C’est également ce que nous avons pu constater dans l’attaque du Capitole. Des mots et des appels à la violence sur les réseaux sociaux aux actes, il n’y a qu’un pas, à peine.

Les lois commencent à se mettre en place et c’est notamment le cas en Allemagne et j’espère prochainement avec le digital act en Europe et donc en France.
Pour penser les lois, et obliger les plateformes à les appliquer, il faut aussi se demander quelle société de demain voulons-nous? Car les réseaux sociaux sont aujourd’hui au coeur du développement de ce qui nous unit aujourd’hui. Twitter, Facebook ou youtube sont devenus des mots universels. Peu importe que nous soyons en France, en Grèce ou en Turquie. Pas de besoin de traducteur. Que voulons-nous donc faire de ce langage universel, comment souhaitons-nous donc protéger notre société ?


C’est enfin, une question de droit de l’Homme. Et c’est aussi pourquoi prononcer ces mots dans cet hémicycle revêt une importance toute particulière. La question est juridique mais elle porte aussi la vision que nous voulons de notre société de demain et de notre dignité, que vous, mesdames et messieurs les ambassadeurs, portez au quotidien. Je vous remercie.