Représentant spécial sur les crimes de haine antisémites et antimusulmans et toute forme d’intolérance religieuse


Le discours de haine en ligne est une tendance croissante et dangereuse

Premiers résultats d’une consultation des organisations musulmanes

Document de travail juillet 2021

La montée de l'antisémitisme et de la haine antimusulmans

La liberté de religion et l'interdiction de la discrimination sont des droits fondamentaux protégés par la Convention européenne des droits de l'homme (articles 9 et 14, respectivement). La lutte contre la discrimination, notamment la discrimination fondée sur la religion ou la conviction, est au cœur de la mission du Conseil de l’Europe.

Ces dernières années, nous avons observé des incidents alarmants d’antisémitisme et de haine antimusulmans dans de nombreuses régions d'Europe. Il s’agit notamment des crimes de haine[1] tels que des attaques contre des juifs et des musulmans et leurs lieux de culte respectifs, ainsi que d'autres formes d'intolérance qui sont en dessous du seuil permettant de les classer comme des infractions pénales.

L'ECRI (Commission européenne contre le racisme et l'intolérance), qui est l'organe du Conseil de l'Europe chargé de la lutte contre le racisme, élabore actuellement deux recommandations politiques à l'intention de ses 47 États membres sur la lutte contre l'antisémitisme et la haine antimusulmans, respectivement.

Le discours de haine sur l’internet

Le cyberespace est un domaine où la haine et l'intolérance prennent une ampleur inquiétante ; il est peut-être même devenu celui où ce phénomène se répand le plus. L'incitation à la violence et les menaces de mort sur l’internet sont particulièrement dangereuses parce qu’elles peuvent se propager de manière exponentielle et conduire à des violences et des meurtres réels. L'attaque commise contre une synagogue à Halle en octobre 2019 et le meurtre raciste de neuf personnes d'origine majoritairement musulmane dans la ville de Hanau en février 2020 sont des exemples terribles de ce phénomène dangereux.

Le Conseil de l'Europe élabore également une recommandation à l'intention des gouvernements sur la manière de lutter contre les discours de haine, notamment sur l’internet, en tenant compte des droits de l'homme. Plusieurs gouvernements, ainsi que l'Union européenne, prévoient d'adopter une nouvelle législation ou de mettre à jour la législation existante pour lutter contre les discours de haine illégaux en ligne. Les grandes plateformes de médias sociaux font désormais preuve d’une plus grande réactivité face à la menace que représentent les discours haineux, mais beaucoup reste à faire pour protéger les utilisateurs contre les abus et agressions.

Par exemple, dans une affaire judiciaire en cours, l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) accuse Twitter de ne pas avoir retiré les contenus illégaux dans les 3 à 5 jours suivant leur signalement par les utilisateurs. Selon l'UEJF et d'autres ONG, la plateforme n'a supprimé qu'environ 20 % des messages manifestement antisémites ou racistes au cours des derniers mois. L'UEJF se plaint également du fait que Twitter ne fournit aucune transparence sur la manière dont il modère les contenus illégaux, ni sur les ressources humaines et numériques dont il dispose.

La Commission européenne a récemment publié une étude[2] qui examine la montée de l'antisémitisme en ligne pendant la pandémie de covid et qui porte sur des contenus en français et en allemand. En revanche, il existe relativement peu d’études au niveau européen visant spécifiquement le phénomène de la haine antimusulmans sur l'internet (bien que les musulmans représentent la plus grande minorité religieuse en Europe et que l'islam soit la deuxième religion d'Europe[3]).

Le rapport le plus récent sur la haine antimusulmans[4], qui a été rédigé par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction, souligne à quel point les récits et les stéréotypes préjudiciables à l'égard des musulmans et de l'islam sont largement diffusés par les médias numériques et les réseaux sociaux.Le rapport note également que les flambées de discours haineux en ligne sont souvent catalysées par des « événements déclencheurs hors ligne[5] », comme l'attaque de Christchurch contre deux mosquées qui a fait 51 morts en 2019.

Consultation des organisations musulmanes

Pour estimer la dimension, la nature et les dangers des discours de haine du point de vue de la communauté musulmane, nous avons consulté des organisations musulmanes dans plusieurs pays européens, notamment ceux qui comptent les populations musulmanes les plus importantes[6] : la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Les constatations ci-après représentent les points de vue des organisations qui ont répondu. D'autres organisations dans d'autres pays doivent être consultées. Les constatations ne doivent pas être considérées comme entièrement représentatives ou exhaustives. Il s'agit plutôt de travaux en cours destinés à contribuer aux recherches futures et à étayer les recommandations politiques aux niveaux national et européen. Le questionnaire est annexé au présent document.

Des réponses ont été communiquées par des organisations musulmanes des huit pays suivants : France, Allemagne[7], Royaume-Uni, Italie, Belgique, Autriche, Luxembourg et Norvège.

Des réponses ont également été transmises par deux organismes représentant les musulmans à l'échelle européenne. Ces réponses correspondent en grande partie aux conclusions des organisations nationales.


L’incitation à la violence, les menaces de mort et les théories du complot se répandent

Sept[8]organisations musulmanes nationales sur huit ont indiqué explicitement que l'incitation à la violence et les menaces de mort sont une tendance dangereuse. Ces menaces sont généralement qualifiées d'infractions pénales. L'IGGiÖ, la principale fédération musulmane d'Autriche, estime que la moitié des cas signalés de messages antimusulmans en ligne sont de nature criminelle.

Une menace couramment utilisée contre les musulmans en France est « le départ ou le cercueil » (« partez ou vous finirez dans un cercueil »). Un récent message haineux circulant au Royaume-Uni exigeait « l’éradication de tous les m***** [maudits] musulmans ». Le message « Envoyez-les en mer sur un bateau qui prend l'eau » a été publié en Norvège.

Toutes les organisations interrogées ont signalé une augmentation des théories du complot antimusulmans sur l’internet, en particulier durant la pandémie de Covid.

Les musulmans sont souvent accusés d'être responsables de « l'islamisation de l'Occident et de l'Europe », de « prendre le contrôle du gouvernement » ou de vouloir « interdire Noël ». Les musulmans sont dénoncés comme étant des « extrémistes », des « terroristes » et des promoteurs de l'« islam politique ». Ils sont également accusés d'être des « pédophiles », des « maris violents » ou de pratiquer la « Taqiyya » pour justifier le mensonge. Les femmes musulmanes sont dépeintes comme « arriérées » ou « stupides ». Plus récemment, les musulmans sont également accusés d'avoir propagé la pandémie de covid en tant que « super propagateurs ». Comme l’a déclaré l'Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), la haine antimusulmans en ligne semble souvent refléter une « ignorance de la diversité culturelle et religieuse » existant dans le pays.

Six organisations (de France, d'Italie, d'Autriche, de Belgique, du Luxembourg et de Norvège) ont indiqué que les préjugés antimusulmans sont souvent exprimés sur les médias sociaux et dans les blogs dans des commentaires renvoyant à des articles des médias grand public.


Les auteurs des discours de haine antimusulmans : extrême droite, mouvements anti-immigrés et identitaires

Toutes les organisations interrogées ont répondu que les groupes d'extrême droite, racistes et/ou anti-immigration sont les auteurs les plus fréquents de discours de haine antimusulmans. En Allemagne et en Autriche, les « mouvements identitaires » publient fréquemment des discours de haine antimusulmans. En outre, de nombreux auteurs de discours de haine en ligne sont des personnes non identifiées utilisant des comptes anonymes.

La plupart des messages de haine antimusulmans sont publiés de manière anonyme, mais le seuil de publication baisse progressivement

Les organisations de cinq pays (France, Allemagne, Royaume-Uni, Autriche Luxembourg) ont estimé que, pour l’essentiel, l'intolérance antimusulmans est publiée de manière anonyme. Les autres ont invoqué le manque de données disponibles pour faire une estimation. Le ZMD allemand a estimé que deux tiers des messages antimusulmans sont publiés de manière anonyme. Pour l'Observatoire de l'islamophobie au Luxembourg, la proportion est de 80 %.

Toutefois, les organisations de quatre pays (Allemagne, Royaume-Uni, Autriche et Norvège) se sont inquiétées du fait que de plus en plus de messages haineux en ligne sont affichés sur des comptes nominatifs et que le seuil de publication de contenus antimusulmans diminue, ce qui signifie qu'ils deviennent plus « acceptables ».

Beaucoup d’attaques en ligne motivées par la haine ne sont pas signalées

Toutes les organisations ont souligné que la plupart des discours de haine antimusulmans en ligne ne sont pas signalés. Ceci correspond au rapport du rapporteur des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction4, les victimes musulmanes de discrimination hésitent souvent à signaler les incidents et/ou ne pensent pas que cela entraînera un changement (ce point a également été mentionné par le Conseil musulman de Grande-Bretagne).

Cependant, trois organisations (de France, de Belgique et du Luxembourg) ont indiqué qu'en général, les internautes musulmans connaissent les autorités ou les organismes auxquels ils peuvent signaler les crimes haineux[9]. Les organisations allemandes qui ont répondu ont estimé que seule une minorité de victimes savent où déposer plainte. Quatre organisations (du Royaume-Uni, d'Italie, d'Autriche et de Norvège) ont répondu qu’il existe plusieurs ONG auprès desquelles les musulmans peuvent porter plainte mais elles n’ont pas précisé si ces organisations sont très connues dans la communauté musulmane.


Les attaques en ligne contre les musulmans sont devenues aussi menaçantes, sinon plus, que les attaques hors ligne

Les organisations d'une majorité[10]de six pays ont déclaré que la haine antimusulmans en ligne est désormais tout aussi menaçante, sinon plus, que les agressions verbales et physiques hors ligne classiques. Par exemple, l'IGGiÖ autrichienne a cité une ONG[11]qui a signalé 1 051 cas de racisme antimusulman en 2019, dont environ 60 % ont été publiés en ligne.

Les pouvoirs publics ne font pas assez d’efforts pour protéger les musulmans

Les organisations de tous les pays ont répondu que les pouvoirs publics ne faisaient pas assez d’efforts pour protéger les musulmans contre les attaques, tant en ligne que de manière générale. Les critiques les plus fréquemment mentionnées sont les suivantes :

·         un suivi public insuffisant des incidents antimusulmans ;

·         l'incapacité des organes répressifs et d’autres autorités à reconnaître et à comprendre le phénomène du sentiment et de la haine antimusulmans ;

·         l’absence de volonté des hommes politiques d'aborder la question et de s'engager aux côtés des organisations musulmanes et de la communauté musulmane dans son ensemble.

D’autres mesures sont nécessaires

En résumé, la propagation de la discrimination, de l'incitation à la violence et des menaces de mort en ligne est une préoccupation croissante parmi les minorités en Europe, notamment la communauté musulmane. Comme d'autres types d'intolérance raciste et antireligieuse, le phénomène du sentiment et de la haine antimusulmans est complexe. Il est clair, cependant, qu'il est en augmentation et qu'il est dangereux parce que la haine en ligne mène à la violence et au meurtre. Il faut donc le traiter de toute urgence.

·         Les résultats de notre enquête doivent être étayés par d'autres études menées aux niveaux national et européen. L’expertise apportée par la récente étude de l'UE sur la montée de l'antisémitisme en ligne pendant la pandémie de covid pourrait également être exploitée pour examiner les spécificités de la haine antimusulmans en ligne.


·         Les gouvernements pourraient envisager de confier à des experts un mandat spécifique pour élaborer des recommandations visant à lutter contre la haine antimusulmans, à l’exemple du groupe d'experts indépendants[12] nommé par le ministère allemand de l'Intérieur en 2020, à la suite de l'attentat de Hanau.

·         Les dirigeants politiques devraient écouter les préoccupations des représentants musulmans et s'engager activement aux côtés de la communauté musulmane, ce qui contribuerait également aux efforts visant à améliorer l'intégration.

·         Des échanges plus réguliers entre les gouvernements européens sur le thème de la haine antimusulmans seraient également utiles pour comparer et recenser des contre-mesures efficaces. Le Conseil de l'Europe est prêt à faciliter de tels échanges.

Organisations participant à l'enquête

France : Conseil français du culte musulman

Allemagne : Zentralrat der Muslime in Deutschland/Koordinationsrat der Muslime (Conseil central des musulmans d'Allemagne/Conseil de coordination des musulmans) ; Muslimisches Zentrum für Mädchen Frauen und Familien (Centre musulman pour les femmes et les familles) ; Muslimische Jugend in Deutschland (Jeunes musulmans d’Allemagne)

Royaume-Uni : Le Conseil musulman de Grande-Bretagne 

Italie : L'Union des communautés islamiques d'Italie

Belgique : Exécutif des Musulmans de Belgique

Autriche : Islamische Glaubensgemeinschaft in Österreich

Norvège : Islamsk Råd Norge                                                                 

Luxembourg : Observatoire de l'islamophobie

Organisations européennes : Conseil des musulmans européens, Forum des organisations européennes de jeunes et d'étudiants musulmans


Annexe : questionnaire sur la haine antimusulmans en ligne

1.         À quelles discriminations et manifestations de haine les musulmans sont-ils confrontés sur internet (par exemple dans les médias sociaux) ? Donnez des exemples concrets (injures, menaces, allégations, théories complotistes, etc.)

2.         Dans la mesure où ils sont connus, qui sont les auteurs des messages de haine antimusulmane sur internet ? Merci de les nommer (personnalités ou groupes extrémistes particulièrement xénophobes par exemple).

3.         Quelle est approximativement la proportion de messages de haine antimusulmane publiés anonymement ?

4.         Les musulmans savent-ils à qui s’adresser pour porter plainte contre ces propos haineux sur internet ?

En général non …

En général oui …

Si oui, auprès de quelles instances ou autorités portent-ils plainte ?

5.         Par rapport aux agressions verbales et physiques commises en dehors d’internet, les messages antimusulmans sur internet sont-ils :

Plus menaçants ?

Moins menaçants ?

Tout aussi menaçants ?

6.         Les pouvoirs publics en font-ils généralement assez pour protéger les musulmans des agressions en ligne mais aussi dans un contexte plus général ?

Oui …

Non …

Autre …



[1] Le ministère allemand de l'Intérieur, par exemple, a enregistré une augmentation du nombre de crimes haineux antisémites, qui est passé de 2 032 en 2019 à 2 351 en 2020 (+15,70%). Le nombre de crimes de haine antimusulmans est passé de 950 en 2019 à 1 026 en 2020 (+ 8%).

[2] The rise of antisemitism online during the pandemic - A study of French and German content : https://data.europa.eu/doi/10.2838/671381

[3] Les musulmans représentent environ 6 % des 47 États membres du Conseil de l'Europe et environ 5 % de l'UE-27, avec une tendance à la hausse.

[4]OHCHR | Report on Countering Islamophobia/Anti-Muslim Hatred to Eliminate Discrimination and Intolerance Based on Religion or Belief [Rapport sur la lutte contre l'islamophobie et la haine antimusulmans pour éliminer la discrimination et l'intolérance fondées sur la religion ou la conviction]

[5]Il peut s’agir d’attaques terroristes (y compris des attaques contre des musulmans), de commentaires faits par des personnalités publiques de premier plan ou d’événements politiques tels que des élections ou des référendums. À la suite de l'attentat de Christchurch, une organisation de la société civile a enregistré une augmentation de 692 % des attaques en ligne contre les musulmans. Beaucoup d’entre elles utilisaient la même rhétorique que l'agresseur.

[6] En 2016, quelque 5 720 000 musulmans vivaient en France (8,8 % de la population), 4 950 000 musulmans vivaient en Allemagne (6,1 % de la population) et 4 130 000 musulmans vivaient au Royaume-Uni (6,3 % de la population)
Source: Pew Research Center, 5 facts about the Muslim population in Europe, November 2017
https://www.pewresearch.org/fact-tank/2017/11/29/5-facts-about-the-muslim-population-in-europe/

[7]Dans le cas de l'Allemagne, des réponses ont été communiquées par trois organisations : le Conseil central des musulmans en coopération avec le Conseil de coordination, le Centre musulman pour les filles, les femmes et les familles ainsi que les Jeunes musulmans d'Allemagne (voir la liste des organisations participantes sur la page 7).

[8]L’une des organisations interrogées, l'Exécutif des musulmans de Belgique, n'a pas mentionné explicitement les « menaces » ou l'« incitation à la violence », mais a fait référence à des contenus « racistes » et « illégaux ».

[9] France: Conseil supérieur de l'audiovisuel. Belgique: UNIA (organisme public de lutte contre la discrimination). Luxembourg: Observatoire de l'Islamophobie (ONG). 

[10]L'Exécutif des musulmans de Belgique et une organisation allemande, Zentralrat der Muslime in Deutschland, considèrent que les menaces hors ligne sont encore plus dangereuses.