Cohésion sociale dans les villes - CPL (5) 3 Partie II

Rapporteurs:

Mme Yvette JAGGI (Suisse)
M. Louis ROPPE (Belgique)

EXPOSE DES MOTIFS

1. Problématique et résumé

La préservation ou, si nécessaire, la restauration du lien au sein d'une société doit constituer une préoccupation constante pour ceux qui la gouvernent et l'animent. Si ce souci de cohésion sociale s'exprime aujourd'hui dans tous les discours, c'est que l'impératif intégrationniste traditionnel apparaît désormais comme le seul barrage contre le processus de dualisation des sociétés nationales, à la fois déchirées par le bas où s'étend l'exclusion et aspirées vers le haut par la mondialisation.

De tous temps, les villes se caractérisent comme lieux d'activités économiques et sociales fort diverses, de formation et de culture, de contacts et d'échanges, de progrès et d'expérimentations - de chances donc, de risques aussi bien sûr. Dès lors, les villes sont aussi les lieux où la cohésion sociale est la plus visiblement menacée. Mais en même temps les villes représentent les territoires où, grâce à la relative proximité inhérente au domaine du local, la (re)construction de cette cohésion semble la plus directement organisable, réalisable et contrôlable.

La politique de la ville ne se limite donc pas à l'urbanisme, même est conçue dans son acception la plus large. La politique sociale en région urbaine ne se réduit pas davantage à la question, partout urgente, du logement ni même à celle de l'aide, toujours plus indispensable, aux plus démunis. Certes, une véritable politique de la ville comporte diverses mesures sectorielles et temporaires visant à combler l'écart à la norme mais, désormais, elle va bien au-delà de ces interventions ponctuelles, puisqu'elle doit les inscrire dans une perspective à plus long terme, dans un but évident de prévention.

En ville comme ailleurs, la cohésion sociale demeure largement tributaire du plein emploi; mais, dans le milieu urbain relativement instable et anonyme, la cohésion s'avère également fonction de la qualité des institutions et des relations des citoyens entre eux de même qu'avec les pouvoirs publics. Dès lors, il convient d'agir en vue de développer la démocratie locale, de faciliter l'intégration des différentes populations résidentes, d'améliorer la qualité de la vie en ville, de favoriser l'égalité notamment dans l'accès aux prestations et services publics, et cela en encourageant les diverses formes d'éducation et filières de formation, clés de la tolérance envers autrui ainsi que du développement personnel et professionnel.

2. Cohésion sociale en milieu urbain - réalités, objectifs et références

Ces dernières années, le terme de cohésion sociale s'est imposé dans les discours politiques, les médias et même dans les sciences humaines pour désigner l'indispensable lien qui, d'une part, maintient une société dans son unicité et son identité fondées sur les mêmes valeurs de différence et, d'autre part, rapproche les citoyens en les intégrant dans cette société.

On observe que cette double "soudure" est unanimement considérée comme vitale au moment où la société se trouve écartelée du fait des inégalités socio-économiques (que certains jugent occultées par le discours sur la nécessaire cohésion), de l'individualisme développé aux temps révolus de la société d'abondance et, aussi, de la pluralité des normes et cultures, devenues dans certains territoires si diverses et nombreuses qu'elles ne composent plus un système lisible par les citoyens.

Les espaces urbains, plus ou moins peuplés mais de toute manière réduits par rapport au territoire national, abritent des sociétés composites et pluralistes. Or ce ne sont ni l'éloignement ni la dispersion qui menacent la solidité du lien social, mais bien la promiscuité et la concentration; en effet, sur un territoire densément occupé, les fractures apparaissent clairement, les inégalités deviennent flagrantes, les cultures s'entrechoquent.

Ces réalités font naître et entretiennent toutes sortes d'inquiétudes, elles-mêmes génératrices de peurs à l'égard de l'autre et de craintes vis-à-vis d'un avenir que les plus vulnérables pressentent fort précaire. Autant de visions subjectives susceptibles de créer et d'entretenir, si l'on n'y veille pas, un climat général d'insécurité sociale et des attitudes de repli, là où il faudrait une ambiance d'ouverture et de solidarité.

Sans vouloir donner dans le manichéisme terriblement simplificateur, il faut bien voir que la cohésion sociale renvoie au spectre de l'exclusion, comme l'intégration à celui de la ségrégation, l'égalité à celui de la discrimination, l'éducation à celui de l'ignorance sous toutes ses formes, de l'intolérance à l'illettrisme en passant par les préjugés les plus persistants.

Exprimés en termes positifs, les objectifs et les moyens d'une préservation de la cohésion sociale, c'est-à-dire du savoir vivre ensemble et de pouvoir le faire en toute sécurité, sont, pour les villes, les suivants :

. développer la démocratie locale et encourager la participation des citoyens aux affaires publiques ;

. faciliter l'intégration, c'est-à-dire le savoir vivre avec, en particulier avec les immigrants, dans le respect mutuel de différentes identités et cultures ;

. améliorer la qualité de la vie en ville, notamment par une politique du logement et des espaces publics ainsi que par l'encouragement des arts et de leur présence en milieu urbain ;

. favoriser l'égalité des chances entre femmes et hommes et garantir aux citoyen(ne)s les mêmes possibilités d'accès aux prestations et services offerts par la collectivité ;

. encourager l'éducation et la formation à tous les niveaux en vue de contribuer à la tolérance entre les citoyens et à leur développement personnel et professionnel respectif.

Quant aux méthodes adéquates pour atteindre les but précités, elles sont d'abord celles de la démocratie participative, propres à valoriser la citoyenneté ; se développe aussi la contractualisation sous toutes ses formes, qui passe par la concertation et la négociation entre partenaires publics et privés, appelés à collaborer et à coopérer à la préservation des liens sociaux.

Il convient de relever que les buts précités coïncident avec les options prises par le Conseil de l'Europe, respectivement par son Congrès (anciennement Conférence permanente) des Pouvoirs locaux et régionaux. A preuve, on peut se référer, avant tout à la Charte Urbaine européenne, inspirée de la Campagne européenne pour la renaissance de la cité, organisée par le Conseil de l'Europe entre 1980 et 1982.

D'autres exemples montrent l'intérêt porté depuis longtemps par la Conférence permanente et le CPLRE aux politiques urbaines de développement communautaire et d'intégration sociale, qui firent l'objet de toute une série de réunions et conférences: sur le Développement communautaire dans les villes (Londres, 1984), sur la Santé dans les villes (Vienne, 1988), sur l'Exclusion of Poverty through citizenship (Charleroi, 1992) et sur la Santé et citoyenneté (Strasbourg, 1996).

Nombre de ses travaux sur d'autres aspects des politiques urbaines ont également une dimension sociale, par exemple l'étude des conséquences sociales de la conservation des sites historiques, comme l'ont souligné plusieurs symposiums des villes historiques organisés au cours de la dernière décennie ; l'examen des questions architecturales qui, entre autres thèmes, englobait les incidences et objectifs sociaux de la planification urbaine et architecturale, dans le cadre notamment des conférences sur «les espaces publics dans la ville» (Durham, 1985); «villes européennes: stratégies et projets urbains» (Strasbourg, 1990) ; «le rôle de l'architecte dans le développement urbain» (1991) ; les villes européennes à l'aube du XXIe siècle (Plovdiv, septembre 1995) et, plus récemment, «la gestion urbaine, statut et coopération» (Lausanne, avril 1996).

De même, de nombreux travaux menés récemment par le CPLRE sur les politiques de prévention et de réduction de la criminalité ont souligné que les politiques d'intégration sociale et de tolérance étaient indissociables d'autres politiques visant à réduire l'insécurité urbaine (conférence sur «la criminalité et l'insécurité urbaine en Europe: le rôle et les responsabilités des pouvoirs locaux et régionaux» (Erfurt, février 1997) et un séminaire intitulé «combattre la criminalité et l'insécurité urbaine en Europe par la coopération entre les pouvoirs locaux et la police» (Newcastle, avril 1998)).

Et dans la Déclaration finale du deuxième Sommet tenu à Strasbourg en octobre dernier, les Chefs d'Etat et de Gouvernement des Etats membres du Conseil de l'Europe reconnaissent expressément "que la cohésion sociale constitue une des exigences primordiales de l'Europe élargie et que cet objectif doit être poursuivi comme un complément indispensable de la promotion des Droits de l'Homme et de la dignité humaine". Au chapitre II: Cohésion sociale du Plan d'Action accompagnant cette même Déclaration ; il est question notamment : (a) de promouvoir les droits sociaux tels qu'inscrits dans la Charte sociale et dans d'autres instruments du Conseil de l'Europe ; (b) de charger le Comité des Ministres de définir une stratégie de cohésion sociale permettant de répondre aux défis de la société contemporaine ; (c) de procéder à cette fin aux restructurations appropriées au sein du Conseil de l'Europe, en particulier en créant "une unité spécialisée dans l'observation et l'approche des problèmes liés à la cohésion sociale".

Tout en espérant la très prochaine mise en service de l'unité d'études prévue, nous lui dédions d'ores et déjà le présent rapport. Au demeurant, ce texte n'a d'autre prétention que de rappeler certaines des contraintes à prendre en compte, des finalités à viser et des voies à suivre, par un gouvernement de la ville soucieux d'y préserver la cohésion sociale, - le tout à l'appui des projets de Recommandation et de Résolution CPL (5) 3, l'une et l'autre à soumettre également, le 26 mai 1998, à la Chambre des Pouvoirs locaux du CPLRE.

3. Démocratie locale et participation des citoyens

Même si, par leurs structures, les institutions représentent souvent un compromis peu enthousiasmant entre la tradition historique et les ajustements récents, leur qualité intrinsèque et le style de relations qu'elles impliquent avec les citoyens et les autres partenaires de l'Etat peuvent - ou non - motiver l'attachement et le respect de ces derniers. Le phénomène est connu à l'échelle nationale et encore plus manifeste au niveau local : on y observe que, la proximité aidant, tout mouvement d'adhésion, voire d'identification ou, en sens inverse, de rejet exprès ou, pire encore, de molle indifférence, se fait en meilleure connaissance de cause et des gens, notamment des élus.

C'est dire que le développement de la démocratie locale n'est jamais assuré sans effort ni pour toujours : même là où elle représente une tradition de longue date comme en Suisse, le premier degré de la cohésion sociale, à savoir la participation des citoyens-électeurs aux scrutins, s'avère de moins en moins évident. Les progrès de l'abstentionnisme signifient que les citoyens prennent congé d'une société politique à leurs yeux incapable de répondre valablement à leurs préoccupations de salariés (ou de chômeurs), de locataires ou d'assurés-maladie par exemple.

Il n'empêche que, surtout là où son instauration récente mérite consolidation, la démocratie locale constitue bel et bien l'une des pierres angulaires de la cohésion sociale. Son fonctionnement, particulièrement délicat dans les "jeunes pays", peut se lire comme un indice de la solidité du lien social, souvent malmené par des événements douloureux.

En clair, les institutions de la démocratie locale représentent globalement la meilleure prévention générale contre l'effritement du lien social. D'autant que les décisions prises à la majorité simple par les citoyens ou leurs élus s'avèrent plus acceptables par les habitants concernés que des choix faits dans des conditions moins transparentes qu'une consultation populaire ou un débat parlementaire.

La participation des citoyens aux affaires publiques en général, et plus encore à certains aspects de la vie collective qui les concernent plus directement, a trouvé un nouveau champ d'action avec le développement des pratiques contractuelles, qui permettent de prendre en compte les propositions et les initiatives des habitants (d'une ville, plus souvent d'un quartier) et des membres d'une association ou d'une communauté reconnue. On l'a dit et répété: la contractualisation, avec toutes les phases de concertation qui précèdent la signature du contrat, avec toutes les formes de collaboration qui la suivent et accompagnent la mise en oeuvre, permet le passage d'une démocratie octroyée à une démocratie citoyenne, voulue par ses acteurs et dûment exercée par eux.

De telles pratiques contractuelles existent au niveau international, par le biais notamment de la Charte de l'autonomie locale qui, une fois signée et ratifiée, suppose que les pays signataires s'engagent à respecter un certain nombre de principes fondamentaux en matière d'autonomie locale – principes dont l'application peut être contrôlée efficacement grâce à une série de rapports nationaux établis ces dernières années par le CPLRE et présentés aux sessions plénières annuelles.

En outre, dans divers pays européens, la tendance à la délégation de pouvoirs et à la décentralisation s'est nettement accentuée ces dernières années; preuve en est la notable évolution récente du Royaume-Uni où l'Ecosse est à présent dotée d'un parlement et le Pays de Galles d'une Assemblée régionale, et où il est probable que les maires de Londres et d'autres grandes villes seront élus au suffrage direct.

Cette orientation nationale et internationale vers une responsabilité accrue se reflète dans des politiques davantage élaborées à la base, au sein des villes elles-mêmes, entre les administrations et conseils locaux et leur électorat.

De telles avancées ont beau apparaître indéniables, elles n'en sont pas pour autant garantes en elles-mêmes d'une meilleure cohésion sociale; car, pour qu'il en aille ainsi, il faut que les institutions et les autorités reconnaissent les mêmes droits démocratiques à tous les citoyens, indépendamment de leur condition sociale, de leur race, religion ou appartenance ethnique.

De même, les pouvoirs publics doivent soutenir le mouvement associatif et ses différentes composantes, en particulier les communautés d'immigrés. Ces derniers devraient avoir accès à des parlements d'étrangers ou à des organismes consultatifs similaires, dont la représentativité ne peut être assurée et la légitimité confortée que par des élections au suffrage universel des populations étrangères.

De manière générale, les citoyens doivent pouvoir s'impliquer activement dans toutes les affaires touchant à la vie civique, politique et culturelle de la collectivité urbaine. Il en va de même évidemment pour tout ce qui concerne l'aménagement des espaces construits ou non, les plans et projets d'urbanisme, les schémas directeurs des transports, les mesures de protection de l'environnement, les questions de politique sanitaire et scolaire.

Cela dit, il faut savoir qu'une véritable démocratie participative freine ou met carrément en échec les options technocratiques, en prévoyant de larges consultations avant toute décision d'une certaine importance et diverses possibilités de recours après. Mais les citoyens ont droit aux lenteurs tranquilles de la démocratie en marche comme les justiciables ont droit à l'examen serein des dossiers soumis aux tribunaux. La cohésion sociale est à ce prix: elle s'accommode mal des procédures hâtives et des décisions précipitées, qui n'offrent pas les mêmes garanties d'indépendance et d'équité.

A l'instar de la cohésion sociale, que seule une grande vigilance permet de maintenir, la démocratie participative n'est jamais définitivement, ni universellement acquise. Les droits démocratiques ne s'usent que si l'on ne s'en sert pas, dit-on. On peut ajouter que la préservation de la cohésion sociale exige un engagement de tous les instants.

4. Intégration et société multiculturelle

Avec la persistance du chômage, l'amplification des mouvements migratoires aura sans doute été la principale cause de l'actuel débat sur la cohésion sociale dans plusieurs pays européens. Les résistances sourdes ou les oppositions ouvertes que suscite présentement, dans différentes contrées, l'avènement de la société multiculturelle en disent long sur la fragilité du respect de la différence. Une fragilité que ne corrige pas, bien au contraire, le jargon dit "politically correct": cette surveillance quasi obsessionnelle du langage trahit en réalité une telle crainte de manquer de conviction quant au fond que l'on soigne la forme jusqu'à la rendre lisse et insignifiante - pour se donner bonne conscience ?

Pour combattre le véritable danger, il faut bien le connaître. Partout, des études et enquêtes ont mis à jour les motivations profondes et les attentes des citoyens de la société multiculturelle, en particulier celles des populations urbaines. Partout aussi, on conclut à la nécessité, d'une part, de combattre la tentation récurrente à vouloir l'assimilation des nouveaux immigrants et, d'autre part, d'encourager une véritable intégration de tous les habitants, quelle que soit leur provenance ou leur appartenance culturelle.

Cela signifie que les gouvernements des villes, dont la population comprend une proportion variable mais relativement élevée de personnes immigrées, doivent faire un travail en profondeur et de longue haleine, pour abattre les préjugés, pour faciliter les contacts et la compréhension mutuelle entre les immigrants et les autres habitants, pour prévenir la concentration des communautés étrangères dans certains îlots ou quartiers, enfin pour éviter les comportements provocateurs et discriminatoires, tous auteurs confondus.

Tout ce travail d'accueil, de contacts, d'échanges et de mise en confiance incombe aux unités administratives ad hoc et, sur mandat ou de leur propre initiative, aux associations et organisations privées qui s'y consacrent. Mais les interventions des unes et des autres, malgré leur utilité intrinsèque, ne dispensent pas les membres des autorités de s'impliquer personnellement, pour donner l'exemple et le goût de l'ouverture, pour contribuer à l'instauration d'un climat de tolérance, pour créer et améliorer les conditions d'une véritable intégration, notamment en associant les habitants de toutes nationalités aux travaux des commissions et organismes en charge du développement de la ville, des aménagements urbains, des services et transports publics, des établissements scolaires, culturels et sportifs.

A toutes ces mesures, il convient désormais d'ajouter la contribution essentielle que peut apporter la police municipale, spécialement quand ses agents ont reçu une formation les préparant à ces rapports de confiance avec la population qu'entretient toute police de proximité. La police qui est en relation directe avec le public peut avoir une profonde influence sur les rapports intercommunautaires. On discute plus que par le passé des droits de l'homme et de la police afin de renforcer la confiance dans les forces de police. Au Royaume-Uni, le projet de loi sur la criminalité et le désordre fera bientôt obligation aux pouvoirs locaux et à la police de coopérer à la lutte contre la criminalité et à l'amélioration des relations intercommunautaires. Il va de soi que les formes les plus efficaces de lutte contre la criminalité restent les interventions préalables, qui permettent d'anticiper et de prévenir les comportements délictueux plutôt que d'avoir à sévir et réprimer après ce qu'ils aient été commis.

L'observation de la situation dans différentes villes d'Europe montre qu'en matière de multiculturalité et d'intégration il n'y a ni fatalité incontournable, ni garantie de succès immédiat : une forte proportion d'étrangers et de chômeurs ne contribue pas forcément à l'essor des partis xénophobes. En revanche, une politique tendant à encourager l'intégration des nouveaux habitants offre de bonnes perspectives si elle est poursuivie avec conviction et constance, comme le mérite l'un des plus efficaces systèmes de mesures pour le renforcement de la cohésion sociale.

5. Qualité de la vie en ville - du logement au jardin

A l'inverse de l'environnement naturel et des zones rurales, largement idéalisées, le milieu urbain a mauvaise réputation : les villes passent pour polluées et malsaines, bruyantes et stressantes, surpeuplées et appauvries dans certains lieux, peu sûres le jour, carrément dangereuses la nuit. Tous ces fantasmes persistent à l'ère des villes vertes et des zones piétonnières, comme si les représentations de la ville devaient rester à tout jamais incorrigiblement entachées de connotations négatives.

Et pourtant, les édiles soucieux d'écologie urbaine sont de plus en plus nombreux; sincère, leur propre prise de conscience s'avère communicative. Les projets qu'ils présentent et réalisent méritent de plus en plus souvent le label de la durabilité, de la solidarité, de la sécurité. Là où, comme dans le logement ou les espaces verts, la quantité l'emportait sur la qualité, les mètres cubes ou carrés sur les indices de satisfaction, d'autres critères interviennent désormais. La lutte contre les nuisances mesurées en oxydes de carbone, en pluies acides, en décibels, en tonnes de déchets, etc. se double d'une combat contre la précarité, l'incommodité, la laideur ou, en termes positifs, d'une politique pour la sécurité, le confort d'utilisation, le beau. Autant d'objectifs d'ordre qualitatif et esthétique auparavant oubliés ou jugés "luxueux" qui contraignent - heureusement - à penser et concevoir différemment, dans une perspective plus humaniste et sociale que technocratique, les volumes d'habitation et les lieux de travail, ainsi que les espaces, publics ou construits.

De toute évidence, cette évolution contribue non seulement à l'amélioration de l'image de la ville mais aussi à celle de la qualité de la vie qu'on peut y mener - et donc renforce la cohésion sociale. Générale, cette amélioration qualitative bénéficie avant tout aux moins bien lotis, dans la mesure où les plus riches ont déjà des conditions et des styles de vie confortables, qu'ils cherchent prioritairement à conserver. D'où une réduction des écarts creusés par les inégalités sociales.

La démonstration de cet enchaînement positif est particulièrement facile pour le logement, cadre rapproché de la vie quotidienne des ménages. Sans nier l'importance primordiale de répondre globalement à la demande quantitative de logement, on peut aussi songer à concevoir une offre différenciée selon les besoins, en dimensions et en qualité. D'autant qu'en la matière les aspirations semblent assez grandes pour animer le marché. Et d'autant qu'un bon calcul économique le justifie aussi : une construction de meilleure qualité et plus durable revient peut-être plus cher au départ mais autorise un amortissement plus long, - pour ne rien dire des effets de la qualité d'un logement sur la stabilisation de ses habitants, autre facteur de durabilité.

Dans sa Recommandation 19 (1997) sur les aspects des politiques urbaines en Europe, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe (CPLRE) consacre une série de considérants aux rapports entre le tissu social et l'environnement bâti (nos 31 à 35). Il fait expressément référence aux "conséquences néfastes pour le comportement humain d'un environnement urbain agressif ou monotone" et, inversement, à toute une série d'éléments importants pour le bien-être des habitants : un urbanisme de qualité, des espaces et volumes bien pensés, le respect de l'échelle humaine dans les plans de construction, la préservation des styles architecturaux du lieu et des bâtiments traditionnels, l'aménagement d'espaces verts.

Même si ces espaces verts représentent une utilisation plus intéressante du sol que, par exemple, des terrains vagues ou des friches urbaines, il n'atteignent pas le niveau de qualité et de beauté que revêtent les jardins, surtout quand ces derniers sont aménagés par des architectes-paysagistes ou des artistes plasticiens qui savent jouer avec les formes et les couleurs. En Europe, l'art du jardin urbain connaît aujourd'hui un essor réjouissant ; et ses créations procurent de grandes jouissances esthétiques aux promeneurs les moins avertis, à ceux-là même qui n'ont pas l'habitude de visiter des musées mais qui peuvent fort bien se montrer sensibles à la beauté des mises en scène et sculptures végétales.

Comme le fait d'occuper un logement conçu en pensant à celles et ceux qui l'habiteront, celui de rencontrer l'art en ville, par exemple sous la forme particulièrement aimable du jardin, revêt une double vertu, éducative et sociale. Tout d'abord la fréquentation de la qualité et du beau inspire le respect des choses (à l'inverse de l'inconfort et de la laideur, qui poussent au vandalisme). Et les grandes et petites joies qu'inspire cette fréquentation sont autant d'occasions de renforcer d'une part l'attachement au cadre urbain, intérieur ou extérieur et d'autre part, le sentiment d'appartenance à la communauté vivant dans ce cadre.

De la cohésion sociale comme résultante d'un effort pour la qualité et l'esthétique. La thèse peut sembler provocatrice au premier abord, mais nous croyons avoir démontré qu'elle s'avère juste à l'épreuve des faits. A la condition toutefois que l'effort en question s'accompagne d'autres interventions en vue de préserver la cohésion sociale, telles par exemple celles qui concerne la promotion de l'égalité.

6. Egalité : possibilité d'accès pour toutes et tous, liberté de choix de chacun(e)

L'égalité en droit des femmes et des hommes fait partie des principes de base dont se réclame le Conseil de l'Europe, comme en témoignent ses principaux textes fondateurs (Convention européenne des Droits de l'Homme, Charte sociale européenne) ainsi que les multiples résolutions et recommandations adoptées par le Comité des Ministres et l'Assemblée parlementaire. A noter que cette multitude même indique la lenteur avec laquelle le principe d'égalité fait son chemin dans la pratique.

Quant au Congrès des Pouvoirs locaux et régionaux d'Europe, il est resté tout naturellement moins présent sur ce front, dans la mesure où la proclamation et la défense des droits de la personne humaine sont plutôt du ressort des Etats nationaux que des collectivités qui les composent. Cela dit, il est régulièrement question de promouvoir la participation des femmes aux affaires publiques et d'améliorer leur représentation dans les conseils et les gouvernements locaux et régionaux.

Bien entendu, le principe d'égalité appliqué aux femmes et aux hommes ne se réfère pas "seulement" aux droits formels de la personne humaine, universels et indivisibles, mais aussi aux possibilités d'une participation et d'une représentation de toutes et de tous dans les différents secteurs de la société, selon le principe du partenariat et le partage des droits et responsabilités. Dans sa Recommandation 1269 (1995) relative à un progrès tangible des droits des femmes à partir 1995, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe se dit "convaincue que l'égalité de jure et de facto entre les femmes et les hommes est cruciale pour le fonctionnement même d'une société démocratique".

Ce qui vaut pour la société démocratique dans son ensemble vaut évidemment aussi pour la société urbaine en particulier. En ville aussi, l'égalité des droits et des chances, pour les femmes et pour les hommes, doit passer dans les réalités quotidiennes. Cela postule que toutes les personnes se trouvant dans une situation analogue doivent avoir, sans discrimination fondée sur le sexe (pas plus que sur la race, la couleur, l'ethnie ou la religion), les mêmes possibilités d'accès aux établissements d'enseignement, aux services des administrations et des institutions publiques, aux prestations et aux aides sociales et, bien sûr, aux offres d'emploi et de logement.

A l'échelle de la ville, les autorités n'ont pas la compétence générale de faire respecter dans toute son ampleur le principe de l'égalité en droit des femmes et des hommes, inscrit en règle générale dans la Constitution nationale plutôt que dans une réglementation communale. Il n'empêche que de deux manières tout au moins, les collectivités locales ont la responsabilité de promouvoir l'égalité : à l'école et dans leur propre administration.

Dans la mesure où du moins les premières années de scolarisation obligatoire se passent sous l'égide des autorités locales, ces dernières ont en main l'un des éléments clés de l'égalité dans l'éducation, de l'égalité des filles et des garçons à l 'école, là où peuvent se forger les stéréotypes et les préjugés qui rendront improbables, ou en tout cas difficile, une vie d'adulte sachant pratiquer le partenariat et le partage des tâches.

Par ailleurs les autorités locales ont l'obligation de veiller aux conditions de travail et de salaire de leur personnel. S'agissant de l'égalité des rémunérations pour des travaux de valeur analogue, les administrations locales se doivent évidemment de donner l'exemple, y compris dans les cas où la mise en oeuvre du principe-slogan "A travail égal, salaire égal" peut sembler poser problème - un problème généralement d'ordre technico-statistique, donc soluble si la volonté de parvenir à une solution est présente).

Par sa mise en oeuvre à tous les niveaux, le principe de l'égalité des droits et des chances contribue lui-aussi à la cohésion sociale, qui ne peut s'accommoder d'aucune discrimination contraire aux libertés fondamentales. De même que la démocratie est paritaire ou elle n'est pas, la cohésion sociale postule l'égalité entre les femmes et les hommes ou n'existe pas.

Pour juste qu'elle soit, cette dernière affirmation pourrait induire un malentendu. Car si l'égalité des droits est bien une composante du ciment social, elle ne suffit en aucun cas à en assurer la solidité. Car, même étendue à l'ensemble de la société, l'égalité des droits formels (légaux et administratifs) ne saurait gommer les inégalités socio-économiques bien réelles qui subsistent partout et tendent à s'accroître en proportion directe du taux de chômage.

7. L'éducation comme lutte contre l'intolérance et l'illettrisme

De même que l'éducation des filles et des garçons joue un rôle déterminant dans la formation de leur future attitude comme adulte à l'égard des personnes de l'autre sexe, de même l'éducation joue un rôle important dans la création des représentations que les jeunes se font déjà des autres, particulièrement des enfants et des adultes représentant d'autres races ou ethnies, incarnant d'autres cultures, venus il y a plus ou moins longtemps de plus ou moins loin.

Ce n'est donc pas par hasard que les pouvoirs publics, à l'instar des associations constitués pour lutter contre les diverses formes d'intolérance, mettent l'accent sur la prévention et l'information dès l'âge scolaire. Les jeunes savent d'ailleurs montrer une forte solidarité et une grande générosité envers leurs camarades discriminés, ainsi qu'on l'a vu avec les mouvements du genre "Touche pas à mon pote" ou dans de nombreux cas où l'application de la politique d'asile a été jugée trop sévère. Tout naturellement, les jeunes se trouvent souvent impliqués dans les campagnes de lutte contre les comportements discriminatoires, telle celle que le Conseil de l'Europe a menée dernièrement contre l'intolérance, le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme.

L'acquisition d'un savoir, fût-il celui de la scolarité de base, représente toujours une occasion de libération de l'élève, qui y gagne à tous les coups en autonomie et en distance par rapport aux préjugés véhiculés dans son entourage, à l'école ou dans la famille. Aussi peut-on assurer, sans craindre de simplifier exagérément, que l'éternel combat pour une meilleure éducation et pour une formation plus complète s'apparente à la lutte, tout aussi durable, hélas, contre l'obscurantisme et l'ignorance, causes de toutes les défiances (y compris envers soi-même) et de toutes les intolérances (envers son prochain);

Au chapitre précédent, l'éducation servait à construire le sentiment d'égalité. Ici, il s'agit plutôt de reconnaître et de valoriser la différence, d'encourager le respect mutuel entre personnes ayant une couleur, une histoire, une culture différente. On se souvient du thème de la campagne européenne précitée : "Tous égaux, tous différents". Ce slogan, qui résumait parfaitement le sens de toute action contre l'intolérance, pourrait aussi s'exprimer en termes négatifs : ni discriminations, ni préjugés.

Quant à la lutte contre l'illettrisme, dont la nécessité est enfin apparue, elle n'a de loin pas encore permis de procurer le supplément de connaissances voulu aux personnes qui ne maîtrisent que très imparfaitement, même dans leur langue maternelle, la lecture, l'écriture et le calcul. On estime qu'un dixième environ des habitants des villes et pays d'Europe rencontre de graves problèmes au moment de remplir un formulaire, de comprendre un texte même facile, de consulter un barème ou un horaire, de tenir un raisonnement tout simple, d'effectuer une opération arithmétique élémentaire etc. - pour ne rien dire des automates à billets de banque ou de bus, des ordinateurs personnels ou des consultations populaires, surtout là où elles sont fréquentes et sur des thèmes souvent complexes comme en Suisse.

Moins souvent par honte que par ignorance, les personnes concernées par l'illettrisme n'ont pas conscience de leur handicap. Or ce dernier, qui n'empêche pas toujours de "fonctionner", est pourtant bien réel ; il peut avoir de graves conséquences dans la vie professionnelle et pratique, dès que des circonstances spéciales exigent une réaction ou un comportement ad hoc. Voilà qui ne facilite pas leur repérage et ne les incite pas à faire le double effort nécessaire pour reconnaître d'abord leur situation et ensuite y remédier.

Ce manque de motivation a sans doute d'autres causes, que les chercheurs situent du côté de la baisse de prestige de l'instruction de base, tant dans l'opinion générale que, plus surprenant, chez les enseignants eux-mêmes.

En tout état de cause, il n'en reste pas moins que la vie dite courante recèle, tout particulièrement en milieu urbain, mille et un mystères pour une personne souffrant, consciemment ou à son propre insu, de ce handicap appelé illettrisme. Toutes proportions gardées, ce dernier peut devenir, à l'instar de l'analphabétisme caractérisé, un sérieux facteur d'exclusion, subjective et objective.

Par conséquent, et même si le phénomène demeure largement inconnu et négligé, l'illettrisme va devoir constituer une préoccupation des autorités politiques et scolaires, en premier lieu dans les villes et pas seulement pour les populations migrantes. Bien que plus frappées, ces dernières ne sont de loin pas les seules frappées, comme l'ont démontré les tests et sondages administrés aux jeunes conscrits depuis de nombreuses années dans différents pays.

8. Conclusion: le printemps des villes en 2001

Au début d'un précédent chapitre de ce rapport sur la qualité de vie des citadins, j'ai évoqué de l'idée fausse que l'on continue de se faire sur la ville considérée comme la source de tous les maux. Il devient, au contraire, de plus en plus manifeste que les villes sont jugées plus attrayantes qu'elles ne l'étaient, et qu'en réalité, elles sont mieux aménagées et offrent de nombreuses possibilités.

Actuellement en effet, on observe une tendance générale à revaloriser les villes comme lieux de résidence et comme destinées touristiques, tant aux yeux de leurs habitants qu'à ceux des visiteurs. La restauration d'une sorte de fierté citadine et l'essor du marketing urbain s'accompagnent de l'aspiration, particulièrement vive chez les élus locaux, à une véritable reconnaissance des villes et de leur rôle moteur dans la société. Au plan institutionnel et politique, l'idée et la revendication se font jour d'un statut particulier des villes au sein de l'Etat, qui devraient par exemple avoir la possibilité de nouer des relations directes avec le pouvoir central. La gestion des villes devient de plus en plus complexe au fur et à mesure de leur développement démographique et social, marqué par l'essor de la multiculturalité. De gros efforts sont consentis pour préserver et consolider la cohésion sociale en milieu urbain.

Persuadée qu'il serait intéressant et stimulant de présenter tous ces problèmes et les essais de solutions apportées, la Chambre des Pouvoirs locaux a donné son accord de principe à l'organisation en 2001 d'une campagne dont le sens et les objectifs figurent en annexe à la Recommandation concernant le présent rapport.

En substance, il s'agirait de mettre en évidence, pendant les trois mois du printemps 2001, des projets pilotes sur les bonnes pratiques que les pays membres seraient encouragés à recenser et à promouvoir pour l'occasion, faisant des villes non seulement des lieux à problèmes mais aussi des lieux d'expérimentation et de démonstration de solutions.

Les projets pilotes pourraient porter sur des initiatives visant à améliorer la cohésion sociale ; à stimuler le développement communautaire ; à rendre l'administration des villes plus avisée, plus humaine et plus proche des citoyens. Le tout en vue de faciliter l'intégration, la participation et la collaboration, - en d'autres termes de prévenir ou éliminer l'exclusion, l'insécurité et l'intolérance.

S'agissant des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre de tels objectifs, à la fois nécessaires et ambitieux, les réseaux devraient s'avérer les plus adéquats, tant à l'intérieur de la ville (organisations d'entraide, systèmes de prévoyance sociale, instances de médiation, moyens de télécommunications modernes, etc.) que pour les relations entre les villes (réseaux de villes existants, échanges d'expérience, appuis à la démocratie locale, etc.).

Si le principe d'une telle campagne était accepté par le Comité des Ministres, ce serait un excellent début pour aborder le nouveau millénaire, du moins dans ce domaine d'activité du Conseil de l'Europe et du CPLRE. Cette campagne aurait le mérite d'être brève et intense et contribuerait à marquer l'avènement d'un siècle de développement humain et communautaire de qualité, contrastant avec un XXe siècle souvent caractérisé par de graves problèmes urbains.

Il serait doublement satisfaisant que le Comité des Ministres adopte la proposition d'instaurer, au sein du Conseil de l'Europe, une commission intersectorielle sur la ville, proposition actuellement examinée par son groupe de rapporteurs sur l'environnement et les pouvoirs locaux.

A l'heure actuelle, le Conseil de l'Europe mène, à travers ses différents organes, toute une série d'activités liées aux questions urbaines, dont le CPLRE est le principal mais non le seul responsable; or, il n'y a toujours pas de mécanisme de coordination unique.

Si elle était créée, une telle commission aurait pour mission de proposer de nouvelles activités sur les questions urbaines; de coordonner des programmes; de donner une orientation politique générale; et de marquer cet aspect des travaux du Conseil de l'Europe d'un sceau reconnaissable.

Une telle commission peut aussi s'avérer utile pour conduire ou coordonner certaines activités découlant des priorités établies par le Comité des Ministres dans la déclaration finale du deuxième sommet.

La première étape de la création d'une telle commission pourrait être l'organisation à Strasbourg, au cours du dernier trimestre de 1998, d'une Conférence consultative rassemblant les partenaires susceptibles de participer à une telle commission, à savoir le CDLR, le Comité du patrimoine culturel, l'Assemblée parlementaire, le CPLRE et des représentants d'ONG actives et viables.

Cette conférence aurait pour objectif d'évaluer la stratégie d'une telle commission; d'examiner quelles activités sur les questions urbaines sont actuellement menées ou prévues par le Conseil de l'Europe; d'évaluer les différents rôles ; d'envisager une contribution éventuelle à la promotion des priorités du Conseil de l'Europe et de considérer les incidences budgétaires.