Rapporteur: M. Jean GUINAND (Suisse)
***
EXPOSÉ DES MOTIFS
L'avant-projet de recommandation sur les droits locaux et statuts particuliers dont le texte a été transmis au Congrès (doc.CG/GT/CIV (5) 7) et que la Commission permanente est appelée à adopter, a été élaboré par le groupe de travail "Fédéralisme, régionalisme, autonomie locale et minorités" placé sous la présidence de Monsieur Kolumban de Roumanie.
Le groupe de travail précité s'était vu confier par le Congrès le mandat de rédiger un projet de recommandation portant sur les problèmes des minorités. Ce projet a été élaboré par le groupe de travail et était présenté au Congrès lors de sa session de 1998 (Recommandation 43 (1998) et Exposé des motifs CG (5) 11 Partie II).
Parallèlement à cette activité, le groupe de travail a été saisi d'une proposition relative à une étude de droit local comparé permettant de mieux cerner la notion de droit local. Pour ce faire, le groupe de travail a confié un mandat à M. Jean-Marie Woehrling, président de la Commission centrale de navigation du Rhin. Ce dernier a remis au groupe de travail une étude intitulée "Les droits locaux comme instrument de renforcement de l'autonomie territoriale et de gestion des spécificités sociales et culturelles propres à certains territoires" (doc. CG/GT/CIV (5) 3). Dans ce document très complet et remarquable, M. Woehrling s'est attaché à définir la place du statut local dans la typologie des formes d'organisation territoriale et les différentes formes de statuts particuliers. Il décrit ensuite l'évolution du concept de statut local à travers l'Europe et illustre les différentes formes de statuts ou régimes locaux. Il distingue ainsi les régimes juridiques locaux résiduels, les processus d'autonomisation et les organisations territoriales asymétriques.
S'agissant des régimes juridiques locaux résiduels, l'auteur illustre le phénomène en se référant au droit local alsacien-mosélan qui est le fruit des rattachements successifs de ces territoires à l'Allemagne et à la France. Il souligne qu'aujourd'hui, ce droit local reste un droit national d'application géographique limitée ce qui en fait en grande partie un droit simplement en sursis. Pour l'en sortir, M. Woehrling suggère que les modifications et l'évolution de cette législation locale appartiennent aux instances élues du territoire concerné ce qui lui permettrait d'assurer la culture et l'identité régionales.
En ce qui concerne les statuts particuliers il s'agit de situations où l'on n'a pas voulu instaurer un système fédéraliste mais où l'Etat a néanmoins doté certaines instances locales d'un statut d'autonomie particulière en lui conférant des compétences propres dans certains domaines.
Enfin, l'organisation territoriale asymétrique permet de conférer une autonomie plus ou moins poussée à des instances locales mais en modulant l'objet et l'intensité selon les territoires concernés. A titre d'exemple, M. Woehrling cite celui de l'Espagne et plus particulièrement de la Catalogne, du Pays basque et de la Galice.
Après avoir analysé les différentes questions soulevées par le recours à des statuts particuliers, M. Woehrling conclut son étude en souhaitant que le Congrès contribue à légitimer le recours à ces différentes formes de statuts particuliers qui permettent de prendre en compte des situations sociales ou culturelles spécifiques.
Le projet de recommandation ici présenté a donc pour but de répondre à cette préoccupation. Le groupe de travail propose ainsi au Congrès d'affirmer la nécessité de reconnaître à certains territoires une législation spéciale pouvant constituer une expression de son histoire, de sa situation géographique, de sa culture et de ses intérêts propres. Prenant en compte les résultats de l'étude de M. Woehrling, rappelant les textes déjà adoptés par le Congrès et le Conseil de l'Europe en matière d'autonomie territoriale et de minorités nationales, le projet de recommandation entend d'abord permettre d'attirer l'attention des gouvernements nationaux sur le rôle que peuvent et doivent jouer le droit local et les statuts particuliers pour une meilleure prise en compte de certaines spécificités locales et régionales et comme solutions possibles au nombre croissant de conflits ethniques ou culturels qui existent malheureusement en Europe.
Le projet de recommandation souhaite enfin que le Comité des ministres et les gouvernements des Etats membres du Conseil de l'Europe recourent d'avantage au Congrès pour la formulation d'avis et de propositions de mise en place ou de sauvegarde et valorisation de droits locaux aux statuts spéciaux qui ont pour but la recherche de solutions des conflits présents actuellement en Europe.
Le projet de Recommandation a été adopté à l’unanimité par les membres du Groupe de travail « Fédéralisme, Régionalisme, Autonomie locale et Minorités » lors de la réunion qui a lieu à Strasbourg le 16 mars 1999.
ANNEXE - Les droits locaux comme instruments de renforcement de l'autonomie territoriale et de gestion des spécificités sociales et culturelles propres à certains territoires
Etude présentée par Jean-Marie WOEHRLING,Président de la Commission centrale de navigation du Rhin
Schéma de l'étude
Dans l'étude qui suit, les termes de droits locaux et de statuts particuliers sont utilisés comme synonymes. Ces termes désignent une organisation juridique spécifique pour certaines questions dans une partie du territoire d'un Etat. Le procédé est distinct du fédéralisme ou de la décentralisation en ce qu'il ne s'applique que pour un territoire déterminé et peut ne pas comporter de compétence normative ou administrative locale.
Après avoir précisé cette définition et replacé ce modèle dans la typologie des diverses catégories d'autonomie territoriale, l'étude analyse les différentes formes de statuts particuliers :
- législation particulière résiduelle
- statuts régionaux particuliers
- organisation territoriale asymétrique
Elle présente des illustrations de ces différentes formes en vue de préciser leurs caractéristiques.
Puis elle analyse les avantages et les inconvénients du procédé de droit local / statut particulier. Elle s'interroge en particulier sur les compatibilités d'une telle organisation avec les objectifs de clarté et de simplicité juridique, d'égalité devant la loi et de respect des droits individuels.
En conclusion, le recours au statut juridique particulier apparaît comme justifié pour protéger des spécificités sociales ou culturelles propres à certains territoires à condition de se combiner avec diverses mesures garantissant une bonne intégration juridique et politique avec le niveau national.
Introduction
La présente étude trouve son origine dans le droit local alsacien-mosellan. Ce régime juridique propres à trois départements français pourrait apparaître comme le fruit d'un hasard historique, une curiosité institutionnelle, paradoxale dans un Etat centralisé, mais dépourvu de signification et d'exemplarité. Phénomène juridique intéressant par son caractère pittoresque, il ne saurait servir de source d'inspiration dans la recherche des solutions juridiques qui, à côté du fédéralisme et du régionalisme, peuvent assurer la protection des cultures régionales et minoritaires.
Cette conception du droit local comme phénomène anecdotique peut être renforcé par les réponses au questionnaire diffusé par le secrétariat du CPLR sur ce sujet. Dans la très grande majorité des réponses, celles-ci concluent soit à l'absence de législation locale dans le pays ou la région concernée, soit évoquent des règles correspondant à des phénomènes classiques de fédéralisme ou de décentralisation. Les cas de "droits locaux" véritables ne concerneraient que des situations marginales et en régression.
Cette analyse est exacte si l'on a une conception étroite du droit local. Le sujet trouve cependant un intérêt beaucoup plus vaste si le droit local est compris au sens de statut particulier, c'est-à-dire de régime dérogatoire par rapport à une règle commune. Ce sont les caractéristiques de ces situations de statuts juridiques particuliers qui feront l'objet de la présente étude.
Définition des notions de statut local et de droit local
La notion du droit ou du statut local n'a pas fait jusqu'à présent l'objet d'une analyse systématique permettant de la distinguer clairement d'autres notions. Des confusions ou des assimilations sont faites avec d'autres mécanismes d'autonomie locale (pouvoir de réglementation conféré aux collectivités locales, fédéralisme, phénomène de coutume locale, etc...).
Pour clarifier la notion, il faut, d'une part, l'intégrer dans la typologie des différentes formes d'organisation territoriale et, d'autre part, essayer de constituer une classification des différentes formes de statuts locaux.
a) La place du statut local dans la typologie des formes d'organisation territoriale
En vue de saisir la spécificité du mécanisme de statut particulier ou du droit local, il est utile de le replacer dans la typologie des différentes formes d'organisation territoriale.
- la centralisation : c'est le régime des décisions qui sont prises par une instance centrale ou nationale de l'Etat. Ainsi dans les Etats non fédéraux, l'édiction des lois est centralisée au niveau du parlement national. Une telle organisation n'exclut pas l'existence d'une législation applicable sur une partie seulement du territoire national;
- la déconcentration : celle-ci consiste pour l'administration de l'Etat central à transférer un certain pouvoir d'initiative ou de décision à des représentants de cette administration située au plan local : la décision est prise de manière locale mais par des agents du pouvoir central et sous le contrôle de ce dernier;
- la décentralisation : elle est caractérisée par une délégation de compétences par voie législative du pouvoir central vers des autorités locales indépendantes. La décision appartient donc à des représentants élus de collectivités locales non soumis au pouvoir hiérarchique de l'administration d'Etat. Mais l'étendue de ce pouvoir délégué relève du législateur national qui peut aussi le soumettre à des conditions d'exercice et à un contrôle de légalité;
- le fédéralisme : les pouvoirs reconnus aux instances locales leur appartiennent en propre en vertu de dispositions de la constitution et ne leur sont donc pas délégués par le législateur national. L'exercice de ce pouvoir est exclusivement subordonné à un contrôle juridictionnel. Il comporte pour une part significative le pouvoir d'édicter des normes autonomes (législation fédérée).
Le droit local ou statut local peut correspondre à l'une de ces formes d'organisation territoriale mais avec la spécificité que le régime juridique en question est institué de manière spécifique pour une partie du territoire de l'Etat qui se trouve donc organisée de façon différente par rapport au reste du territoire. On se trouve ainsi en situation d'asymétrie de l'organisation territoriale.
Pour prendre le cas des deux instruments les plus usités pour le renforcement de l'autonomie territoriale, à savoir le fédéralisme et la décentralisation, ces deux instruments sont en principe appliqués de manière générale et uniforme sur l'ensemble du territoire national : c'est le même statut fédéral ou décentralisé qui est en vigueur pour l'ensemble des institutions fédérées ou décentralisées : la répartition des compétences est uniforme ; même si chaque instance autonome peut en faire un usage différent, une matière est dans l'ensemble du pays réglée soit de manière globale, soi de manière locale.
Par rapport à ces formes "classiques", le droit local ou le statut local constituent une modalité originale d'organisation d'une certaine autonomie territoriale : quelle que soit par ailleurs l'organisation générale de l'Etat (centralisée, décentralisée, fédérale) un territoire déterminé se voit attribuer un régime spécifique qui entraîne sur ce territoire l'application de règles particulières. C'est ce procédé du "statut particulier" qui est l'objet de la présente étude.
b) Les différentes formes de statuts particuliers
Le procédé du statut particulier peut correspondre à trois situations très différentes (étant précisé qu'une transition sans rupture de l'une à l'autre est toujours possible)
1. Une législation particulière résiduelle :
Ce régime correspond à une situation d'intégration non complète d'un territoire qui comportait autrefois une organisation distincte. Il s'agit souvent d'une législation nationale d'application géographique limitée.
2. Un processus d'autonomisation :
Un territoire accède à une autonomie juridique ou organisationnelle spécifique en raison de ses caractéristiques particulières. Le régime juridique particulier relève pour une part au moins d'instances locales et bénéficie d'un mouvement d'extension.
3. Une organisation territoriale asymétrique :
Dans ce dernier cas, c'est l'ensemble ou du moins une grande part du territoire qui fait l'objet de statuts particuliers : la décentralisation ou la fédéralisation se fait "sur mesure", chaque entité recevant une organisation propre et des pouvoirs ou des ressources spécifiques en fonction des situations particulières.
Ces trois formes de statuts locaux seront illustrées de manière plus détaillée par la suite.
4. L'évolution du concept de statut local
Le recours au statut particulier constitue une démarche ancienne. Les statuts particuliers étaient même très nombreux autrefois avant le processus d'unification et d'uniformisation nationale qui a caractérisé le XIXe siècle. De nombreuses activités territoriales conservaient des "chartes" ou des régimes juridiques distincts. L'unification législative et institutionnelle a conduit, dans chaque Etat, à les réduire. Seul un petit nombre de ces statuts particuliers anciens se sont maintenus jusqu'à nos jours (on peut évoquer l'exemple des îles anglo-normandes ou de l'île du Man). En effet, le XIXe et la première moitié du XXe siècle ont été dominés par des processus d'unification du droit et d'homogénéisation du territoire étatique peu favorables au maintien de statuts particuliers. La disparition de ces spécificités ont été considérées comme une rationalisation et comme une expression du progrès. Les statuts particuliers étaient perçus comme des archaïsmes incompatibles avec la volonté de modernisation et de structuration rationnelle du territoire. Même dans les pays fédéraux, les avantages d'une organisation uniforme des services publics ont été jugés comme plus importants que l'adaptation à des situations particulières.
Il est vrai qu'il y a 200 ans la réorganisation administrative révolutionnaire, la constitution d'entités uniformes, a constitué un progrès et cette idée a conquis l'Europe. Etats unitaires ou fédéraux ont institué des structures symétriques ou homogènes et recherché une unification législative accrue. A bien des égards, l'uniformité constitue encore une visée souhaitable. Un des objectifs de la construction européenne est d'ailleurs de faire avancer l'unification, non plus seulement au plan national mais aussi au plan du continent.
Toutefois, durant la deuxième moitié du XXe siècle, les conceptions ont évolué : plusieurs facteurs font aujourd'hui redécouvrir l'intérêt de législations locales et de statuts régionaux. En premier lieu, pour paradoxal que cela puisse à première vue paraître, c'est la construction européenne qui met en lumière les limites du modèle de l'uniformité. On ne saurait, en effet, refaire au plan européen une unification du type de celle qui a été réalisée, par exemple, en France en 1789. Personne n'imagine uniformiser des systèmes administratifs aussi différents que ceux du Royaume Uni, de la France, de l'Allemagne ou de l'Italie. L'harmonisation législative ne concerne au plan européen qu'une partie bien limitée de l'appareil normatif, celle qui est en relation avec les grandes libertés de circulation des personnes, des biens et des idées. Si des principes généraux communs se sont dégagés et devront encore être renforcés, l'idée d'une homogénéité poussée des structures juridiques ou d'une construction symétrique a perdu sa force au niveau du continent européen et ceci se répercute au niveau des Etats. De la même manière que le concept de subsidiarité, affirmé au plan européen comme une garantie pour les Etats a migré au plan régional pour être revendiqué par des structures infra étatiques comme principe limitatif de l'intervention de l'Etat, de la même manière le respect des spécificités nationales par l'Europe appelle le respect des spécificités régionales par les Etats. Ainsi, l'intégration européenne a été le révélateur de la nécessité de contrebalancer le mouvement d'uniformisation par une meilleure prise en compte de la situation particulière que connaissent certaines populations.
Un autre facteur réside dans le fait que la reconnaissance de statuts particuliers apparaît ainsi comme une réponse légitime des Etats à l'existence d'une situation culturelle, historique ou géographique particulière sur une partie de leur territoire. Dans le contexte moderne de nivellement des cultures, l'impératif ne réside plus au plan de l'uniformisation mais de la sauvegarde des spécificités.
De plus, l'octroi de statuts particuliers constitue un moyen d'éviter que la pluralité culturelle au sein d'un Etat soit considérée comme une menace pour celui-ci et que, inversement, l'Etat soit perçu comme une menace par telle minorité culturelle se trouvant sur son territoire. La reconnaissance d'entités particulières n'apparaît plus comme un risque de désintégration de l'unité étatique mais comme une manière efficace de réduire les tendances centrifuges en leur donnant une satisfaction raisonnable. Reconnues par l'Etat, les identités régionales n'ont plus de raison de vouloir s'en séparer.
Enfin, dans l'esprit du temps actuel, la prise en compte de la différence, le respect des identités, l'emporte sur l'esprit de géométrie et de symétrie. La philosophie des droits de l'Homme, qui devient la référence ultime dans notre continent, a de fait contribué à légitimer les demandes émanant de groupes particuliers ou d'identités spécifiques.
C'est aussi la conception du rôle et de la nature de l'Etat moderne qui a évolué. Il devient une structure neutre par rapport aux différents groupes ou aux différentes sections qui le composent : groupes religieux, groupes culturels ou ethniques, groupes régionaux, groupes politiques, etc... De même que l'Union européenne doit être une structure neutre par rapport à ces composants étatiques, l'Etat moderne neutre est un Etat fonctionnel. Cette fonctionnalité moderne lui donne les outils pour gérer, selon des techniques différenciées, les autonomies régionales. L'option pour un traitement différencié des régions présentant des caractéristiques différentes, au lieu de recourir à un cadre uniforme, doit être mis en parallèle avec le choix dans les sociétés modernes pour le mécanisme décentralisé du marché, de préférence à la planification centralisée.
Ces divers facteurs expliquent une certaine diversification des formes d'organisation régionales particulières en Europe :
Au Royaume Uni où l'on n'a jamais trop sacrifié au modèle de l'uniformité, la "dévolution" conduit à conférer des organisations spécifiques à l'Ecosse, qui avait conservé son droit propre, au Pays de Galles et à l'Irlande, (sans parler des statuts particuliers qu'avaient conservé l'Ile du Man et diverses autres entités locales, ni du procédé des "private law").
Le régime unitaire français a fait une place croissante aux statuts particuliers dans les territoires et départements d'Outre-mer et même en Corse.
L'Italie a institué cinq régions à statut particulier en sus d'une régionalisation de "droit commun". La nouvelle constitution espagnole a permis le développement de régions autonomes bénéficiant de compétences variables et différenciées.
Dans l'Europe du Nord on relève la prise en compte de certaines situations insulaires : les Iles Aaland relevant de la Finlande mais comportant une population de langue suédoise, les Iles Féroé auquel le Danemark a reconnu un statut d'autonomie, etc.
La réorganisation de l'Europe de l'Est a conduit, elle aussi, à la multiplication de statuts particuliers : les Républiques de Kagouasie et de Transnistrie en Moldova, le statut spécial de la Crimée en Ukraine, etc... En Russie, la reconnaissance de statuts particuliers est érigée en mécanisme de droit commun : à côté des républiques fédérales existent des territoires, des régions, des régions autonomes et des territoires autonomes. Le statut de ces différentes formations étatiques nationales ou territoriales peut varier. Au sein même de la catégorie des républiques, les statuts sont variables et parfois expressément négociés. Ainsi, le Tatarstan a un statut particulier défini par un traité du 15 février 1994 "sur la délimitation des domaines de compétence et la délégation réciproque d'attributions entre les organes du pouvoir d'Etat de la Fédération de Russie et les organes du pouvoir d'Etat de la République du Tatarstan".
Dans tous ces différents cas de régimes territoriaux particuliers ou d'autonomie régionale, on trouve quelques lignes communes :
- la préoccupation de la reconnaissance d'une position spéciale du territoire considéré, celle-ci pouvant résulter de son histoire, de sa situation géographique, de sa culture particulière, d'intérêts propres, etc...
- l'insuffisance des règles de droit commun pour assurer une prise en compte effective de cette situation particulière,
- l'organisation d'un régime juridique spécifique, dont les modalités, l'objet et l'ampleur peuvent être très variables,
- enfin, une caractéristique fondamentale de ces régimes d'autonomie territoriale réside dans la volonté d'assurer un équilibre entre la bonne intégration nationale du territoire bénéficiant d'un régime particulier et la prise en compte des spécificités de ce territoire. Dans la plupart des systèmes étatiques où existent de telles autonomies administratives, on insiste sur leur compatibilité nécessaire avec l'intégrité territoriale de l'Etat.
5. Illustration de différentes formes de statuts ou régimes locaux
Afin de mieux faire percevoir les caractéristiques du système de statuts locaux, on en donnera quelques illustrations pour observer les catégories distinguées ci-dessus
- régime juridiques locaux résiduels
- processus d'autonomisation
- organisation territoriale asymétrique
a) Les régimes juridiques locaux résiduels
Comme on l'a vu, il s'agit de la situation de droits nationaux dans lesquels subsistent des systèmes partiels, héritage du changement de souveraineté étatique, d'intégration territoriale non achevée ou de divers accidents historiques. Comme exemple de telles situations, on peut citer le droit écossais ou, dans le passé, la coexistence dans la Pologne de l'entre-deux guerres de différents systèmes juridiques hérités d'Etats prédécesseurs. Mais la meilleure illustration est fournie par le droit local alsacien-mosellan.
Le droit local alsacien-mosellan est le fruit des rattachements successifs de ce territoire à l'Allemagne et à la France. Au moment de son intégration à l'Allemagne, une part du droit français est restée en vigueur. Ce droit particulier s'intégrait sans difficulté dans le système institutionnel de l'époque puisque celui-ci était fédéral : le droit propre à l'Alsace-Lorraine était le droit d'une entité fédérée dans les domaines relevant de sa compétence. Le "droit local" proprement dit naquit avec le retour en 1918 de l'Alsace-Lorraine à la France. Celle-ci ayant le caractère d'un Etat unitaire, son objectif était l'application complète du droit français dans les territoires recouvrés. Cette solution se heurtant à toutes sortes de difficultés politiques et pratiques, le maintien en vigueur d'une partie importante du droit (fédéral et fédéré) en vigueur en Alsace-Lorraine en 1918 fut admis à titre provisoire et dérogatoire. Ce droit local ne correspondait donc pas à un choix du gouvernement français en faveur du maintien d'une autonomie juridique particulière au profit des territoires recouvrés mais comme une contrainte subie et supposée de courte durée.
Si une grande partie du droit commun français a été introduite en Alsace-Moselle dans la période qui a suivi, une partie non négligeable du "droit local" est restée en vigueur jusqu'à nos jours, le Gouvernement central n'ayant pas trouvé un consensus suffisant pour l'abroger. Il aurait pu imposer l'unité législative au moment de la libération, mais la volonté de restaurer la légalité dans son état de 1940 a été la plus forte.
En raison de son caractère provisoire, ce droit local ne fut pas réformé ou modernisé. Une bonne part de cette législation est tombée de ce fait d'elle même en désuétude en raison de son archaïsme. A partir de la fin des années 1970, l'idée que le droit local avait sa légitimité propre, qu'il n'était pas nécessairement provisoire et que, donc, il pouvait être modifié et modernisé a fini par percer en Alsace-Moselle, en même temps que ce droit était vécu de plus en plus nettement comme un élément constitutif de l'identité de la région.
Aujourd'hui la situation est paradoxale :
- Pour la plupart des instances officielles, le droit local reste une anomalie compte tenu du principe de l'unité du droit et de son origine partiellement étrangère ; cependant, pour des raisons politiques, le droit local est devenu "tabou" et il n'est envisagé de le toucher qu'avec la plus grande prudence, c'est-à-dire en cas de consensus au plan local;
- Beaucoup d'Alsaciens-Mosellans souhaitent conserver, et donc gérer localement ce droit particulier (et notamment pouvoir décider comment il doit évoluer) ; mais dans un système unitaire une telle aspiration paraît irrecevable et est donc refoulée par les intéressés eux-mêmes.
Il en résulte que le droit local perdure dans une forme souvent archaïque et conserve un caractère d'anomalie au lieu de devenir un vrai statut particulier au service d'une autonomie territoriale, tout en étant néanmoins ressenti subjectivement comme tel par la population locale.
Le droit local alsacien est en fin de compte l'illustration d'un statut local bancal :
- ce droit local comporte de nombreuses dispositions de technique juridique sans rapport avec l'identité culturelle de la population du territoire concerné ; inversement, il ne comporte aucune disposition protectrice dans le domaine de la langue régionale : il s'agit donc d'un "ersatz" de statut local, d'une législation en sursis, vécue comme substitut d'un statut territorial original ;
- ce droit local reste, pour l'essentiel de ses dispositions, un droit national d'application géographique limitée : il n'est donc pas susceptible d'être géré directement par la population concernée ; celle-ci doit presque toujours faire appel au législateur national pour modifier ce droit ;
- ce droit local n'a jamais pu être érigé en système juridique local, car il reste théoriquement provisoire : il ne connaît donc pas de mécanisme satisfaisant d'actualisation, de modernisation, de publicité, de détermination du droit applicable, etc...
Des initiatives locales ont été prises pour pallier partiellement ces défauts :
- un "institut du droit local alsacien-mosellan" a été créé en 1985 avec pour mission d'étudier et de faire connaître ce droit, de préparer des réformes éventuelles et de servir de conseil aux élus locaux et aux parlementaires ;
- une "commission d'harmonisation du droit général et du droit local" a pour mission de conseiller les parlementaires et les ministères sur les aménagements souhaitables dans les domaines relevant de la technique juridique ;
- progressivement l'idée que le droit local dispose à la fois d'une permanence et d'une légitimité a pu être avancée et, dans une certaine mesure, acceptée par les instances centrales, lesquelles ont consenti à mettre en oeuvre certaines mesures de modernisation et donc de pérennisation du droit local (opérations de toilettage et de réforme, nouvelle publication des textes dans le cadre du processus général de codification, etc...).
Mais le droit local alsacien-mosellan reste en grande partie un droit simplement en sursis au lieu d'être un statut régional au service d'une identité particulière. Pour accéder à cette qualité de statut particulier, deux évolutions encore très peu probables seraient nécessaires :
- "le rapatriement du droit local" c'est-à-dire que le pouvoir normatif concernant la modification et l'évolution de cette législation locale appartienne pour une part significative aux instances élues du territoire concerné ;
- "le redéploiement du droit local" à savoir son repositionnement sur des matières qui sont en relation avec la culture et l'identité régionale (statut linguistique, etc...).
A défaut d'une telle évolution, le droit local reste davantage un fantôme de l'histoire qu'un vrai statut particulier.
b) Les statuts particuliers comme instruments de l'autonomie régionale
Comme dans le cas précédent, les statuts d'autonomisation régionale correspondent le plus souvent à des situations à législateur unique. Il s'agit généralement de situations où l'on n'a pas voulu consacrer un système fédéral et donc confier un véritable pouvoir normatif propre à des instances locales mais où l'Etat a souhaité néanmoins doter celles-ci d'un statut d'autonomie particulière. Ces instances locales connaissent donc un pouvoir réglementaire quasi législatif leur permettant de préciser, d'adapter, voire même dans certains cas de déroger à la législation nationale.
Dans certains cas, les entités régionales se voient même attribuer un pouvoir formellement législatif, qui reste cependant subordonné à la législation nationale, contrairement à ce qui existe dans un régime authentiquement fédérale. Par opposition au système fédéral, la définition du contenu du régime d'autonomie relève de la loi nationale et non de la constitution (alors même que le principe même de l'autonomie du territoire concerné peut figurer dans la constitution).
Par ailleurs, contrairement au cas précédent, le régime n'est pas régressif en ce sens que l'uniformisation serait en progrès, mais à l'inverse, constructif dans la mesure où l'autonomie est en voie de consolidation.
De tels statuts d'autonomie peuvent être illustrés par un certain nombre de statuts insulaires (Ile Aaland, DOM-TOM français, Corse, Les Acores, Madère, Ile Féroé), mais aussi par les régions autonomes italiennes.
Ainsi les deux provinces de Trento et de Bolzano/Bozen de la région du Trentin - Haut Adige bénéficient d'un statut constitutionnel très original qui consiste à dédoubler la région en deux entités distinctes dont chacune dispose d'une autonomie de type régional. Ces provinces sont dotées de compétences propres notamment dans les domaines suivants :
- protection du patrimoine historique et culturel
- institution culturelles locales
- urbanisme
- chasse et pêche
- parcs naturels et protection de l'environnement
- transports publics locaux
- artisanat, tourisme, agriculture
- formation professionnelle
De plus, la seule province de Bolzano exerce des compétences législatives dans le domaine de l'enseignement. (Les élèves de langue allemande et italienne fréquentent des écoles distinctes).
Une représentation proportionnelle des différents groupes linguistiques est assurée dans les organes délibératifs de la région et dans les structures déconcentrées de l'administration d'Etat. L'administration locale est organisée dans la langue des communautés concernées. La compétence législative de la région et des deux provinces est principale, concurrente ou supplétive par rapport à la législation nationale.
Le système judiciaire reste national, mais les magistrats de cette région sont choisis parmi les membres des groupes linguistiques concernés au prorata de l'importance de ces groupes. Le tribunal constitutionnel est chargé de faire respecter les pouvoirs conférés à la région et aux deux provinces ainsi que les droits des groupes linguistiques concernés.
L'autonomie spéciale dont dispose la région du Val d'Aoste comporte des compétences régionales semblables mais néanmoins définies de manière différente de celles de la région du Trentin Haut-Adige. De façon générale, la philosophie de l'organisation locale y est différente. Alors que dans la première de ces régions, le statut local vise à garantir l'autonomie, la spécificité et l'égalité de chaque groupe linguistique, dans la deuxième, le statut particulier vise plutôt à l'intégration des deux groupes linguistiques présents dans la région sur la base d'une organisation bilingue et biculturelle. Ainsi la fonction publique et les écoles sont bilingues dans ce dernier cas, alors que l'on recourt à des quotas linguistiques et à des écoles séparées dans le premier.
Le choix de deux conceptions différentes de la protection de la spécificité culturelle régionale dans ces deux régions spéciales voisines illustre bien la souplesse du modèle du statut particulier par rapport au modèle de l'autonomie territoriale uniforme.
c) L'organisation territoriale asymétrique
Il s'agit de situations mettant en oeuvre des techniques de régionalisation et de fédéralisme qui confèrent une autonomie plus ou moins poussée à des instances locales, mais en modulant l'objet et l'intensité de cette autonomie selon les territoires concernés.
Cette pratique correspond au constat qu'en raison de leur caractéristiques différentes, tous les territoires n'ont pas les mêmes demandes ni les mêmes possibilités. Certains territoires ont des spécificités géographiques (insularité, montagne, localisation frontalière, etc...), d'autres ont des particularités culturelles (langue, etc...), d'autre une originalité au plan historique (annexion successive par des Etats différents, etc) ou au plan économique (reconversion industrielle, retard de développement, etc...). Par conséquent, selon les régions, la capacité d'intervention locale sera appelée à porter sur des domaines différents : pour certaines régions, les compétences les plus nécessaires concernent l'environnement, pour d'autre la culture ou le maintien de structures sociales spécifiques. Certains territoires ont aussi des moyens plus importants ou une prise de conscience plus poussée que d'autres (existence de parties politiques régionaux, maintien d'une conscience identitaire forte, ou non) et expriment donc des demandes particulières ou ont une capacité de négociations plus ou moins développée.
Pour tenir compte de cette réalité, certains pays font le choix de moduler, non plus pour tel ou tel territoire, mais de façon systématique leur organisation d'autonomie territoriale.
Cette modulation peut prendre plusieurs formes. Il est possible, par exemple, de prévoir, au niveau de la constitution ou de la législation nationale, plusieurs catégories différentes de statuts régionaux ou locaux et de répartir les territoires entre les différentes catégories en fonction de leur spécificité. Le fédéralisme russe est une illustration de ce procédé. Il est possible également de ne fixer au plan national qu'un cadre général pour l'autonomie régionale et de compléter ce cadre par des statuts particuliers négociés au coup par coup pour chaque entité régionale. Cette territorialisation asymétrique s'exprime dans l'organisation autonomique espagnole. En Espagne, malgré la création de 17 communautés autonomes, il n'y en a que 3 qui revendiquent un caractère "national" : la Catalogne, le Pays Basque et la Galicie. La constitution espagnole comporte des dispositions qui ne s'appliquent qu'à certains territoires (Navarre, Pays Basque, Ceuta et Medilla). Chaque communauté autonome a son propre statut d'autonomie sous la forme d'une loi organique du Parlement national qui vaut constitution locale pour la communauté et qui comporte des institutions et des compétences spécifiques ou des ressources financières propres.
L'exemple de l'Espagne montre aussi que la différenciation territoriale ne peut se développer positivement que s'il y a, en contre partie, des éléments d'homogénéité suffisamment forts. Comme l'a souligné la Cour constitutionnelle espagnole "le système autonomique se caractérise par l'équilibre réalisé contre l'homogénéité et la diversité du statut juridique des entités territoriales qui l'intègrent" (STC 76/1983).
6. Questions soulevées par le recours à des statuts particuliers
Les statuts ou droits locaux offrent l'avantage de la souplesse et de l'adaptation aux cas particuliers. Pour porter un jugement sur les mérites de cette technique d'autonomie territoriale, il faut examiner les critiques qui lui sont faites ou les difficultés qu'elle peut susciter du point de vue de l'unité et de la sécurité juridique, ainsi que de l'égalité et du régime des libertés.
a) Statut particulier et complexité des situations juridiques
Le développement des législations particulières peut apparaître comme défavorable à la clarté des situations juridiques. Le droit applicable à certaines matières peut varier de région en région. Au moment où, dans le cadre de l'intégration européenne, on cherche à faire progresser l'unité législative au-delà des frontières nationales, il pourrait être paradoxal de favoriser le maintien ou le développement de statuts particuliers qui vont au contraire dans le sens d'une parcellisation du droit.
L'appréciation devant être portée sur cette question doit être nuancée :
- certaines matières liées à la vie des affaires et à la mobilité des personnes doivent faire l'objet dans la mesure du possible d'une harmonisation législative au niveau le plus large afin de favoriser la transparence et la sécurité juridique ;
- par contre, d'autres questions sont liées à un contexte local et peuvent connaître un régime juridique variable de lieu à lieu sans que cela constitue une gêne pour les usagers, sous la seule réserve de rester conforme à certains principes généraux.
En d'autres termes, il s'agit d'appliquer le principe de subsidiarité et de donner toute sa portée à la notion d'autonomie locale.
La problématique n'est d'ailleurs pas différente sur ce plan que l'on raisonne en termes de statut particulier à un territoire déterminé ou d'autonomie territoriale attribuée de manière générale. Comme on l'a vu :
- l'autonomie territoriale (et ses synonymes : la décentralisation, la régionalisation, le fédéralisme) vise à conférer de larges compétences (de caractère administratif ou normatif) à des instances locales, ces instances étant investies des mêmes compétences sur l'ensemble du territoire national ;
- le statut particulier concerne un territoire déterminé et vise à soumettre ce territoire à un régime spécifique.
Les termes du choix entre réalisation d'une uniformité juridique ou existence de régimes juridiques locaux sont généralement les mêmes dans les deux cas : la reconnaissance de l'autonomie locale et l'adaptation aux spécificités locales se fait nécessairement au prix d'une moindre uniformité juridique.
Les domaines dans lesquels une certaine variation du régime juridique présente un intérêt du point de vue de l'autonomie territoriale sont ceux qui permettent à l'entité locale concernée de sauvegarder et de mettre en valeur sa personnalité propre :
- en renforçant le dynamisme de la vie en commun,
- en permettant la transmission des valeurs, cultures et traditions,
- en promouvant les sentiments de communauté et d'adhésion à cette communauté,
- en suscitant l'attachement au patrimoine local (naturel, historique, culturel, linguistique) et la solidarité locale,
sans porter préjudice, bien sûr à la prise en compte des communautés plus larges et des intérêts plus généraux.
Les champs d'application les plus pertinents pour des statuts locaux ou des droits locaux sont donc :
- le domaine éducatif
- le domaine culturel et culturel
- l'aménagement linguistique
- la protection du milieu naturel ou historique
- l'aménagement du territoire et l'urbanisme
- les activités sociales et associatives
- l'organisation de la vie et de la démocratie locales
Dans ces domaines, l'existence de règles de droit ou d'institutions spécifiques pour un territoire déterminé ne comporte que des inconvénients limités car ces matières concernent des personnes vivant de manière stable sur ce territoire et susceptibles d'avoir une information appropriée sur les éléments composant le statut local. De toute façon, les différences par rapport aux règles du droit commun ou par rapport à celles qui sont applicables dans d'autres régions ne concernent que certains aspects des matières concernées et sont rarement fondamentales. Par exemple, en ce qui concerne la matière scolaire, les différences ne portent que sur quelques aspects de l'enseignement tels que la langue utilisée. Aucun des domaines sus-mentionnés ne relève exclusivement du statut local. Une combinaison des règles locales et des règles fixées à un niveau plus large est presque toujours nécessaire.
b) La détermination du droit applicable
Dès lors qu'il y a plusieurs systèmes de droit qui coexistent, il peut survenir des difficultés sur la détermination du droit applicable ou des conflits de normes. Dans les systèmes de type déconcentrés, décentralisés ou fédéralisés, de tels conflits existent également mais sont généralement mieux résolus que dans des systèmes à statut particulier, principalement pour la raison suivante : dans la mesure où le partage des compétences entre niveau local et niveau central concerne l'ensemble du territoire de l'Etat, la question fait l'objet d'une attention constante et d'un règlement rapide. Par contre, un litige relatif à la détermination de la règle applicable qui ne concerne qu'une partie du territoire national suscite moins l'attention : les conflits sont donc à la fois moins bien prévenus et moins vite résolus.
De ce fait, au moment de l'édiction d'une règle nationale, il est fréquent qu'on ne prenne pas en compte l'existence d'un statut particulier. Il arrive que l'on soit alors obligé de se demander si la norme nouvelle est destinée à une application générale (avec remise en cause du droit local contraire) ou si la règle de droit local est maintenue en vigueur. Une telle difficulté est évitée si le droit commun n'est applicable dans le territoire à statut particulier que s'il le précise expressément (c'est l'hypothèse des territoires d'Outre-mer français). Si par contre le droit commun s'applique sur le territoire à statut local sans qu'une mesure expresse d'introduction soit exigée, la détermination du droit applicable en cas de conflit entre le droit commun et le droit local est plus difficile.
La pratique a, en ce domaine, dégagé plusieurs principes parfois concurrents et contradictoires :
- la règle d'application plus large est généralement considérée comme devant l'emporter sur la règle d'application particulière, mais ce principe ne prévaut que si ne joue pas la maxime selon laquelle la loi spéciale l'emporte sur la loi générale. On admettra généralement qu'une règle nouvelle de droit commun ayant un caractère de mesure particulière ne vaudra pas abrogation d'une règle locale ayant un caractère de mesure générale ;
- il convient aussi de distinguer si les autorités chargées d'édicter les règles d'application générale et celles compétentes pour édicter les règles locales ont un champ matériel de compétence concurrent ou distinct :
· si l'autorité locale a une compétence exclusive dans un domaine, la règle générale ne peut supplanter la règle locale ;
· le plus souvent les compétences sont concurrentes ou du moins non exclusives ; cela est le cas notamment quant le champ de compétence de l'instance locale n'est pas statutairement protégé contre l'intervention de l'autorité supérieure (cas de l'autorité locale subordonnée au législateur national) ;
- parfois l'autorité compétente pour édicter les règles d'application locale est la même que celle qui édicte les règles de droit commun applicables au plan national (c'est le cas pour le droit local alsacien-mosellan) ; dans ce cas, il faut se référer à l'intention de l'auteur de l'acte laquelle peut être difficile à déterminer ;
- il est assez fréquent qu'une même règle touche à la fois un domaine relevant du droit commun et un domaine relevant du régime local ; ( par exemple l'organisation de l'administration locale relève du régime local et l'édiction des règles de procédure administrative relève du droit commun). Dans ce cas, il convient de rechercher dans laquelle de ces deux matières, la règle en cause a son centre de gravité pour déterminer si elle relève du droit commun ou du statut spécial.
En fin de compte, les difficultés de détermination du droit applicable dépendant beaucoup de la vitalité des régimes juridiques particuliers. Les principaux problèmes surgissent quand des dispositions locales anciennes sont en conflit avec des règles nouvelles du droit commun. Par contre, si le régime particulier connaît une actualisation régulière, les problèmes de détermination du droit applicable sont plus rares et plus faciles à résoudre.
c) Statut particulier et principe de l'égalité de traitement
L'existence d'un statut particulier pour une partie du territoire national peut poser des questions du point de vue du principe d'égalité : si des dispositions propres au territoire en question sont plus avantageuses que dans le reste du pays, les citoyens ne bénéficiant pas de ce statut pourront se sentir discriminés. Si ce statut comporte des contraintes spécifiques, ce seront, à l'inverse ceux qui y sont assujettis qui pourront se sentir traités de manière non égale. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire que l'on puisse qualifier une règle particulière de "favorable" ou "défavorable" : il suffit qu'elle soit différente dans un domaine ou le principe d'égalité doit être respecté pour que le problème soit posé. Or ce principe est d'application large. Par exemple, en France, le conseil constitutionnel a jugé que les libertés publiques doivent connaître une mise en oeuvre égale sur l'ensemble du territoire. En Allemagne, c'est la notion constitutionnelle "d'égalité des conditions de vie" qui aboutit à imposer des règles uniformes dans un certain nombre de domaines. Dans certains Etats le principe d'égalité s'applique également aux collectivités locales et interdit que des différences de traitement ou d'organisation substantielles existent à l'intérieur d'une même catégorie de collectivités territoriales.
Selon les traditions nationales et les domaines considérés, la sensibilité en la matière est plus ou moins grande.
Ainsi, le fait de soumettre dans une région particulière l'accès à un emploi public à des compétences linguistiques particulières (la maîtrise de la langue locale) est considéré comme relevant du bon sens dans un pays et comme une discrimination inconstitutionnelle dans un autre.
Au sujet du droit alsacien-mosellan, la question de la compatibilité de certaines règles locales avec le principe d'égalité est souvent posée : la contestation porte notamment sur l'existence de sanctions pénales spécifiques, sur des règles différentes en matière de droit d'association, sur une interprétation distincte du principe de liberté religieuse et de neutralité de l'Etat, etc..
Pour analyser cette question, il faut rappeler que le principe d'égalité n'implique pas une absence de différenciation, mais exige seulement que les différenciations effectuées soient légitimes. Ainsi que le rappelle la Cour européenne des droits de l'Homme, (mais la règle est également reconnu par les juridictions constitutionnelles nationales), le principe d'égalité implique de traiter de manière égale les situations semblables et de manière différente les situations dissemblables. Comme peu de situations sont absolument semblables, le principe d'égalité se traduit par un principe d'interdiction de discriminations non justifiées par une situation particulière. En fin de compte, la vraie question est de savoir si la situation particulière de tel territoire justifie ou non l'application de telle règle ou organisation spécifique. Il s'agit là, de manière générale, d'une appréciation plus subjective et politique que juridique. Dans certains pays, on est plus sensible aux impératifs de l'égalité, dans d'autres, à ceux de la prise en compte des situations particulières. Le droit comparé peut à cet égard être utile pour relativiser les solutions nationales. Le travail d'échange et d'information réalisé au sein du CPLRE peut, lui aussi, contribuer à une vision plus objective de cette problématique.
d) Statut particulier et libertés individuelles
Au-delà du principe d'égalité, l'existence d'un droit local peut aussi poser problème en ce qui concerne la combinaison de certaines libertés. Quelques exemples peuvent illustrer ces difficultés :
A. Certains statuts particuliers, pour éviter la perte du contrôle économique d'un territoire sur ses richesses locales, réservent l'achat de biens fonciers aux personnes originaires de ce territoire ; cette mesure est justifiée voire nécessaire lorsque le territoire concerné est économiquement peu développé mais présente un attrait touristique important ou si la population du territoire est démographiquement faible par rapport au reste du pays. Il existe alors un risque important d'aliénation économique qui entraînera avec lui une dégradation culturelle. Il peut donc être justifié de limiter juridiquement l'accès à certaines positions économiques (propriété, emplois, contrats) à des personnes remplissant des conditions d'"identitfication" ou de "loyauté" culturelle avec le territoire concerné, comme cela était d'ailleurs fréquent jusqu'à un passé récent au plan national. On peut, par exemple, évoquer la réglementation d'accès à la propriété dans les Iles Aaland ou le débat qui a existé en Alsace en ce qui concerne l'accès aux baux de chasse. Mais, de telles réglementations restrictives limitent les droits des citoyens extérieurs à ces territoires. D'autres difficultés peuvent apparaître au plan du droit communautaire qui interdit des discriminations fondées sur la nationalité.
Pour concilier de tels conflits, il faut :
- d'une part, privilégier les instruments d'intervention juridique les moinq réducteurs des libertés (par exemple des mesures incitatives au bénéfices des acteurs locaux sont plus facilement acceptées que des mesures prohibitives au détriment d'acteurs extérieurs) ;
- d'autre part, trouver des critères et règles de résolution des conflits de droits locaux et nationaux. Ceci implique la reconnaissance au plan constitutionnel d'un principe de sauvegarde de l'intégrité de territoires partiels qui pourra être mis en balance avec le principe de l'unité du territoire national (qui, lui, est déjà largement consacré) ;
B. Beaucoup de statuts particuliers ou régimes juridiques locaux comportent des dispositions linguistiques spécifiques concernant l'enseignement, l'accès à certaines fonctions, l'organisation des pouvoirs publics, etc... Ces règles sont perçues comme une forme nécessaire de reconnaissance et de soutien de la langue locale par les locuteurs de cette langue, mais aussi comme des discriminations, des contraintes et des obstacles à la mobilité pour les locuteurs d'autres langues. Par exemple, peut-on conditionner l'accès à tel emploi à la maîtrise de la langue locale (CJCE n° 379/89 arrêt du 28 novembre 1989. La Cour européenne de justice a admis, compte tenu de la situation linguistique particulière de l'Irlande que la connaissance de la langue irlandaise pouvait être légalement exigée pour l'accès à un emploi de professeur de dessin). Peut-on imposer l'apprentissage de la langue locale aux enfants des familles non originaires du territoire ? (Cons. Const. français, décision 91-290 DC du 9 mai 1991 : le Conseil a considéré que la constitution française s'opposait à ce que l'enseignement de la langue régionale soit une matière obligatoire à l'école).
La réponse à ces questions dépend beaucoup des sensibilités et qu'il faut essayer de surmonter par des critères plus neutres et plus abstraits. Un équilibre est à trouver dans le sens de la meilleure conciliation possible d'intérêts contradictoires.
C. Certains statuts régionaux comportent la promotion de valeurs qui ne sont pas reconnues ailleurs de la même manière, ce qui peut être source de conflit. Ainsi le droit local alsacien-mosellan consacre l'existence d'un enseignement religieux à l'école alors que le droit commun français le prohibe. Les questions religieuses ou ethiques constituent assez fréquemment des éléments caractérisant les statuts particuliers (reconnaissance de communautés religieuses particulières, rémunération des ministres du culte, réglementation des jours fériés, réglementation de l'interruption volontaire de grossesse, etc...). Les orientations retenues par le statut local peuvent être en contradiction avec celles adoptées pour le reste du territoire. Ce type de conflit peut être vécu de manière assez émotionnelle. Sa résolution ne peut consister dans la prédominance d'une vision sur l'autre mais doit se situer dans un effort de conciliation et de synthèse. Ainsi, deux conceptions différentes des rapports entre Etat et Eglise peuvent conduire à la définition d'un principe compréhensif de la liberté religieuse capable d'intégrer ces deux approches.
Cet exemple montre que l'existence de statuts particuliers avec des options spécifiques quant aux valeurs prises en compte, réagit sur le régime de droit commun, l'interroge et entretient avec lui un échange dialectique qui peut enrichir chacune des composantes et conduire en fin de compte à une intégration d'une qualité supérieure que celle qu'aurait pu produire un système unitaire.
Conclusion
Le principal enseignement qu'il est possible de tirer de l'examen des différentes formes de statuts particuliers en Europe est qu'il est techniquement possible et pratiquement réalisable de gérer normativement la "différence" au sein de l'Etat, sans porter atteinte à l'unité et à la cohérence de celui-ci. L'étude des régimes juridiques locaux permet de briser le préjugé que seule l'uniformité juridique est rationnelle et de surmonter le tabou du traitement différencié des situations spécifiques.
Les différents exemples des droits locaux ou statuts particuliers permettent aussi de distinguer des solutions techniques ou des raisonnements juridiques qui sont plus adaptés que d'autres pour assurer une bonne prise en compte des spécificités sociales ou culturelles d'un territoire.
Ce serait cependant un paradoxe que de vouloir esquisser un modèle unitaire des statuts particuliers. L'essence même de ces derniers est qu'ils soient différents les uns des autres. Toutefois certaines "recettes" se montrent plus efficaces que d'autres.
Propositions pour les travaux du Congrès
Il parait utile que le Congrès contribue à légitimer le recours à ce type de solution "ad hoc" qui permet de prendre en compte des situations sociales ou culturelles spécifiques.
Si, par définition, la technique du statut juridique particulier varie de cas à cas pour s'adapter aux circonstances spécifiques caractérisant le territoire concerné, et qu'il serait dès lors contradictoire de préconiser un modèle déterminé en ce domaine, il est cependant possible de dégager, au vu des différentes expériences concrètes, de "bonnes pratiques" sur lesquelles le Congrès pourrait mettre l'accent.
En particulier, il peut être possible de préconiser des instruments ou des méthodes qui favorisent une bonne conciliation et un bon équilibre entre intégration nationale et respect de spécificités locales.
Il reste que le procédé du droit local ou du statut particulier ne saurait se substituer aux efforts généraux en faveur de la décentralisation et de l'autonomie locale pour les situations ne présentant pas de caractéristiques originales.