Autonomie territoriale et minorités nationales - CG (5) 11 Partie II

Rapporteur : Gianfranco MARTINI (Italie)
Co-Rapporteur: Folke ÖHMAN (Finlande)

EXPOSE DES MOTIFS

Avant-propos

La Résolution n° 52 adoptée au cours de la IVe Session plénière du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe [CG/GT/CIV(4)Rés 52], dans son Point 16, donne au Groupe de travail «fédéralisme, régionalisme, autonomie locale et minorités » mandat d'élaborer un projet de recommandation à soumettre au Comité des Ministres.

A la suite de cette résolution, il a été procédé à la création d’un Groupe de travail ad hoc, avec pour Président notre collègue M. Kolumban (membre de la délégation roumaine) et pour Vice-Président M. Cuatrecasas (catalan, membre de la délégation espagnole). Le Groupe a tenu trois réunions et m'a chargé, en tant que membre de la Chambre des pouvoirs locaux, d'élaborer un Rapport qui sera soumis à la Ve Session plénière devant se tenir à Strasbourg les 26-28 mai 1998. M. Folke Öhman, de la délégation finlandaise, a été nommé co-rapporteur de la Chambre des régions.

Le co-rapporteur m'a transmis une contribution étendue traitant en particulier de la situation des minorités en Finlande et de leurs droits dans les domaines de l'éducation, de la vie administrative, de la santé, des médias et des activités religieuses et associatives.

Cette contribution et les discussions du groupe de travail ont servi de base au présent projet de rapport. Conformément à la procédure en vigueur au sein du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, ce rapport exprime, certes, le point de vue de son auteur mais suit, dans ses grandes lignes et dans ses conclusions, les orientations qui se sont dégagées du Groupe du travail, à qui il convient, en revanche, d’attribuer la paternité du Projet de recommandation à l’attention du Comité des Ministres.

Lors de sa réunion du 26 mars 1998, le Groupe de travail a aussi adopté, à l’unanimité, un Projet de résolution qui lui donnerait mandat de continuer à suivre la mise en œuvre de la Recommandation à l’attention du Comité des Ministres, de conclure l’étude sur le développement du «Droit local» en en faisant éventuellement rapport au Congrès et d’organiser une Conférence des organismes ou associations de protection et de promotion des langues minoritaires ou régionales visées à l’article 16, alinéa 2 de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, pour les informer des procédures et des conditions de sa mise en œuvre.

Rappel de la situation

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de préciser le contexte normatif et de la réflexion dans lequel ce Rapport s’inscrit aujourd’hui, au niveau européen, et de faire en particulier le point sur les travaux menés dans ce domaine par le Conseil de l’Europe et par son Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe.

De fait, entre la IVe Session plénière du Congrès (juin 1997) et l’actuelle Ve Session se sont produits des événements qui auront sans nul doute des retombées sur les problèmes qui nous intéressent ici, à savoir ceux des minorités.

Je me bornerai à rappeler, d'une part, l’entrée en vigueur, le 1er février 1998, de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, qui lie les pays l'ayant déjà ratifiée1 et, d'autre part, le 1er mars 1998, celle de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui s'impose, elle aussi, à un certain nombre d’Etats membres2.

De plus, le 25 juin 1996 – quelques jours avant l’ouverture de la IVe Session plénière du CPLRE-, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation n° 1201 (1993) relative à un protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l’Homme sur les droits des minorités nationales, qui stipule, dans son article 11, que «dans les régions où elles sont majoritaires, les personnes appartenant à une minorité nationale ont le droit de disposer d’administrations locales ou autonomes appropriées, ou d’un statut spécial, correspondant à la situation historique et territoriale spécifique, et conformes à la législation nationale de l’Etat».

Il convient toutefois de souligner que, nonobstant ces bonnes nouvelles que sont l'entrée en vigueur de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, on ne peut que constater la lenteur avec laquelle les Etats membres procèdent à la signature et/ou à la ratification de ces deux instruments, preuve – comme l’a exprimé textuellement l’Assemblée Parlementaire dans le rapport G. Jellerod du 8 septembre 1997 sur la protection des minorités nationales – d’une volonté politique insuffisante en matière d’acceptation et de mise en œuvre des instruments politiques et juridiques internationaux pour la protection des minorités. Il serait souhaitable que notre Congrès prenne position sur ce grand problème.

Par ailleurs, le Comité des Ministres lui-même a pris, en décembre 1997, une décision d’une grande importance en créant un Comité consultatif chargé tout spécialement des problèmes des minorités (CM/97/105).

On rappellera également l’existence d’autres instances et organismes qui œuvrent dans le cadre du Conseil de l’Europe et ont approfondi les thèmes liés aux minorités - la Commission européenne pour la démocratie par le droit (mieux connue sous le nom de Commission de Venise) et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) avec son Groupe de travail «enquête/questionnaire » - ainsi que les activités concrètes de certaines Ambassades de la démocratie locale opérant dans des zones où, souvent, le problème de la protection des minorités est particulièrement aigu, et dont un Comité ad hoc est chargé d’améliorer la coordination et l’efficacité.

N’oublions pas non plus qu’il existe un autre axe d’activités du Conseil de l’Europe et du CPLRE qui peut aussi avoir des retombées positives en matière de protection des minorités : l’approfondissement et la confrontation des expériences des différents médiateurs (Ombudsmen) qui, sur le plan local ou régional, peuvent contribuer à la sauvegarde des droits en général, et donc de ceux des minorités en particulier. La récente Conférence du Conseil de l’Europe à Messine (novembre 1997) en a donné une remarquable confirmation.

Enfin, le Deuxième Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement des 40 Etats membres du Conseil de l’Europe, qui s’est tenu à Strasbourg les 10 et 11 octobre 1997, a, dans sa Déclaration finale et dans son Plan d’action, fait explicitement référence à la protection des minorités nationales, et le Bureau du Congrès [Doc.CG/BUR(4)61] a réaffirmé l’engagement de contribuer à concrétiser les priorités ainsi indiquées.

L’autonomie locale et la protection des minorités dans diverses prises de position d’institutions européennes et internationales

Ces rappels peuvent paraître excessivement longs ; ils n’en n’ont pas moins leur utilité, et ce, à deux titres : d’une part, ils confirment que la protection des minorités nationales demeure l’un des éléments essentiels de la paix et de la sécurité en Europe et l’un des engagements prioritaires du Conseil de l’Europe dans ses diverses instances; d’autre part, ils témoignent de la grande complexité et de la variété des approches permettant d’aborder ces problèmes. Quelles sont la portée et la pertinence des diverses prises de position du Conseil de l’Europe et d’autres organismes non nationaux en faveur d’une réelle protection des minorités par la mise en place d’une véritable autonomie territoriale ? C’est là une question très importante car elle s'imbrique dans la problématique complexe des garanties internationales en matière d’autonomie locale.

Force est de reconnaître qu’actuellement, il n’existe pas d’exemple de statuts d’autonomie négociés au niveau international dans le cadre des Nations Unies, et que bon nombre de textes d’autres organisations européennes et du Conseil de l’Europe lui-même sont plutôt, par nature, des déclarations sans force juridique contraignante ou sont demeurées à l’état de simples projets, au point d’être considérés comme des émanations d’un «droit sujet à caution».

Ainsi, le projet de la Convention européenne pour la protection des minorités - élaborée par la Commission européenne pour la démocratie par le droit - prévoyait, dans son article 14 paragraphe 1, l’obligation pour les Etats de promouvoir la participation effective des minorités aux affaires publiques, notamment aux décisions concernant les régions où elles vivent et les questions qui les concernent et, dans son paragraphe 2, que les Etats devront, dans toute la mesure du possible, tenir compte des minorités dans le découpage du territoire national en subdivisions politiques et administratives et en circonscriptions électorales.

L’article 27 de l’Accord international relatif aux droits civils et politiques ne fait, lui non plus, aucune référence à l’autonomie territoriale. Le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU de 1994 réaffirme au contraire que la jouissance de ces droits ne doit en aucune manière aller à l’encontre des principes de l’intégrité territoriale et de la souveraineté des Etats. Quant à la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses ou linguistiques, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1992, elle reste muette sur cette question.

Seul le projet de Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme élaborée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, figurant dans la Recommandation 1201 (1993) mentionnée plus haut, avance une proposition plus précise, qui, pour l’instant, n'a cependant été suivie d'aucune mesure concrète.

Certaines études sur la protection des minorités, menées dans des Etats organisés selon une structure fédérale ou régionale (Autriche, Belgique, Canada, Allemagne, Espagne et Suisse), ont en revanche souligné l’importance des garanties qu'offrent aux minorités concentrées du point de vue territorial une structure fédérale ou une large autonomie régionale.

Il incombe cependant spécifiquement au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de vérifier s’il existe un rapport (et, si oui, d’en analyser plus en détail les implications) entre l’autonomie territoriale comme l’un des instruments de protection des minorités et certains textes importants du Conseil de l’Europe déjà en vigueur : la Charte européenne de l’Autonomie locale, la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

La Charte européenne de l’autonomie locale (et celle sur l’autonomie régionale) ne font pas explicitement référence aux minorités, mais certains des principes qui y sont exposés (voir par exemple l’article 5) peuvent s’appliquer aux problèmes des minorités. Du reste, dès 1992, la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe – dont l’actuel Congrès a pris la suite – affirmait, dans sa Résolution 232 (1992), que le principe de subsidiarité (qui est à la base de l’autonomie territoriale) peut, sans porter atteinte à l’intégrité territoriale d’un Etat, être invoqué pour constituer le cadre de référence d’une protection efficace des minorités.

En ce qui concerne la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, elle ne contient aucune référence explicite à un «droit » de ceux qui parlent une langue régionale ou minoritaire de bénéficier de la création de collectivités territoriales (locales ou régionales) correspondant à la zone géographique où ils résident. Cependant, deux de ses articles (7, 1(b) et 10) font référence explicitement ou indirectement, à l’autonomie territoriale. La Convention-cadre, bien que muette sur le problème qui nous occupe ici, contient des dispositions (article 10 (2), 11 (3) et 14 (2)) dans lesquelles l’autonomie territoriale est implicite dans les mesures de protection offertes.

Dans un exposé prononcé à l’occasion du Séminaire UniDem à Lausanne en avril 1996, M. Ferdinando Albanese, Directeur de la Direction de l’Environnement et des Pouvoirs Locaux du Conseil de l’Europe, a justement souligné que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires autant que la Convention-cadre s'appuient sur un principe territorial pour assurer la protection des minorités et que, pour ce qui est des mesures de protection et de promotion, il est prévu de les appliquer sur le territoire où ces langues sont parlées. En d’autres termes, le territoire constitue l’espace géographique et le cadre juridico-administratif dans lequel la protection doit être mise en œuvre : c’est pourquoi l’outil «autonomie locale et régionale » est l’un des moyens privilégiés pour garantir une protection efficace des minorités. Et cette autonomie territoriale présente deux aspects : premièrement, la création de véritables autorités territoriales dotées des compétences nécessaires, deuxièmement, leur coopération transfrontalière. J'adhère pleinement aux conclusions de M. Albanese à cet égard.

Les raisons sous-tendant la proposition de Recommandation au Comité des Ministres

Ce long historique à caractère, politique et juridique (même s’il n’est pas approfondi comme il le mériterait) permet de comprendre les raisons qui ont amené le Congrès à élaborer une Recommandation pour la proposer au Comité des Ministres.

Ce projet de Recommandation que j'ai l'honneur de proposer à l’examen du Congrès a un contenu bien précis, imposé par la Résolution 52 (1997) : il vise précisément à mieux cerner les relations nécessaires entre, d’une part, la protection des minorités et, d’autre part, les différentes formes d’autonomie territoriale et culturelle par rapport aux diverses structures des organisations nationales.

Le projet de Recommandation en annexe comporte un préambule et deux hypothèses.

Le préambule rappelle opportunément certains principes généraux qui font depuis toujours partie du corpus juridique dont s’inspirent le Conseil de l’Europe et son Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe et qui ont déjà été réaffirmés dans la Déclaration de Cividale du 26 octobre 1996 et dans la Résolution 52 (1997), à savoir, le lien étroit et naturel entre la protection des minorités nationales – on entend par là les minorités historiques de l’Europe – et le respect des droits de l’homme ; la subsidiarité qui ne s’incarne jamais autant que dans les autonomies locales et régionales ; la possibilité de diversifier les compétences attribuées à un même niveau d’autonomie territoriale ; la compatibilité entre la protection des minorités et l’unité, la cohésion et la solidarité dans l’Etat (cet argument ne devant toutefois pas être invoqué pour ignorer les droits des groupes minoritaires).

Quant aux deux hypothèses :

La première (hypothèse A) concerne les Etats qui sont déjà dotés des divers niveaux institutionnels de démocratie locale et régionale. Dans ce cas, si les éléments minoritaires représentent une part importante de leur population, les Etats sont invités à prendre les mesures nécessaires en leur faveur (telles qu'indiquées spécifiquement dans le projet de Recommandation), non pas pour modifier la situation existante, mais plutôt pour la stabiliser et donc faciliter la protection des minorités, d’une part, ainsi que pour mettre en place des règles juridiques, des conditions linguistiques, éducatives, culturelles et sanitaires dans la vie de tous les jours et dans la participation à la vie publique, en apportant les moyens financiers nécessaires et en garantissant la possibilité d'une représentation élective, d’autre part. Il convient aussi de prévoir des mécanismes de médiation et de collaboration pour faciliter l’entente entre majorité et minorité.

La deuxième (hypothèse B) concerne au contraire les Etats membres qui envisagent de modifier leur système de subdivisions administratives et, en particulier, de créer un échelon institutionnel au niveau régional. De fait, lors de cette même Conférence de Cividale, on avait déjà évoqué plusieurs solutions potentielles pour une autonomie territoriale à des degrés divers, allant jusqu’au régionalisme et au fédéralisme.

Dans ce cas, il faut en particulier, tout en conservant les mesures prévues dans l’hypothèse (A), doter ces nouvelles institutions des compétences nécessaires pour assurer de manière satisfaisante la protection des minorités, qui doivent cependant être consultées sur les limites territoriales de ces institutions.

Naturellement -comme l'a fort justement souligné M. Öhman- il convient de ne pas perdre de vue l’extrême diversité des situations dans les Etats de résidence des minorités et les solutions doivent donc être explorées en respectant toujours les aspects historiques, culturels et politiques spécifiques, même si les principes fondamentaux sont communs. De plus, il importe de ne pas rattacher la protection des minorités à tel ou tel texte isolé du Conseil de l’Europe, car, ce faisant, on risque de perdre de vue qu’en la matière, les problèmes forment, par essence, un tout.

Enfin, même si le présent Rapport et le Projet de recommandation sont surtout axés sur l’autonomie «territoriale », il ne faut pas oublier que la protection des minorités est garantie également par l’autonomie culturelle.

Il conviendra, une fois que le Comité des Ministres aura avalisé la Recommandation en question, d’instaurer un système de suivi et de contrôle pour s’assurer que les recommandations sont effectivement mises en œuvre. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe aura un rôle significatif à jouer à cet égard.

Commentaires en guise de conclusion

J'aimerais, en guise de conclusion, vous livrer quelques observations, dans le droit fil des études déjà effectuées sur les rapports entre protection des minorités et autonomies territoriales.

La délimitation géographique de la région autonome ne peut pas être fondée sur des critères exclusivement ethniques ; elle doit aussi tenir compte des critères historiques et économiques. L'autonomie territoriale peut prendre les formes les plus variées, et aller du fédéralisme au régionalisme et aux statuts spéciaux, en conjuguant le principe de l’autonomie et ceux de la participation et de l’interdépendance.

L’autonomie territoriale n’est pas la panacée : elle peut, par exemple, avoir à s’intégrer dans un système d’autonomie culturelle. C’est aux minorités elles-mêmes d’indiquer les choix qui leur semblent les plus opportuns.

Quoi qu’il en soit, il faut éviter tout malentendu à propos de la notion d’autonomie : elle n’est en aucun cas synonyme d’indépendance et de sécession.

Avant toute chose, les solutions d’organisation institutionnelle évoquées ci-dessus, pour produire des résultats, exigent des citoyens un sens élevé et motivé du pluralisme ainsi que de la valeur et du respect de la diversité. La société civile doit accepter la réalité multinationale, multilingue et multiculturelle du pays où elle vit et fonctionner de ce fait dans un esprit de tolérance, de pluralisme, de démocratie et de respect des droits de l’homme. C’est là un problème politique, juridique, culturel et qui relève, au fond, de l'éthique, de l'éducation et de la bonne formation de l’opinion publique.

Appliquer, au niveau national, une seule et même norme abstraite à des situations très différentes peut mener à des formes concrètes d’injustice et à des violations des droits des minorités.

Les minorités et le processus d’unification européenne

L’Europe, à la recherche de son unification politique et économique, se trouve confrontée à la tâche délicate d'avoir à trouver un équilibre entre deux tendances : la tentation de maintenir ou de créer des Etats-nations homogènes fondés sur le concept de la nation majoritaire, et la volonté de devenir des interlocuteurs et des acteurs, de plein droit, du processus d’unification européenne avec les conditions que celle-ci impose au concept traditionnel de la souveraineté. Dans cette hypothèse de création d’un espace européen unitaire et solidaire, la question des communautés minoritaires se posera différemment. Les problèmes des minorités, s’ils sont traités individuellement dans le cadre des frontières nationales respectives, apparaissent souvent insolubles et conflictuels ; s’ils sont replacés dans un contexte plus large, englobant plusieurs pays et en prise directe avec le processus d’unification européenne qui concerne, non seulement les gouvernements, mais la société civile, les populations et les citoyens, il nous semble que ces problèmes peuvent, malgré les difficultés évidentes et durables, trouver des solutions plus harmonieuses et une approche plus souple et diversifiée, ouvrant donc des perspectives plus positives.

Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe trouvera sans aucun doute aussi dans ce sujet complexe la possibilité de réaffirmer sa contribution essentielle à une Europe unie, dans le respect des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés fondamentales.

Dans un essai récent, Predrag Matvejevic, écrivain et actuellement professeur à l'Université de Rome, exprime certaines considérations qui doivent à notre avis être prises en compte si l'on veut affronter correctement les problèmes complexes des minorités. Elles portent sur les notions d'"identité", de "particularité" et de "différences", notions intimement liées entre elles. La notion d'identité est par ailleurs liée à la problématique des Droits de l'Homme et, en dernière analyse, à celle de l'Etat de droit.

Les civilisations complexes connaissent et développent des identités multiples. Cependant, il convient de faire une distinction essentielle entre "l'identité de l'être" et "l'identité du faire", distinction qui représente à notre avis un des apports les plus significatifs de l'essai de Matvejevic. Si nous essayons d'appliquer cette distinction, nous constaterons que trop souvent, en Europe centrale et orientale mais également ailleurs, on a presque exclusivement orienté la réflexion et la revendication d'identité vers le passé historique et les traditions affirmées (identité de l'être), mais qu'on n'a pas du tout ou trop peu essayé de faire des projets en vue d'un avenir (identité du faire) qui permettra à une identité nouvelle de s'affirmer: l'identité européenne. Cette nouvelle identité est plus large sans être incompatible.

Dans la perspective de l'unification européenne, qui est à la base de la création du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne, il est logique de souhaiter que l'Europe devienne un lieu et un cadre institutionnel dans lesquels chaque "nation" n'est certes pas destinée à disparaître, mais à devenir en quelque sorte une minorité à l'intérieur d'une communauté de peuples plus vaste. La vision de "l'Etat-nation" serait de la sorte radicalement modifiée, de même que serait transformée la position des groupes actuellement minoritaires à l'intérieur d'un Etat.

Il est possible de réfléchir à l'histoire de l'Italie, à l'époque du Moyen-Age et au début de l'ère moderne, elle se caractérisait par une abondance évidente de structures locales et régionales, alors que d'autres Etats, comme la France, l'Angleterre et l'Espagne par exemple élaboraient les concepts et les structures d'une conscience civique capable de prendre l'aspect d'un sentiment fort d'appartenance collective plus large. L'Europe enviait peut-être un patrimoine d'idées et des styles de pensée et de vie qui devaient laisser leur trace jusqu'à nos jours en Italie et chez les italiens, mais il s'est créé un situation ambiguë, reflet à coup sûr d'une grande influence intellectuelle, mais également, comme on l'a dit, d'un certain désarroi institutionnel et d'une faiblesse indubitable au plan européen, car l'Italie ne trouvait pas les moyens de devenir une forme institutionnelle commune à tous le pays, ni ceux de forger son unité.

Les Européens se trouvent dans une situation analogue, compte tenu des distinctions qui s'imposent: ils ont su faire et ils font actuellement de l'autonomie une valeur certainement incontournable et qui doit être renforcée dans l'avenir, mais il devient urgent de donner en même temps un espace aux forces d'intégration européenne (à ne pas confondre cependant avec une centralisation européenne), tout en ne renonçant pas à la richesse d'une nouvelle entité capable de faire cohabiter l'unité et le pluralisme.

Les problèmes des minorités constituent une contribution de poids à cette réflexion nécessaire; nous devons relever le défi de construire ensemble une société civile européenne, articulée en autonomies fortes mais faisant partie d'un cadre institutionnel commun et d'un pouvoir démocratique également partagé.

Seul le creuset de ce lien innovant permettra vraiment de retrouver le fil du rapport indispensable entre l'identité des "petites patries" et l'appartenance à une réalité politique et culturelle plus large, à l'échelle du continent.

 

1 Autriche, Croatie, Chypre, République Tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, Allemagne, Hongrie, Italie, Liechtenstein, Malte, Moldova, Roumanie, Saint Marin, Slovaquie, Slovénie, Espagne, Ex-République Yougoslave de Macédoine, Ukraine, Royaume Uni

2 Croatie, Finlande, Hongrie, Liechtenstein, Pays-Bas, Norvège, Suisse