La coopération décentralisée et les flux migratoires dans le bassin méditerranéen - CG (5) 12 Partie II

Rapporteur: Salvatore DISTASO (Italie)

EXPOSE DES MOTIFS

Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux (CPLRE), organe du Conseil de l’Europe représentant les collectivités locales et régionales de l’Europe, a accordé une attention particulière au phénomène des migrations internationales - en particulier dans le bassin méditerranéen – conformément à la Déclaration de Vienne signée le 9 octobre 1993 par les Etats membres du Conseil de l’Europe.

Il est bon de s’arrêter un instant sur la double nature de ce phénomène migratoire afin, surtout, d’attirer l’attention sur le fait que le phénomène actuel – résultat de l’effondrement de systèmes étatiques ou de tensions ethniques – est le précurseur d’un phénomène plus important qui concernera, au cours de la période 1998-2000, certaines populations de la rive sud de la Méditerranée, touchées par une forte explosion démographique qui devrait atteindre son sommet en l’an 2004.

Après avoir organisé la 4ème Conférence des régions méditerranéennes (Chypre, septembre 1995) et participé activement à la conférence de Palma de Majorque sur la population, les migration et le développement organisée par le Comité européen sur la population du Conseil de l'Europe (octobre 1996), le CPLRE a rappelé, lors de cette dernière conférence, que « face à la valeur des analyses qualitatives et quantitatives, de même qu’à l’engagement incontesté visant à nourrir l’intérêt porté à une problématique devenant de plus en plus importante pour l’ensemble des réalités locales et régionales, on ne trouve, auprès des gouvernements, aucune volonté correspondante tendant à mettre en oeuvre des actions concrètes ».

Face à un tel état de fait et aux évolutions négatives prévisibles que ce phénomène peut engendrer en Méditerranée au niveau territorial en termes d’intolérance, de coût social et d’instabilité diffuse, le CPLRE, sur invitation de la région Pouilles (Italie), a organisé à Bari, en octobre dernier, de la conférence internationale : « Les collectivités locales et régionales face aux flux migratoires méditerranéens : de l’intolérance au développement ».

A cette occasion, le Professeur Cagiano De Azevedo, doyen de la faculté d’économie et de commerce de l’Université de Rome, chargé de présenter un rapport détaillé sur le fond, a eu l’occasion de réexaminer les analyses ainsi que les différents aspects du problème, de mettre à jour les données démographiques expliquant ce phénomène et de rassembler les indications fournies par les institutions européennes lors des conférences qu'elles ont organisées sur ce thème au cours des dernières années, établissant ainsi un cadre de référence structuré et complexe qui a principalement mis l’accent sur :

• la dimension du phénomène migratoire qui, dans 12 pays de l’Union européenne, a connu une augmentation de 746 100 unités (chiffre de 1995 qui dépasse l’accroissement naturel de la population égal à 345 800 unités) et est ainsi devenu le principal facteur d’augmentation de la population ;

• les causes responsables de ces flux : ces derniers sont essentiellement dus aux déséquilibres démographiques et économiques existant entre les pays des rives de la Méditerranée (les causes sont à rechercher dans les « regroupements familiaux » et les « mariages » pour les pays « d’immigration traditionnelle » ou dans la « recherche d’un emploi » pour les pays connaissant une immigration récente), mais également à des facteurs politiques (guerres, persécutions, conflits ethniques probablement voués à se poursuivre à l’avenir, dans l’attente de cet « ordre mondial » tant souhaité) ;

• les facteurs qui favorisent l’ampleur du phénomène (suppression du facteur distance en raison du coût modéré des transports aériens ; diffusion croissante des informations sur tous les continents ; développement d’entreprises illégales organisant l’immigration clandestine).

Le rapport de fond précité a de nouveau mis en lumière l’importance de renforcer les politiques d’intervention destinées à contenir ce phénomène et visant par conséquent à soutenir le développement économique des régions d’émigration.

Le développement de ces régions apparaît en effet très souvent, aujourd’hui encore, dépendre presque uniquement de l’argent que les émigrés renvoient dans leur pays d’origine (au Maroc, 25 % du total des entrées en devises provient de fonds envoyés par les émigrés) et de la formation professionnelle acquise par ces derniers. Celle-ci peut quelquefois, dans le cadre de migrations de retour, apparaître comme un facteur de développement pour ces régions.

Ce rapport de fond a en outre mis l’accent sur la nécessité de mettre en oeuvre les politiques citées par un renforcement de la coopération décentralisée entre collectivités locales des pays d’émigration et d’immigration - acteurs principaux du développement appelés à définir une « nouvelle politique régionale spécifique qui devra être exécutée sur des bases négociées et institutionnelles ».

Cette politique régionale se doit de mettre en oeuvre toute action utile visant à :

• contenir et réduire la dette extérieure des pays d’émigration qui, si elle n’était pas maîtrisée, pourrait engendrer des tensions politiques et de nouveaux déséquilibres démographiques ;

• mettre en oeuvre des formes spécifiques de coordination entre aides bilatérales et multilatérales, aides publiques et investissements privés, en vue d’améliorer l’utilisation des ressources et augmenter l’efficacité des programmes d’intervention ;

• vérifier la compatibilité des politiques de libéralisation économique avec le système économique des régions d’émigration ainsi que l’impact des aides alimentaires qui pourraient, si leur octroi n’était fondé sur aucune détermination de leur opportunité d’un point de vue social, engendrer des pertes d’emploi et favoriser l’émigration.

Nous pouvons raisonnablement considérer que la conférence de Bari a eu le mérite :

a) d’approfondir les aspects fondamentaux des recommandations finales de la conférence des Nations-Unies sur la population et le développement qui s'est tenue en 1994 au Caire (Egypte) concernant :

• l’absolue nécessité de promouvoir l’intégration des immigrés dans le pays d’accueil ;

• le renforcement de la coopération internationale comme unique moyen de réduire les flux migratoires ;

b) de rechercher les occasions réelles s’offrant pour répondre aux objectifs définis lors de la conférence euro-méditerranéenne organisée par l'Union Européenne en 1995 à Barcelone (Espagne) et portant essentiellement sur des actions visant à :

• définir une zone commune de paix et de stabilité ;

• créer une zone de prospérité commune grâce à la mise en place d’une zone de libre-échange et à l’augmentation substantielle du soutien financier de l’Union aux pays bénéficiant d’accords de partenariat ;

• développer les ressources humaines, en promouvant les échanges et la compréhension entre les différentes cultures ;

• soutenir le programme MEDA, conçu pour favoriser les investissements privés et européens dans la zone concernée.

c) de lancer des processus efficaces et des actions concrètes, conformément aux recommandations adoptées lors de la conférence de Palma de Majorque. Il est rappelé à cet égard au Congrès que ces dernières font ressortir la nécessité de :

• développer la coopération institutionnelle avec une plus grande participation des pays du sud, de l'est et du nord de la Méditerranée aux activités du Conseil de l'Europe ; amplifier le dialogue culturel ; créer un groupe de travail rassemblant tous les partenaires de la coopération décentralisée au sein du Conseil de l'Europe ; enfin, renforcer les organes de coopération régionale tels que le Conseil de l’Union du Maghreb arabe, le Conseil de l’Unité économique arabe et la zone arabe de libre-échange ;

• instituer un observatoire ou une fondation fonctionnant comme un réseau de correspondants sur le modèle de celui de l’OCDE-SOPEMI, en vue de rassembler des données statistiques sur les tendances démographiques, les migrations et l’évolution économique et sociale dans la région méditerranéenne, et permettant de comparer les statistiques nationales dans le domaine des migrations ;

• mettre en oeuvre des politiques d’aide au développement visant principalement à alléger la dette publique des pays les plus pauvres, à opérer des transferts de technologies – même si ces dernières sont considérées comme obsolètes au nord, elles peuvent encore être créatrices d’emplois au sud et à l'est du bassin méditerranéen – et à favoriser enfin la naissance de petites et moyennes entreprises, ainsi que les activités dans le secteur agricole ;

• lancer des initiatives dans le domaine social, économique et politique, en donnant une priorité absolue à la formation du capital humain, à l’éducation, à la santé, à l’amélioration de la condition des femmes, à la promotion des réformes institutionnelles renforçant la légitimité des gouvernements.

Grâce aux modalités d’organisation prédéfinies et à l’importante participation des représentants institutionnels, la conférence de Bari a permis de noter des possibilités concrètes :

• de renforcement des processus d’intégration socio-économico-culturelle sur la base d’accords de collaboration, de jumelages et d’autres formes de collaboration ;

• de développement du réseau des « ambassades de la démocratie locale » afin de favoriser, dans les pays d’émigration, des conditions de paix et de vie démocratique – condition sine qua non pour garantir un développement économique spécifique et durable ;

• de lancement, avec une ferme détermination, d’initiatives spécifiques de la part des collectivités locales, en tenant compte du principe de « cofinancement » qui régit l’octroi des fonds européens et en accord avec le principe de subsidiarité.

A cet égard, les motivations de plusieurs parties ont été mises en lumière. Celles-ci rendent ce dernier principe incontournable dans la mise en oeuvre des politiques d’intervention précitées et trouvent leur fondement dans :

• le caractère frontalier des territoires concernés et l’engagement majeur des pouvoirs locaux ;

• le développement des possibilités d’implication, au niveau local, des acteurs économiques et sociaux à l’égard de programmes commerciaux et humanitaires spécifiques ;

• l’amélioration des conditions d’utilisation des fonds en vue de diffuser le bien-être.

La conférence de Bari, destinée à sensibiliser les gouvernements, les collectivités territoriales autonomes et les organisations intergouvernementales au problème qui nous préoccupe, ainsi qu’à fournir à ces institutions toute indication utile concernant la définition d’éventuelles politiques d’intervention visant à affronter le phénomène des flux migratoires, a permis non seulement de réactualiser une situation qui, il y quelques années de cela, s’était imposée à d’autres entités régionales en Europe, mais également de noter l’importance même de ces phénomènes, les mesures adoptées en termes d’accueil, d’intégration et de soutien aux régions d’émigration ainsi que de se pencher sur leurs résultats.

Nous ferons ici référence en particulier à la politique d’intégration de la ville/région de Bruxelles, à l’intégration des étrangers dans la région de Wallonie, à la coopération entre la région d’Andalousie et le Royaume du Maroc, aux expériences menées – toujours en matière de coopération – entre la région Languedoc-Roussillon et les autorités tunisiennes, aux initiatives similaires entreprises par la région des Pouilles à l’égard de l’Albanie et enfin, au développement des relations socio-économico-culturelles entre les entités territoriales précitées.

Ce capital constitué d’expériences vécues, de résultats acquis, de même que d’éléments d’évaluation des données démographiques de la région méditerranéenne, du capital de connaissances relatives à la situation géopolitique de cette région et aux orientations mêmes des institutions européennes ayant vu le jour lors des conférences précitées, ne peut être dispersé. Il doit pouvoir être analysé par un organisme adéquat, un observatoire européen interrégional au service de ceux qui sont amenés à traduire des idées en actions concrètes, un organe appelé à intervenir dans les différentes situations pour protéger les individus, les familles, les peuples.

La région des Pouilles en particulier, région frontalière touchée – comme d’autres régions méditerranéennes pourraient l’être - par le phénomène des flux migratoires, estime pouvoir exercer un rôle moteur au service de l’individu et des institutions, et compte vivement sur la création de cet observatoire en tant que premier pas vers un règlement du problème.

Cet organe est conçu non seulement pour étudier ces phénomènes, mais également pour élaborer, avec le concours d’autres pouvoirs régionaux et locaux, des politiques d’intervention orientées vers l’accueil, l’intégration et le développement des régions d’émigration. Il apparaît en outre indispensable à la définition d’un projet qui, fondé sur l’importance du phénomène et les valeurs humaines exprimées par les populations concernées et bénéficiant d’une participation très forte des autorités nationales et des institutions internationales, doit être en mesure d’influer de façon très efficace sur le contexte socioéconomique méditerranéen.

Alors que l’attention du Bureau du CPLRE était à nouveau attirée, à l’occasion de sa réunion à Lecce (Italie) du 2 au 3 février 1998, sur la nécessité de créer un instrument destiné à mettre en oeuvre des stratégies en réalité bien définies, il a été mis en évidence que « cet organe garantissant naturellement les relations et la coordination indispensables entre toutes les institutions concernées ne pouvait qu’être représenté par un observatoire européen interrégional des migrations méditerranéennes, instrument chargé d’examiner le phénomène en question et de promouvoir les politiques de développement, d’accueil et d’intégration ».

Nous estimons pouvoir penser avec raison que ce n’est qu’en donnant naissance à une telle occasion de liaison et de coordination des politiques relatives aux flux migratoires que l’on pourra concrètement garantir la plus grande synergie possible entre ces nombreux instruments qui, aujourd’hui très souvent, fonctionnent sans vision d’ensemble, sans le caractère systématique de ces impulsions indispensables qui transforment de nombreux mais précieux fragments d’initiatives en une action coordonnée et unifiée.

Il convient de faire référence ici à toutes les synergies éventuelles qui peuvent être mises en place par le Fonds de développement social du Conseil de l’Europe, dont l’objectif est de soutenir des projets destinés à améliorer les conditions de vie et de travail des immigrés dans les pays membres du Fonds, mais également aux programmes INTERREG et MEDA de l’Union européenne ainsi qu’à d’autres instruments devant être renforcés et/ou mis en oeuvre pour faire face à ce qui sera le premier et véritable défi du troisième millénaire.

L’observatoire pourra cependant jouer un rôle majeur car il sera en mesure, s’il bénéficie d’un soutien efficace, d’influer sur la définition même des politiques d’intervention nationales et celles de l’Union européenne en qualité de sujet influent appartenant au système de l’autonomie territoriale.

Il pourrait en effet constituer le support technico-institutionnel naturel, en matière de flux migratoires, au sein d’un système de l’autonomie territoriale désormais appelé à jouer un rôle majeur dans l’Union européenne par l’intermédiaire du Comité des Régions qui, institué par le Traité de Maastricht, a vu ses pouvoirs renforcés par le Traité d’Amsterdam.

Nous avons précédemment fait référence aux stratégies que les conférences internationales précitées ont en fait bien définies. Toutefois, ces stratégies exigent un engagement important de nous tous pour leur garantir les points forts propres à les rendre efficaces.

Il convient en premier lieu de s’assurer d’une action massive de sensibilisation à l’égard d’autres situations territoriales et institutionnelles en Méditerranée, afin que le principe de subsidiarité puisse trouver son expression au sens le plus large du terme dans la mise en oeuvre des politiques pour la Méditerranée.

Ce n’est en effet qu’ainsi que pourront être garantis, lors de la mise en oeuvre des politiques de développement, des contrôles sociaux adaptés ainsi que de plus amples garanties de participation démocratique en vue de parvenir à une véritable répartition du bien-être.

L’absence de telles garanties pourrait être la cause d’une richesse ou d’une pauvreté importantes dans les régions d’émigration ; non seulement le problème des flux migratoires ne serait pas résolu, mais il serait même aggravé.

Cependant, il convient également de vérifier, comme je le soulignais précédemment, la compatibilité de toutes les autres politiques ainsi que les effets réels – engendrés par ce que l’on appelle la « société de bien-être » - sur l’ensemble des régions d’émigration, afin d’éviter que ce qui a été donné d’une main soit repris de l’autre.

Voilà ce que l’on pouvait dire au sujet des politiques de développement appliquées aux pays de la rive sud et est de la Méditerranée. Il me faut maintenant revenir aux questions de l’accueil et de l’intégration qui concernent plus directement le continent européen.

En ma qualité de Président de la région des Pouilles, j’ai eu l’occasion de rappeler au Bureau de ce Congrès à Lecce qu’en l’absence de tout programme, les personnes impliquées dans ce phénomène « seraient des proies faciles pour le crime organisé, qui réussirait à utiliser les flux migratoires - comme c’est d’ailleurs déjà le cas – pour mener ses activités illicites ».

Or les pouvoirs locaux et régionaux ne peuvent être laissés à eux-mêmes face à cette urgence, ni ne peuvent uniquement dénoncer le peu d’attention que leur accordent les gouvernements. Il convient d’agir ensemble, aujourd’hui, pour ne pas être terrassés demain.

Pour apporter des réponses concrètes à tous ces problèmes, nous avons pensé à mettre en place cet observatoire, instrument essentiellement au service de l’individu.

Par son thème, la conférence de Bari a voulu rappeler la nécessité de garantir, pour régler les problèmes liés aux flux migratoires, un cheminement allant de l’intolérance (qui, bien que contenue, a été tout de même observée dans les Pouilles et ne doit pas être sous-estimée) au développement (que nous pouvons et devons tous promouvoir).

Je renvoie aux actes de la conférence de Bari pour ce qui est des analyses et des expériences amères vécues par ceux qui sont personnellement victimes de l’ignorance propre au racisme.

Nous nous devons d’apporter des réponses fermes à ce phénomène, afin de prévenir d’éventuelles situations douloureuses pour nombre de peuples, pour l’Europe elle-même.

Nous savons avec certitude que le phénomène mentionné, fruit amer d’idéologies qui ont échoué et d’autres systèmes rendus aveugles par l’égoïsme, peut engendrer, s’il n’est pas combattu à temps, certaines formes d’intolérance ainsi qu’une déstabilisation de notre Europe et de la Méditerranée ; en revanche, s’il est maîtrisé avec engagement et responsabilité, il peut fournir l’occasion de garantir aux régions concernées de meilleures conditions de développement et de renforcer le processus d’intégration socio-économico-culturelle dans le bassin méditerranéen.

Nous avons tous le devoir d’édifier une société multiethnique non seulement sur les valeurs humaines qui ont modelé et caractérisé notre civilisation, mais également en imaginant aujourd’hui les futures tensions de demain, afin de les prévenir.

Pour ce faire, il convient cependant de se doter d’instruments et de politiques adéquats. Il faut par ailleurs être parfaitement conscient que l’avenir de notre civilisation s’écrit dans le fort taux de natalité des pays de la rive sud et est de la Méditerranée ainsi que dans le déficit démographique de l’Europe.