Strasbourg, 7 décembre 2016
CEPEJ(2016)13É
COMMISSION EUROPÉENNE POUR L’EFFICACITE DE LA JUSTICE
(CEPEJ)
Lignes directrices sur la conduite du changement vers la Cyberjustice
Bilan des dispositifs déployés et synthèse de bonnes pratiques
Préparé par le CEPEJ-GT-QUAL
sur la base d’un travail préparatoire de
Harold ÉPINEUSE, expert scientifique (France)
Tel qu’adopté lors de la 28ème réunion plénière de la CEPEJ, le 7 décembre 2016
Table des matières
1.1.1 Des améliorations orientées vers les usagers et la qualité du service public de la justice
1.1.2 Échantillon d’outils d’accès à la justice déployés en Europe
1.1.3 Panorama du taux de développement des outils d’accès à la justice déployés en Europe
1.2 La communication entre les tribunaux et avec les professionnels
1.2.2 Échantillon d’outils de communication entre les tribunaux et les professionnels en Europe
1.2.3 Panorama du taux de développement des outils de communication entre les tribunaux et avec les
1.3 L’assistance au juge, au procureur et au greffier
service de la sécurité juridique
1.3.2 Échantillon d’outils d’assistance aux juges, procureurs et greffiers déployés en Europe
1.3.3 Panorama du taux de développement des outils d’assistance au juge, au procureur et au greffier
1.4 L’administration des tribunaux
1.4.1 Un levier de transformation pour l’efficience managériale des tribunaux
1.4.2 Échantillon d’outils d’administration de la justice déployés en Europe
1.4.3 Panorama du taux de développement des outils d’administration des tribunaux
2.1 Quelques remarques préalables au développement d’outils informatiques dans la justice
2.2 Commencer par la définition d’objectifs clairs dégagés de toute considération technique
2.3 Prendre en considération les critères de base facilitant le bon déploiement de l’informatique
2.4 Allouer des moyens adaptés et proportionnés à l’ambition des projets
2.6 Concevoir une politique de déploiement impliquant tous les acteurs du changement
2.7 Passer d’une culture de gestion de projet à un véritable pilotage de l’innovation
1. Depuis plusieurs années, tous les États membres du Conseil de l’Europe[1] se sont dotés d’applications informatiques dans le but d’améliorer la performance et l’efficacité de leurs systèmes judiciaires. Que ces politiques soient menées à petite ou à grande échelle, avec des implications financières plus ou moins importantes, l’introduction d’outils numériques a souvent été considérée en elle-même comme un levier de modernisation de la justice. Pour autant, elle a rarement donné lieu à une réflexion préalable sur l’impact global qu’elle aurait sur les systèmes judiciaires ainsi modernisés. Si l’on s’accorde aujourd’hui pour dire que la justice ne peut rester sur le côté d’une évolution qui touche massivement les sociétés dans lesquelles elle s’insère et les populations auxquelles elle s’adresse, force est de constater que le défi d’intégrer les technologies de l’information et de la communication dans la justice, sans dénaturer la mission et les valeurs de celle-ci, demeure un champ encore trop peu documenté. Le développement et la maturité de certaines technologies appliquées au champ judiciaire depuis le début des années 2000 autorisent pourtant qu’un premier bilan de leur utilisation puisse être dressé quinze années après sur la base des expériences des États membres du Conseil de l’Europe.
2. À travers ces Lignes Directrices, la CEPEJ souhaite non seulement contribuer à documenter ce champ en rassemblant des expériences parmi les plus récentes des systèmes judiciaires européens, mais aussi apporter un regard critique sur l’évolution de l’informatique appliqué à la justice dans les dernières années, ainsi que les défis qu’elle pose, tant aux professionnels de la justice qu’aux décideurs publics. C’est donc en faisant référence au terme « Cyberjustice » que la CEPEJ entend promouvoir un certain nombre de réflexions sur ce champ, et apporter aux systèmes judiciaires qui le souhaitent une expertise qui dépasse les questions du développement et du bon fonctionnement des outils informatiques, pour embrasser toutes les évolutions à l’œuvre dans la façon dont se rend la justice en mobilisant des technologies de l’information et de la communication. Utilisée de préférence à l’appellation « e-Justice » qui présente l’informatique comme une modalité d’application de la justice dans le monde numérique, la Cyberjustice fait en effet référence à une littérature riche et désormais transdisciplinaire issue de la théorie de l’information. Une littérature qui annonce la profondeur des changements à l’œuvre dans les organisations et les activités humaines ayant recours aux systèmes d’information, pour mieux repérer les défis qu’ils leur posent. Ainsi, et largement entendue, la Cyberjustice regroupe toutes les situations dans lesquelles une application au moins des technologies de l’information et de la communication, est intégrée à un processus de règlement des litiges, qu’il soit juridictionnel ou extra-juridictionnel.
3. Si les outils numériques de la Cyberjustice contribuent souvent aujourd’hui à une meilleure efficacité et efficience des systèmes judiciaires, dans un contexte global de réduction des moyens à disposition, il paraît essentiel que leur déploiement puisse tenir compte d’une part de l’exigence de garantir des standards élevés de qualité du service public de la justice, et d’autre part, de tenir compte des attentes et des besoins des professionnels de la justice aussi bien que des usagers. Le développement de système d’information pour la justice ne saurait en particulier remettre en cause les principes fondamentaux qui encadrent l’activité de celle-ci. Le droit à un procès équitable protégé par la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (ConvEDH) de même que les instruments de promotion de la qualité de la justice établis par la CEPEJ ne sauraient être battu en brèche mais au contraire voie leurs effets prolongés par l’informatique qui ne constitue alors en rien une fin mais seulement un moyen à disposition des décideurs publics, des professionnels et des parties à un litige.
4. L’objectif de ces Lignes Directrices est donc double. En premier lieu, elles dressent un inventaire des solutions existantes au niveau européen, tout en s’interrogeant sur les finalités qu’elles poursuivent et leur capacité à améliorer la qualité et l’efficacité des systèmes judiciaires. En conformité avec cette approche, les différentes applications de cyberjustice recensées ont été classées en quatre catégories principales, selon le but qu’elles visent : l’accès à la justice, la communication entre les tribunaux et les professionnels, l’administration des tribunaux et l’assistance directe au travail du juge et du greffier. Seront présentés pour chaque catégorie : les gains attendus par l’introduction de l’outil, les développements possibles sur le long terme qui naîtront de son usage, les points d’attention essentiels au succès de l’innovation envisagée et les risques potentiels liés à son utilisation.
5. Dans un second temps, ces Lignes Directrices visent à accompagner les décideurs publics dans la maîtrise de la conduite du changement vers la Cyberjustice, en mettant en perspective des principes généraux et des retours d’expérience qui ont été jugés particulièrement utiles dans le cadre du développement et pour la mise en œuvre de politiques européennes en matière de justice numérique.
6. Les présentes Lignes Directrices ont été rédigées en s’appuyant sur les amples données et informations recueillies par la CEPEJ dans le cadre de ses activités, notamment dans le cadre de l’évaluation des systèmes judiciaires européens (CEPEJ-GT-EVAL). A cet égard, il convient de mentionner que le cycle d’évaluation 2016 (données de l’année 2014) consacre une place très importante à la question des technologies de l’information et de la communication, moyennant un rapport spécifique publié au mois de septembre 2016 et rédigé sur la base des réponses fournies par les États membres à un questionnaire thématique spécifique. Ce rapport, exhaustif, détermine de manière précise le niveau de développement de chaque pays en la matière, et approfondit également les analyses précédentes de la CEPEJ relatives à l’impact de l’utilisation de l’informatique sur l’efficacité et la qualité des systèmes judiciaires. Ces données ont été complétées d’informations originales recueillies sur la base du volontariat auprès de représentants des États membres au cours du printemps de l’année 2016 sur des projets informatiques spécifiques, et de différents entretiens auprès des membres de la CEPEJ et du Réseau des Tribunaux Référents.
7. Des pistes de réflexions critiques ont enfin été esquissées et discutées par le groupe de travail de la CEPEJ sur la qualité de la justice (CEPEJ-GT-QUAL), à partir de l’expérience de chacun des membres du groupe. Afin de s’inscrire dans la continuité des travaux de ce groupe, ces Lignes Directrices s’efforcent dès lors d’indiquer les liens qui existent entre la matière traitée dans ce rapport et les enjeux en matière de qualité de la justice. En particulier, il est renvoyé lorsque cela est pertinent à la « Check-list pour la promotion de la qualité de la justice et des tribunaux » (CEPEJ(2008)2E) instrument qui se présente comme un outil d’introspection pour les décideurs publics et les praticiens du droit, visant, par le biais de questions multiples, à les aider à améliorer les législations, les politiques et les pratiques en matière de qualité de la justice. Une Check-list complémentaire et spécifique au champ de la Cyberjustice est proposée en annexe de ces Lignes Directrice afin de prolonger et de faciliter ce travail d’introspection s’agissant du développement des technologies de l’information et de la communication dans l’administration de la justice. Elle est suivie d’une bibliographie sommaire renvoyant aux différents instruments et documents du Conseil de l’Europe directement liés au sujet de la Cyberjustice.
8. Cette partie dresse un panorama synthétique des dispositifs de cyberjustice existants au niveau européen sur la base des données disponibles dans le dernier rapport du CEPEJ-GT-EVAL[2], auxquelles ont été ajoutées des informations sur les initiatives déjà remarquées par la CEPEJ à l’occasion des concours « Balances de Cristal ». Elle s’enrichit aussi d’informations communiquées par les États Membres, invités à contribuer sur une base volontaire à la présente étude en partageant avec l’expert scientifique les expériences de leur choix. Elle incorpore enfin le contenu de discussions avec les membres de la CEPEJ et le Réseau des Tribunaux Référents.
9. Les dispositifs recensés ont été regroupés en fonction du but poursuivi par leur promoteur : l’accès à la justice, la communication entre les tribunaux et les professionnels, l’assistance directe au travail du magistrat et du greffier, et enfin l’administration des tribunaux. Il s’agit évidemment d’un découpage à valeur pédagogique dont les frontières peuvent parfois s’avérer floues. Certains exemples parmi les plus avancés auraient ainsi pu figurer dans plusieurs catégories pour la raison qu’ils opèrent une liaison entre des outils améliorant l’accès à l’information et la communication entre agents, un système de pilotages des affaires, et des outils d’assistance au professionnel. Pour autant, et afin d’éviter les répétitions, la tendance retenue sera de ne les citer qu’une fois, en raison d’une caractéristique particulière de l’outil qu’il convient de mettre en avant à ce moment-là dans l’échantillon considéré.
10. Une analyse générale est proposée dans ces Lignes Directrices sur les potentialités de chaque catégorie d’outils en interrogeant de façon systématique les gains identifiés pour la justice, les développements possibles pour les systèmes judiciaires, les points d’attention à considérer dans leur mise en œuvre, et enfin les risques potentiels de leur introduction. Chaque sous-partie propose ainsi un résumé des enjeux à considérer suivie d’un résumé infographique de l’équipement par pays et d’un échantillon d’outil afin d’illustrer la diversité et la richesse des expériences des États Membres en la matière.
11. Cette notion doit être entendue ici de manière de large en tant qu’elle regroupe tant les dispositifs d’accès au droit (informations en ligne sur ses droits, diffusion de la jurisprudence) que les dispositifs d’accès au règlement des différends (attribution de l’aide judiciaire en ligne, saisine d’une juridiction ou d’un service de médiation) [3]. Ainsi, l’accès à la justice est une notion fréquemment mise en avant par les systèmes judiciaires pour justifier le recours aux outils numériques qui, selon le cas, doivent augmenter le niveau d’information ou de services à disposition du justiciable, ou encore réduire les barrières – entendu comme les coûts matériels et les coûts financiers – d’accès aux services existants.
12. En 2008 déjà, la « Check-list pour promotion de la qualité de la justice et des tribunaux » de la CEPEJ (CEPEJ(2008)2E) soulignait le lien important qui existe entre l’informatique et l’accès à la justice en lui consacrant un chapitre entier[4]. Plus récemment, une résolution de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe de novembre 2015 faisait remarquer que si l’accès à la justice est « une pierre angulaire de tout Etat démocratique fondé sur l’Etat de droit et une condition préalable indispensable à la jouissance effective de leurs droits de l’homme par les citoyens (…) l’accès au système judiciaire est souvent très coûteux en temps et en argent ». Et l’Assemblée de se féliciter de ce qu’un « certain nombre d’États prennent des initiatives pour réformer le processus judiciaire, en vue d’accélérer les procédures et de les rendre plus abordables, notamment grâce à l’utilisation accrue de formes modernes des technologies de l’information et de la communication (TIC) »[5].
13. L’informatique ouvre donc la promesse d’un service public de la justice plus accessible, pour autant que les citoyens soient eux-mêmes connectés et prêts à se satisfaire de cette nouvelle relation. A condition aussi que les systèmes judiciaires soient prêts à investir suffisamment, dans des outils de plus en plus poussés et de plus en plus complexes, qui nécessitent ou entraînent de repenser leur organisation, leurs relations entre eux, et parfois même les compétences nouvelles qu’ils doivent s’adjoindre en leur sein pour tirer pleinement parti des nouveaux services numériques proposés au citoyen et au justiciable.
14. Le développement des technologies de l’information ayant partout conduit à une extension des capacités d’interaction entre les individus, les services publics, dont celui de la justice, ont dès lors cherché à tirer parti des nouveaux outils numériques pour repenser leurs modalités de communication avec leurs usagers[6]. Livrer plus d’informations, et mieux livrer les informations, sont les deux objectifs qui sont apparus aux systèmes judiciaires comme devenus accessibles à un coût de déploiement moindre, grâce à l’informatique. Avec en ligne de mire d’en retirer deux séries de bénéfices : améliorer la qualité du service rendu d’une part, tout en maîtrisant les dépenses de fonctionnement de la justice d’autre part.
15. Le premier objectif des nombreux sites internet d’information mis en ligne ces dernières années est d’apporter un niveau d’information de base aux citoyens[7], en amont de tout conflit ou de toute saisine d’une juridiction, depuis chez eux et dans un langage qu’ils comprennent, par le développement d’une interface qui leur soit aisée, les renseignant sur l’étendue de leurs droits et les voies procédurales à suivre pour les mettre en œuvre ou les défendre. Des portails d’information sont ainsi progressivement mis en place dans tous les pays, qui associent le plus souvent les cours et les tribunaux mais aussi les Barreaux ou des associations, afin de proposer un niveau d’information le plus complet possible et homogène en tout point du territoire. Notons que l’Union Européenne prolonge cet effort en travaillant de son côté à l’interconnexion des informations proposant, dans les langues des pays de l’Union, un portail d’accès aux informations nationales fournies par les États.
16. Le développement de services d’information en ligne privilégie désormais l’accompagnement du citoyen dans la fourniture d’informations pratiques concernant les procédures à suivre[8]. En suivant une sorte de questionnaire dynamique destiné à cerner précisément sa demande, tant dans sa nature que dans son montant ou son rattachement géographique, le justiciable qui se rend sur ces portails de nouvelle génération y reçoit une information personnalisée et contextualisée lui permettant de poursuivre son cheminement institutionnel auprès des institutions appropriées : mise en contact avec un avocat, lien avec un service de conciliation ou de médiation, mais aussi bien sûr saisine des tribunaux compétents. Le justiciable bénéficie en outre parfois d’informations plus précises encore sur les modalités de saisine de l’institution avec des documents à remplir, téléchargeables en ligne, une liste des pièces à fournir à l’appui de sa demande, l’adresse postale ou électronique de l’institution, le plan d’accès, l’organisation des services et le cas échéant les délais auxquels s’attendre. Des services qui de l’expérience des États demandent un travail important de remise à plat dans l’organisation existante de l’information, de simplification du langage, d’attention à l’ergonomie, et parfois même de rationalisation des procédures.[9]
17. Certains systèmes judiciaires considèrent le développement de l’Open data (données ouvertes) comme un point d’achèvement des politiques d’accès à la justice. Une tendance nette se dessine ces dernières années, avec un portage politique fort au niveau international[10] pour que se développe dans certains pays un mouvement d’ouverture des données judiciaires au grand public. Il s’agit de rendre l’ensemble des décisions de justice accessibles à tous en ligne et gratuitement (avec des restrictions plus ou moins importantes quant aux données personnelles – nom des parties, domicile – selon la législation en vigueur dans le pays) [11]. Ces politiques « d’open data » représentent une avancée théorique considérable dans l’accès au droit par la mise à disposition de tous et dans les mêmes conditions de la jurisprudence ; en même temps qu’elles posent beaucoup de questions sur l’accessibilité réelle d’un droit livré brut aux citoyens, et annoncent de profonds bouleversements dans les milieux professionnels du conseil et de l’édition juridique.
18. L’impact du développement des données judiciaires ouvertes sur l’accès à la justice paraît ainsi devoir être nuancé. Celui-ci, pour être efficace, doit en effet prendre en considération qu’en pratique, les moyens de naviguer dans une telle masse de données et d’en tirer parti pour la revendication ou la défense de ses droits, n’est pas chose aisée pour le justiciable, et nécessite dans bien des cas le recours à un intermédiaire professionnel en raison de la complexité du droit ou de l’affaire, quitte à voir émerger dans certains pays de nouveaux intermédiaires du traitement de l’information juridique et judiciaire libre et ouverte. Par ailleurs, les systèmes judiciaires sont amenés à réfléchir à la valeur que représente la mise en ligne de ces données pour certains secteurs d’activité (assurance, banque, marché de l’emploi) et l’exploitation individuelle ou statistique qu’ils peuvent être amenés à en faire. Une mise en ligne consentie par la puissance publique, parfois à l’insu, et peut-être au détriment, des personnes qu’elles sont censées servir ou protéger, c’est à dire les justiciables, n’est possible qu’à certaines conditions au risque d’entraîner une défiance dans l’appareil judiciaire[12].
19. De plus en plus de systèmes judiciaires entreprennent la mise en œuvre de politiques de communication institutionnelle actives sur internet, utilisant la puissance du multimédia et des réseaux sociaux[13]. À l’échelle d’une cour ou de tout un réseau de juridictions, les pays expérimentent une nouvelle forme de relation avec les citoyens qui permet à la justice de rendre compte de son travail sous des modalités diverses[14] (à l’image de ce que font les autres pouvoirs – exécutif ou législatif – sur leurs sites internet), en mettant en place de véritables stratégies et politiques de communication qui passent par le web : communiqués de presse (parfois en plusieurs langues), retransmissions de tout ou partie des audiences en vidéo (pour les cours suprêmes ou constitutionnelles le plus souvent), page Facebook ou compte Twitter, pour ne citer que les deux réseaux sociaux les plus couramment utilisés. La justice voit ces nouveaux outils comme autant d’occasions directes pour se faire entendre et se faire comprendre auprès d’un public national ou local consommateur de ces nouveaux médias.
20. La simplicité et le prix très abordable pour la mise en place de certains outils aujourd’hui ne doivent cependant pas faire oublier une réalité bien plus complexe selon les systèmes judiciaires qui en ont l’expérience. L’investissement dans les outils de communication élaborés qui suscite de fortes attentes dans la population, doit impérativement être suivi d’investissements bien plus importants encore dans les techniques de communication et de relations publiques, à travers le recrutement de professionnels et la formation des différents intervenants à l’échelle de l’institution considérée, et ce de manière pérenne. Aussi, la mise en place d’une véritable politique de communication doit aussi permettre de s’interroger sur les limites à celle-ci, pour une institution judiciaire. C’est à dire s’interroger sur le type d’information qu’il convient ou pas de mettre en ligne, ainsi que le traitement adéquat pour ces informations[15]. Il va en effet de l’image et de la dignité de l’institution judiciaire de répondre à ces questions de manière sereine et argumentée avant de se jeter corps et âme dans la communication la plus à la mode. Sans doute d’ailleurs la réponse à toutes ces questions est-elle différente selon le type de juridiction et le contentieux qu’elle traite[16].
21. Des services de communication dématérialisée avec les justiciables sur leurs affaires sont déjà opérationnels dans certains pays, et en cours de développement dans d’autres[17]. Des services de saisine en ligne directe des juridictions d’abord, essentiellement pensés pour les procédures sans représentation obligatoire, ces services dispensent le justiciable de l’envoi de documents sous format papier par la poste ou de leur remise en mains propres aux greffes du tribunal. Suivant cette logique, les systèmes d’information récemment mis en place proposent d’offrir au justiciable, assisté ou non d’un avocat, de recevoir des nouvelles de sa procédure sous format dématérialisé par le biais d’alertes SMS ou par courriel électronique, l’invitant à se rendre sur un compte en ligne sécurisé et/ou à prendre attache avec son avocat. Certains pays ont également déployé des systèmes dématérialisés de convocation à l’audience, mais aussi de confirmation de présence par message envoyé quelques jours avant au justiciable sur leur téléphone, permettant d’augmenter significativement le taux de comparution effective des deux parties, et par là-même de faire baisser le taux de report des audiences. D’autres encore mettent à la disposition des parties sur leur espace personnel et sécurisé la décision de justice rendue dans leur affaire, suivie d’une information sur les voies légales offertes (en ligne ou non) pour la faire exécuter ou la contester.
22. La mise en place des systèmes d’information améliore potentiellement l’accueil physique dans les palais de justice… ou ailleurs. Outre le gain pour les usagers, qui individuellement ne sont plus obligés de se déplacer physiquement dans les juridictions pour obtenir une information ou déclencher une procédure, ces services en ligne profitent à l’organisation du tribunal, en ce qu’ils permettent de réduire les temps d’attente dans les accueils des palais de justice, si ce n’est de supprimer pour qui est en mesure d’obtenir l’information qu’il recherche depuis un poste informatique. Le temps gagné à ne plus renseigner les personnes qui vont directement chercher les informations qu’ils cherchent sur internet, permet aussi aux personnels dûment formés de se concentrer sur l’assistance aux personnes exclues de ces dispositifs, ou dont la procédure nécessite un niveau d’information particulier ou encore un entretien direct avec un professionnel. Il est à noter que certains pays complètent cette offre d’information en ligne et physique au tribunal, par un système hybride, de mise en relation téléphonique en tout point du territoire. D’autres soutiennent une politique plus ambitieuse encore de redéploiement des points physiques d’accès au droit, en créant des antennes locales partagées entre services publics, où des agents spécialement formées à la transversalité peuvent naviguer dans les différents systèmes d’information concernés et offrir une assistance de proximité aux citoyens, en lien avec le personnel judiciaire des tribunaux le cas échéant.
23. D’autres dispositifs permettant d’éviter un déplacement dans les tribunaux se développent à travers le recours à la visioconférence. Un développement qui se systématise dans chacun des pays, et pour la coopération judiciaire entre les différents pays. Ouverts à une catégorie de personnes ou de situations particulières[18], dans le cadre de la mise en état d’une affaire ou pour certaines parties d’une audience (compte-rendu d’expertises, dépôt de plainte, interrogatoire ou témoignage à distance), ces dispositifs sont vécus comme une source d’économie importante, en matière civile comme en matière pénale. Du point de vue de la qualité par contre, le recours à la visioconférence nécessite encore un certain nombre d’améliorations techniques ou de protocoles d’audience, pour beaucoup de praticiens des États membres. Ainsi que le souligne le rapporteur à la résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’accès à la justice et les TIC : « Il importe que les tribunaux qui recourent à la visioconférence continuent d’examiner comment atténuer ces défauts, par exemple en recherchant des avancées technologiques qui améliorent la qualité de la visioconférence et en cryptant les signaux vidéo pour les protéger contre toute interception. Les avocats, les juges et le personnel des tribunaux devraient également se familiariser avec les différences que présentent habituellement une déposition faite en personne par un témoin et une déposition par visioconférence, afin de savoir comment ces différences peuvent avoir certaines conséquences sur une déposition faite par visioconférence. Les personnes qui témoignent par visioconférence ont par exemple tendance à regarder l’écran pour voir leur interlocuteur au lieu de regarder la caméra, ce qui a pour effet de supprimer le contact visuel direct avec les personnes qui se trouvent en salle d’audience. Le fait de comprendre cet élément et les autres différences propres à cette situation peut aider les avocats, les juges et le personnel des tribunaux à modifier ce qu’ils attendent d’un témoignage déposé par visioconférence, par rapport à une déposition, faite en personne par le témoin ». Ce qui, assurément, est un souci de qualité de la justice.
24. Des sites internet conçus pour le traitement en ligne des différends ont également été développés récemment dans certains pays du Conseil de l’Europe. En matière civile, ils concernent généralement le traitement des litiges de faible montant (consommation, baux d’habitation) ou les procédures spéciales d’injonctions de payer, mais se développent aussi désormais dans le domaine des affaires familiales (règlement du divorce). Des opérateurs publics mais aussi des opérateurs privés proposent ainsi des services de résolution en ligne des conflits (Online Dispute Resolution – ODR) directement accessibles aux justiciables. Certains systèmes judiciaires y voient une offre alternative, quand d’autres la pensent comme une offre complémentaire, en amont de la saisine éventuelle d’un juge. Ce type de démarche participe nettement à prévenir l’engorgement des juridictions en favorisant un traitement du différend par la conciliation ou la médiation informatisée. Le basculement vers le système juridictionnel en cas d’échec de la conciliation et de la médiation est alors possible, mais se retrouve facilité - lorsque le système d’information est rattaché ou reconnu par la puissance publique – en raison d’une reprise automatique des informations sur les parties et le litige, lequel est alors quasiment en état d’être jugé, évitant aux greffes de créer manuellement une nouvelle entrée dans leur système de gestion des affaires, et aux parties de devoir redonner une nouvelle fois les informations, les prétentions et les pièces à l’appui de leur litige[19].
25. Il convient de noter que l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe a récemment appelé les États membres à mettre des procédures volontaires de Règlement en Ligne des Litiges (RLL) à la disposition des citoyens dans les situations appropriées ; sensibiliser l’opinion à l’existence de ces procédures et créer des incitations pour amener les citoyens à y prendre part, notamment en promouvant l’exécution extrajudiciaire des décisions de RLL et en faisant mieux connaître le RLL aux professions du droit ». Non sans évoquer le nécessaire encadrement de la contribution des RLL afin que celle-ci puisse être une offre de justice de qualité pour les citoyens, qui consiste pour les États « à veiller à ce que les procédures actuelles et futures de RLL comportant des garanties conformes aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui peuvent consister notamment en un accès au conseil juridique ; à veiller à ce que les parties qui engagent une procédure de RLL conservent un droit d’accès à une procédure d’appel devant les tribunaux qui satisfasse à l’exigence d’un procès équitable énoncé à l’article 6 de la Convention ; (et enfin) à entreprendre d’élaborer des normes minimales communes auxquelles les prestataires de RLL devront se conformer, notamment pour garantir que leurs procédures ne favorisent pas injustement les acteurs fréquents au détriment des acteurs occasionnels, et s’appliquer à établir un système commun d’accréditation des prestataires de RLL qui satisfont à ces normes »[20].
26. L’accès à la justice par les systèmes d’information, entre réduction des coûts et réaffectation des ressources. Additionnant toutes ces innovations qui cherchent à n’accueillir le justiciable sur le lieu physique du palais de justice que dans des hypothèses devenues strictement nécessaires, des réformes de cartes judiciaires dans le sens d’une réduction de la présence physique des tribunaux sur un territoire donné, ont été mises en œuvre ou sont envisagées dans certains pays[21]. Elles sont d’ailleurs souvent présentées comme le bénéfice ultime du recours aux services numériques. Les coûts de développement et de fonctionnement des systèmes d’information étant perçus par les États comme largement inférieurs aux coûts relatifs à l’immobilier judiciaire et à son entretien ; ils autoriseraient même des économies en matière de ressources humaines au niveau local.
27. Certains font cependant remarquer qu’une telle équation ne prend pas forcément en compte les coûts cachés des transformations vers les services dématérialisés. Il s’agit d’abord d’un transfert de coût de l’opérateur (système judiciaire) vers l’utilisateur (le justiciable), essentiellement le temps passé par celui qui nourrit et agit sur le système d’information, que l’on constate dans la plupart des services en ligne, publics ou de consommation. Il s’agit ensuite des coûts induits qui pèsent sur les économies associées, l’accès en ligne à la justice bouleversant le rôle, les services, et par là-même, le modèle économique des professions juridiques et judiciaires. Il s’agit enfin des coûts nouveaux, nécessaires au bon déploiement pérenne du service dématérialisé : par exemple l’investissement dans de nouveaux profils de ressources humaines devenus indispensables à une justice en ligne (par voie de recrutements le plus souvent lorsque les reconversions ou la formation ne peuvent suffire), alors même que la masse salariale statutaire des magistrats et des greffiers devrait rester, pour un moment au moins, à l’identique.
28. D’autres systèmes judiciaires font observer que la simple mise en ligne de tels services ne suffit pas à atteindre automatiquement les objectifs de qualité et de réduction de coûts qu’ils s’assignent parfois. La mise à disposition de services dématérialisés se double d’un effort (et d’un coût) en terme de communication, considérable et de long terme, auprès du public, par tous les canaux possibles, avant d’espérer : i) que l’existence des nouveaux outils soit connue d’une masse suffisante de citoyens; ii) produire la confiance qui permettra au public de franchir le pas pour y avoir recours ; et iii) provoquer des changements récurrents et pérennes dans les habitudes du public pour ce qui est de sa relation avec le service public de la justice.
29. À l’opposé d’une démarche de développement tous azimuts de services en ligne, certains pays paraissent vouloir limiter le recours aux saisines par voie électronique des juridictions, qui pourraient finir par banaliser le recours au juge, dans une sorte de mise à niveau avec les différents services d’assistance et plateformes de règlement des différends en ligne. C’est en réalité la même question qui anime la réflexion des tenants du développement des services en ligne et leurs opposants, à savoir celle de comment mettre en valeur aux yeux du citoyen la plus-value et la garantie qu’apporte le service public de la justice pour la défense de ses droits, qu’il soit dématérialisé ou non ? Ainsi le Comité Consultatif des Juges Européens dans son avis n°14 sur « Justice et technologies de l’information (TI) » rappelle-t-il que « L'introduction des TI dans les tribunaux en Europe ne doit pas compromettre les aspects humain et symbolique de la justice. Si la justice est perçue par les justiciables comme purement technique, dépourvue de sa fonction réelle et fondamentale, elle risque de se déshumaniser. La justice est et doit rester humaine car elle traite avant tout des personnes et de leurs litiges »[22].
30. La perception des justiciables sur des dispositifs entièrement dématérialisés reste en tout état de cause à mesurer et à évaluer, afin de savoir si le niveau de confiance accordé à un traitement en ligne est identique à celui d’une interaction en face à face pour ce qui est de l’information sur ses droits, la remise de son affaire entre les mains d’un représentant identifiable d’une institution, et la tenue d’un débat animé par un professionnel de la justice en présence des différents intervenants. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’évaluer le comportement des parties et de leurs témoins, qui est un exercice qui se fait dans un tribunal par le juge compétent. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire en vue de prendre en compte les besoins spécifiques des populations qui, pour des raisons d’âge ou de condition sociale, n’ont pas d’accès aisé, ni une culture pratique très développée des services et des interactions numériques[23]. Ainsi que l’écrit le CCJE dans son avis précité : « L’ensemble des usagers n’a pas toujours accès aux TI. Les moyens traditionnels actuels d’accès à l’information ne devraient pas être supprimés. Des « Help desks » et d’autres formes d’assistance dans les tribunaux ne devraient pas être supprimés au motif erroné que les TI rendent la justice ‘accessible à tous’. Cet aspect est particulièrement important concernant la protection des personnes vulnérables. L’utilisation des TI ne devrait pas diminuer les garanties procédurales disponibles pour les personnes qui n’ont pas d’accès aux nouvelles technologies. Les États doivent veiller à fournir une assistance spécifique en la matière aux parties qui ne bénéficient pas d’un tel accès »[24].
31. La grille ci-dessous se veut un résumé graphique des points évoqués précédemment.
Gains identifiés · Faciliter l’information des justiciables à tous les niveaux (informations sur l’accès physique au tribunal, l’organisation, les modes de saisine des juridictions et voies alternatives existantes, suivi en ligne des procédures, accès à la décision dès son prononcé) · Réduire les temps d’attente dans les accueils « physiques » des tribunaux ou rendre inutile certains déplacements · Régler en ligne certains contentieux en amont d’une saisine d’un tribunal pour désengorger la juridiction d’affaires simples à traiter |
Points d’attention · Maintenance et pérennité des données en particulier des archives · Réinvestissements importants en matière de ressources humaines par le biais de plans de recrutement ou de formation pour les nouveaux services proposés · Prendre en compte la multiplication de l’offre en solutions de règlement des différends Online Dispute Resolution privé (ODR) portés par le secteur privé comme élément de complémentarité ou de concurrence avec le public |
Développements possibles · Intégrer les outils d’accès à la justice au système global d’information des services judiciaires de sorte · Repenser la carte judiciaire et l’investissement immobilier à l’aune d’une migration de certains usages du bâtiment vers l’espace dématérialisé du tribunal |
Risques potentiels · Saisine en ligne : attention à la banalisation du recours à la justice · Menace sur les auxiliaires de justice qui ne sont plus les intermédiaires entre le tribunal et le justiciable · Perception du justiciable : celui-ci aura-t-il le sentiment d’avoir été entendu et traité équitablement si le processus d’ADR ou judiciaire se déroule en ligne ? Le caractère potentiel de la procédure peut-il être affecté ? · Récupération des données judiciaires ouvertes à d’autres fins que l’accès au droit par des compagnies privées |
Autriche : COURTPUB– Publication en ligne des décisions des tribunaux de commerce et guichet unique d’information en matière commerciale [source : Balance de Cristal 2006]
Espagne : Redabogacia –Guichet unique pour formuler une demande d’aide judiciaire à travers un accueil physique et un accès en ligne [source : Balance de Cristal 2014]
Estonie : AET – Service en ligne pour le déclenchement d’une procédure et le suivi des informations relatives à une affaire incluant la transmission de documents et service de paiement en ligne des frais [source : Balance de Cristal 2014]
France : Justice.fr – Portail d’information du justiciable sous forme dynamique permettant notamment d’identifier la juridiction compétente et de télécharger les formulaires correspondant pour sa saisine [source : Enquête 2016]
France : Sagace – Service en matière administrative permettant au justiciable de consulter une synthèse des informations relatives à son dossier contentieux [source : Enquête 2016]
France : Consultation Avocats – Plateforme nationale pour la consultation d’un avocat (sur rendez-vous, par téléphone ou par courrier électronique) dont le service est alors couvert par une convention d’honoraire [source : Enquête 2016]
France : JuriCA et JuriNET – Bases de données de jurisprudence des cours d’appel en matière civile et commerciale (JuriCA) et de la Cour de cassation en toute matière (JuriNET) [source : EVAL 2016, données 2014]
France : Medicys – Plateforme de médiation en ligne pour les litiges de consommation proposée par la Chambre Nationale des Huissiers de Justice de France [source : Enquête 2016]
Lituanie : TEISMAS – Portail d’information de la justice facilitant la communication avec les justiciables en ayant recours aux courriels électroniques d’alerte pour se connecter sur un serveur sécurisé [source : EVAL 2016, données 2014]
Pays-Bas : Rechtwijzer – Plateforme de conciliation et de médiation avant tout procès pour les litiges de nature relationnelle notamment en matière de baux, voisinage ou famille [source : Balance de Cristal 2015]
Pays du Conseil de l’Europe – Cour Européenne des Droits de l’Homme : HUDOC – Accès à l’ensemble de la jurisprudence de la Cour avec moteur de recherche avancé [source : Enquête 2016]
Pays du Conseil de l’Europe – Cour Européenne des Droits de l’Homme : Webcasts of Hearings – Retransmission des audiences de la Cour sur internet et mise à disposition des données relatives à l’affaire en plusieurs langues [source : Enquête 2016]
Pays de l’Union Européenne : E-Justice Portal – Portail d’information sur les justices d’Europe (systèmes judiciaires et professions, jurisprudences européennes) proposant un numéro d’identification unique des décisions de justice en Europe [source : Enquête 2016]
Pays de l’Union Européenne : Portail pour le règlement en ligne des litiges de consommation – plateforme de mise en relation des parties à un litige transfrontalier de consommation en Europe [source : Enquête 2016]
Royaume Uni : Make a plea – Service de plaider coupable en ligne pour les infractions routières évitant au justiciable de se déplacer au tribunal lorsque l’infraction n’est pas contestée, et d’obtenir une décision de justice dans des délais raccourcis [source : Enquête 2016]
Turquie : UYAP – Système d’information centralisé proposant un portail d’information sur la justice et les procédures avec notification des événements aux usagers par SMS [source : Balance de Cristal 2008]
1.1.3 Panorama du taux de développement des outils d’accès à la justice déployés en Europe
Tableau 1 : Communication entre les tribunaux et les usagers en 2014
Source : « Systèmes judiciaires européens, efficacité et qualité de la justice : L’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux en Europe », les études de la CEPEJ n°24, édition 2016 (données 2014) – question 64 du questionnaire d’évaluation
32. Le développement de systèmes d’information facilitant l’accès à la justice des citoyens ne saurait prospérer sans le substrat d’une communication électronique approfondie entre les différentes institutions qui concourent au traitement des affaires des justiciables : les tribunaux entre eux, les tribunaux avec les différents services de l’Etat, et avec les auxiliaires de justice aussi bien évidemment. C’est pourquoi nombre de systèmes judiciaires ont placé au cœur de leur stratégie numérique l’amélioration des échanges entre les tribunaux et avec les professionnels. La qualité attendue de la justice s’entend ici d’une plus grande fluidité dans la communication, permettant un traitement plus rapide, mais aussi plus sûr, de son affaire[25].
33. L’interrogation des registres informatiques tenus par les différentes administrations (à l’image du casier judiciaire, des registres fonciers ou d’insolvabilité des personnes) si elle est pratiquée depuis longtemps, se fait désormais par voie électronique directe, soit en envoyant une requête au service concerné, soit en ayant un accès direct aux données depuis son ordinateur. La constitution, la mise à jour, et l’interrogation à distance des registres ont pu être vécues comme un véritable défi pour certains pays, mais elle n’est rien à côté de la généralisation des communications électroniques entre tous les acteurs concourant à la procédure qui tend à se généraliser dans toute l’Europe. Un défi d’autant plus important que ces acteurs appartiennent à des organisations professionnelles différentes, publiques ou privées, qu’il convient de concerter au moment même où chaque organisation est sommée de s’adapter à de nouvelles formes de travail. Un défi dont les enjeux juridiques liés à la communication sont par ailleurs de première importance pour les citoyens.
34. Dans la plupart des pays désormais, les avocats sont en mesure ou sur la voie de pouvoir communiquer de façon totalement dématérialisée avec les juridictions pour la transmission de leurs actes de procédures, conclusions, dépôt de pièces[26]. Vécue comme un chantier de grande ampleur par l’ensemble des pays qui s’y sont lancés, la migration vers le tout électronique connaît en général deux étapes : l’établissement de communication sécurisées par le biais des boîtes électroniques habituelles, qui nécessite le traitement des données par un agent au point d’entrée du tribunal comme tout courrier sauf qu’il est déjà – avec ses pièces – livré sous forme numérisée. Et l’action directe que peut avoir la communication de l’avocat sur le système d’information du tribunal (e-filing) sans saisie ou transfert de donnée par l’agent au point d’entrée du tribunal qui ne fait qu’en vérifier la validité du dépôt et les effets de droits que celui-ci emporte (s’agissant de l’ouverture d’un dossier de l’interruption d’un délai de prescription, etc.). Ces systèmes les plus avancés emportent d’évidence une économie de tâches pour le travail des greffes que certains pays envisagent de recentrer sur leurs activités à forte valeur juridique et d’assistance du magistrat.
35. Certains pays ont étendu les possibilités de communication avec les juridictions à travers des portails spécialisés ouverts aux autres auxiliaires de justice. Il s’agit ici des huissiers de justice (ou autres agents d’exécution reconnus) et des experts. La communication électronique avec les premiers permet un suivi accéléré et facilité pour l’exécution des décisions de justice. Quant aux seconds le dépôt de leur rapport à une date imposée par le système informatique sur un espace partagé ouvert à la juridiction et aux parties, permet une transmission de l’information sans disparité ou écart, et une plus grande discipline dans l’accomplissement de la mission selon les utilisateurs actuels. Les prestataires des services judiciaires d’une manière générale au premier rang desquels les experts ou interprètent, bénéficient dès à présent dans certains pays d’un espace d’échange avec les magistrats et les greffes qui permet d’accélérer et de fiabiliser aussi la prescription et le paiement de la prestation dans un seul et même circuit, accélérant et fiabilisant là encore leur schéma de collaboration.
36. La phase de mise en état préalable aux audiences est ainsi totalement dématérialisée dans certains pays : les juges et les avocats ne communiquant plus leurs écrits que par voie électronique. Certains pays envisagent même que les audiences de mise en état puissent elles-mêmes avoir lieu en différents endroits ; chacun – le juge et les représentants des parties - apparaissant aux autres en visioconférence depuis son lieu de travail habituel ou depuis le point de connexion le plus proche autorisé par le système.
37. La seule limite à la dématérialisation de la relation demeure celle de l’audience de jugement pour laquelle la présence physique des parties (ou de leur représentants) semble encore devoir s’imposer. Très nettement en matière pénale pour la plupart des pays, de façon plus nuancée s’agissant de la matière civile ou administrative. Si la comparution à distance reste encouragée dans certaines hypothèses (en matière pénale, les économies sur le coût de transfèrement et le confort des détenus est souvent mis en avant) elle se heurte pour ce qui est de l’audience de jugement à certaines limites d’abord juridiques. Mais elle connaît aussi quelques obstacles s’agissant de la qualité de la justice ainsi rendue : les investissements dans des équipements de visioconférence sont loin de donner satisfaction pour une audience de qualité dans bien des pays et ne pourront l’être que lorsque les espaces de comparution auront été repensés aux deux bouts de la chaîne. L’ajout d’une caméra et d’un écran ne suffit pas, pas plus que leur multiplication, s’ils ne sont pas complétés de protocoles et de rituels d’audience adaptés[27].
38. Les technologies de l’information ont ainsi permis, au fur et à mesure de leur développement, une redéfinition des modalités de collaboration entre les tribunaux et les professions judiciaires[28]. Par conséquent, elles ont été pour beaucoup une occasion de remise à plat des modalités de travail dans chacune des professions concernées. La dématérialisation, en accompagnant ou en supprimant le papier, a d’abord et le plus souvent cherché à générer une réduction des coûts de traitement liés à la production et à la manipulation du papier, au sein des juridictions, comme des cabinets d’avocats[29]. Le travail des greffes en particulier s’est dans certains cas transformé, et dans d’autres s’est adjoint d’assistants spécialisés. La normalisation des schémas de communication étant susceptible de générer des gains considérables d’efficacité, a autorisé dans certains cas des redéploiements d’effectifs entre types de juridictions plus ou moins impactées par le traitement automatique de certaines tâches. Des politiques de « conduite du changement » ont pu faire défaut ou au contraire bénéficier à la transition lorsqu’on été anticipée le plus tôt possibles les conséquences organisationnelles et humaines des nouvelles modalités de communication avec les partenaires des juridictions. Les systèmes judiciaires ont ainsi cherché à faire du développement des communications électroniques le vecteur d’une accélération du temps dans la transmission et le traitement de l’information, en finissant par faire de l’informatique l’élément structurant commun de la procédure sur le plan juridique et de l’organisation du travail entre les différents opérateurs qui y concourent.
39. Ce nouveau type de communication a requis des changements importants dans tous les éléments structurants des organisations. Une adaptation de la législation d’abord qui a dû évoluer pour faire produire les effets juridiques attendus aux échanges électroniques (interruption des délais par exemple) et s’adapter à une nouvelle temporalité (avec des conclusions rendues non plus « en dernière minute » mais « en dernière seconde ») pour continuer à faire respecter le principe du contradictoire. Un changement des pratiques ensuite, certains pays faisant par exemple remarquer que la limitation du volume des pièces jointes structurant le système informatique rend parfois mal aisé le travail de l’avocat. Mais la dématérialisation nécessite aussi de mettre en œuvre une excellente coordination entre les services informatiques d’un bout à l’autre de la chaîne institutionnelle (juridictions et barreaux par exemple) en vue d’assurer la cohérence technique, et bien sûr la sécurité de celle-ci compte-tenu du caractère confidentiel des échanges en question. Ainsi, et en particulier dans le cas de procédures transfrontalières, les avocats font face à de nouveaux dilemmes en matières de droit à la preuve (électronique) et d’harmonisation des déontologies afin de sécuriser l’échange dématérialisé à un niveau au moins équivalent à l’échange matériel. D’une manière générale, le développement des communications dématérialisées impose à chaque pays de considérer la spécificité de la nature et du rôle des preuves numériques par des législations spécifiques et adaptées[30].
40. Un argument fréquemment échangé autour du développement des communications électroniques entre professionnels est celui du niveau de sécurité[31]. Certains pays y voient une vulnérabilité pour le bon fonctionnement de la justice en raison des cyber-attaques de plus en plus sophistiquées et nombreuses auxquelles les administrations sont exposées. Quand d’autres relativisent cette évolution en montrant toutes les vulnérabilités et dégâts causés par le passé par le système papier. Une chose est sûre : les vulnérabilités entre les deux mondes – papiers et numérique – sont différentes. Tous insistent sur la nécessité de disposer des moyens de protection et de surveillance adéquates, sur l’importance de former l’ensemble des personnels à la sécurité informatique à l’occasion d’échanges dématérialisés. Autant de dispositifs aujourd’hui déployés à l’échelle de l’Etat lui-même et auxquels les services judiciaires peuvent évidemment se raccrocher, tout en faisant valoir le caractère particulier des données qu’ils traitent font remarquer certains systèmes judiciaires et qui nécessite que les autres services de l’Etat n’y aient aucun accès sur le fond. Mais la sécurité des données ne saurait être complète si l’on n’était pas en mesure d’en assurer l’intégrité, c’est à dire la qualité de celle-ci pour une administration – celle de la justice – dont l’un des principaux moteurs est la confiance du public en son fonctionnement et ses décisions.
41. La grille ci-dessous se veut un résumé graphique des points évoqués précédemment.
Gains identifiés · Réduction des coûts, rapidité de traitement · Simplification des organisations |
Points d’attention · Compatibilité et fiabilité techniques des dispositifs entre entités différentes · Politique de conduite du changement à définir rigoureusement · Effets de blocage de la chaîne de communication en cas de panne |
Développements possibles · Définitions de schémas de communication communs (en partant des services d’un tribunal à l’ensemble des services concourant au fonctionnement du système judiciaire) |
Risques potentiels · Pertes considérables de temps en cas de défaillance technique non maîtrisée |
Allemagne : Electronic Court and Administration Mailbox at the Federal Patent Court – Système de boîtes électroniques permettant un échange et un archivage entièrement en ligne devant le tribunal fédéral en matière de brevets [source : Enquête 2016]
Allemagne : RegisSTAR – Système de gestion électronique des données en matière de registres commerciaux accessible au citoyen [source : Enquête 2016]
Allemagne (Basse Saxe) : elektronische Justiz Niedersachsen (eJuNi) – Système d’accompagnement de la transition et du changement vers un univers totalement sans papier en Allemagne, proposé par le Land de Basse Saxe [source : Enquête 2016]
Autriche : ERV (Elektronischer Rechtsverkehr) – Système de saisine des juridictions en ligne relié au système d’administration des affaires [source : Enquête 2016]
Bosnie Herzégovine : Judicial Information System – Système de communication électronique multimédia entre professionnels pour l’échange de données et de documents relié au système de gestion des affaires [source : Enquête 2016]
Croatie : Electronic collaboration between national registers – Espace d’interconnexion entre les différents registres nationaux intéressant la justice permettant un partage en temps réel des dernières informations disponible utiles à la prise de décision [source : Enquête 2016]
Espagne : Ventes aux enchères électroniques – Plateforme de ventes aux enchères judiciaires en ligne [source : Balance de Cristal 2006]
Espagne : Lexnet – Dispositif avancé de traitement des affaires par échange de documents et signature électronique [source : Balance de Cristal 2012]
Estonie : E-Toimik (e-File) – Système de communication électronique avancée entre les tribunaux, les services de poursuites, les services de police, les prisons, les services de probation, les huissiers, les bureaux d’aide judiciaire, les services des douanes, incluant échange de documents et données sur les affaires vers un fonctionnement totalement sans papier [source : Balance de Cristal 2014]
Estonie : Digital Payment Order Procedure – Système semi-automatique de gestion des affaires en matière d’injonction de payer permettant au juge assistant en charge de ce type d’affaires un traitement sans papier du déclenchement de la procédure à la communication de la décision [source : Enquête 2016]
France : RPVA (Réseau Privé Virtuel des Avocats) et E-Barreau – Plateforme de communication entre les avocats via les barreaux et les tribunaux en matière civile à travers son équivalent le RPVJ (Réseau Privé Virtuel Justice) [source : Enquête 2016]
France : EIA – Echanges inter-applicatifs entre le ministère de l’intérieur et le ministère de la justice pour le traitement des procédures pénales [source : Enquête 2016]
France : OPALEX – Plateforme d’échanges entièrement dématérialisés entre les experts et la juridiction en matière civile à laquelle les avocats ont également accès pour consulter les rapports dès leur dépôt [source : EVAL 2016, données 2014]
France : CHORUS Portail Pro – Portail permettant la gestion et le paiement des prestataires relatifs aux dépenses de frais de justice par les juridictions [source : EVAL 2016, données 2014]
France : Télérecours –Dispositif de dépôt des procédures en ligne accessible aux avocats et aux administrations pour l’ensemble du contentieux administrative [source : Enquête 2016]
Irlande: Digital Evidence Bundles – Système de numérisation des dossiers, y compris des preuves, livrées en un seul fichier PDF indexé et navigable pour une utilisation en audience [source : Enquête 2016]
Irlande: Remote Witness Video Conferencing – Système de comparution par visioconférence pour les témoignages à distance de personnes vulnérables contrôlé par le juge en charge de l’audience [source : Enquête 2016]
Italie : PCT (Processo Civile Telematico) – Système de communication et de soumission de documents électroniques en matière civile entre les avocats et les tribunaux [source : Enquête 2016]
Lettonie : TIS (Tiesu informatīvā sistēma) – Système de comparution par visioconférence pour les témoignages à distance de personnes vulnérables contrôlé par le juge en charge de l’audience [source : Enquête 2016]
Lituanie : e-Services System – Système de communication entièrement électronique avec les parties incluant le paiement des frais de procédures ou des condamnations pécuniaires ainsi que la consultation des enregistrements audio des audiences [source : Enquête 2016]
Moldavie : Integrated Case Management System (ICMS) – Système informatisé de gestion des affaires incluant une fonction d’attribution aléatoire des dossiers aux juges de première instance et d’appel [source : Enquête 2016]
Pays de l’UE : E-CODEX – Outils d’interconnexion des justices Européennes à disposition des États pour la circulation des données et la gestion des affaires transfrontalières [source : Enquête 2016]
Royaume Uni : Crown Court Digital Case System – DCS – Système de gestion collaborative des affaires pour les services du procureur partageable avec les greffiers, les avocats de la défense et juges [source : Enquête 2016]
Slovaquie : Electronic Case File – Système informatisé de gestion des affaires et des calendriers d’audience couplé à une base de donnée de jurisprudence, ouvert dans certaines matières à la production électronique de documents [source : Enquête 2016]
Tableau 2 : Communication entre les tribunaux et les professionnels en 2014
Source : « Systèmes judiciaires européens, efficacité et qualité de la justice : L’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux en Europe », les études de la CEPEJ n°24, édition 2016 (données 2014) – question 64 du questionnaire d’évaluation
42. Ce troisième exemple des usages informatiques dans les tribunaux des pays membres du Conseil de l’Europe s’intéresse au travail des juges, procureurs et greffiers. Il ne nie pas l’importance que représentent les systèmes d’information dans l’assistance au travail des avocats par exemple, et à quel point un certain nombre d’applications informatiques transforment aujourd’hui autant les pratiques que l’économie de la profession comme cela a déjà été évoqué précédemment. Si certains outils sont communs à l’ensemble des professions juridiques judiciaires, c’est dans la perspective de l’organisation d’un tribunal que nous nous placerons ici, en visant l’appui qui peut être donnée par l’informatique au travail juridictionnel proprement dit.
43. L’informatique a produit ses premiers effets dans les tribunaux en se substituant aux machines à écrire pour la mise en forme des décisions, mais également pour automatiser un certain nombre de tâches répétitives. Les personnels non-juges et non-procureurs qui les assistent, puis les juges et les procureurs eux-mêmes, ont investi ces outils pour générer des gains de productivité considérables dans des contentieux de masse. C’est plus récemment que les uns et les autres ont pu recevoir une assistance sur le fond dans leur travail intellectuel de juriste. L’informatique étant devenue dans les juridictions le premier outil de travail des juges, des procureurs et des greffiers, et le vecteur par excellence d’une meilleure sécurité juridique[32].
44. L’accès à de larges bases de connaissances a contribué à mieux outiller les magistrats[33]. Il s’agit principalement des bases de données législatives et de jurisprudence qui se sont perfectionnées avec le temps, offrant désormais une plus grande facilité de navigation dans les corpus juridiques, et un nombre plus importants de données mises à disposition des praticiens. Certains y voient un progrès en termes de sécurité juridique par la diffusion des mêmes sources, et de toutes les sources du droit, à l’ensemble du milieu professionnel, d’autant que ces bases de données ont tendance à se développer dans un certain nombre de pays en format ouvert et gratuit, autour d’un service public de la donnée juridique. D’autres y voient une perte d’efficacité en ce qu’elles provoquent une inflation des sources et des citations dans les écritures qui leurs sont soumises par les avocats, avec une perte de hiérarchisation dans l’autorité des décisions de justice en particulier, propres à la construction des bases de données. Dans certains pays, le développement des bases de données contribuerait à modifier le raisonnement juridique des praticiens, vers moins de raisonnement par principes et une plus grande casuistique liés à la profusion de références jurisprudentielles disponibles. Au titre des bases de connaissance informatisées, on peut aussi noter le développement d’apprentissages en ligne qui se développent dans les écoles et institutions de formation en Europe, ajoutant aux bibliothèques virtuelles des formats d’apprentissage multimédia et interactifs pour ce qui est des plateformes les plus récentes. Des outils qui diffusent très largement les pratiques judiciaires et l’expérience auprès de tous les professionnels, prolongeant les listes de discussion qui ont commencé à se développer aux débuts de l’internet entre magistrats.
45. La possibilité d’accéder à distance à des dossiers de procédure dématérialisés étend les modalités de collaboration au sein des juridictions. D’abord pensé pour le partage des informations à l’intérieur du service concerné[34], l’accès aux dossiers dématérialisés permet désormais non seulement un meilleur partage de l’information entre services (lorsque ce partage est juridiquement possible) mais rend aussi possible dans certains cas le travail des magistrats depuis n’importe quel lieu : un bureau mis à disposition ailleurs que dans la juridiction dans laquelle ils siègent, ou encore depuis leur domicile, tout en restant en contact avec ses collègues et utilisant les mêmes outils de travail. La surface immobilière consacrée aux bureaux dans les tribunaux a-t-elle pu ainsi parfois être repensée, faisant de la présence physique permanente des agents dans les locaux du tribunal une option de travail dans certains cas. La baisse des surfaces consacrées aux bureaux ou la mutualisation de ceux-ci s’est alors accompagnée d’une augmentation ou spécification des espaces de rencontres ou de convivialité. Selon certains, si le travail dématérialisé apporte souplesse et efficacité dans bien des cas, il ne doit pas pour autant conduire à épuiser l’opportunité ou la richesse de rencontres physiques sur le lieu du tribunal entre professionnels, mais redéfinir les conditions de leur accueil.
46. L’utilisation des outils informatiques pour des actes de procédure hors les murs augmente les prérogatives du magistrat et son efficacité en situation de mobilité. A l’instar des services de police et de toutes les professions (comme les huissiers de justice lors de leurs déplacements et les avocats au Palais) le travail en dehors du bureau est rendu possible par le développement d’applications mobiles et la généralisation de l’accès à des réseaux sans fil sécurisés. Ces outils dits de mobilité permettent d’élargir les possibilités d’intervention des magistrats sur les lieux (d’un crime ou lors d’une constatation par exemple), en facilitant un exercice immédiat de ses prérogatives par une prise de décision mieux informée, validée et communiquée immédiatement ; en interagissant directement avec la personne sur place dont on recueille le consentement ou la signature, par exemple pour un juge des tutelles; en réduisant d’autant le temps de traitement des informations n’ayant pas à faire de reprise de donnée une fois revenu au tribunal. En matière pénale, la consultation de fichiers d’antécédents judiciaires depuis le lieu de commission d’une infraction peut accroître la connaissance du parcours des mis en cause (notamment avec l’interconnexion des casiers judiciaires européens), et ainsi permettre une meilleure des décisions de poursuite.
47. L’utilisation de trames et guides de jugements par les magistrats s’avère un facteur de cohérence pour les pratiques judiciaires. L’utilisation de trames a permis à de nombreux tribunaux de maintenir une bonne efficacité de traitement des affaires dans les contentieux répétitifs et simples. Couplée à des grilles d’analyse des cas par matière, véritables guides pour le raisonnement judiciaire à suivre, elles assurent une meilleure cohérence dans la production judiciaire qui pour certains génère une meilleure égalité de traitement et une meilleure prévisibilité pour le justiciable[35]. L’informatique permet une mise en commun des connaissance et des pratiques au sein d’une communauté professionnelle (juges de l’application des peines, de l’instance, de la famille ) pour mieux tirer parti de l’intelligence collective des juges et procureurs et diffuser les bonnes pratiques comme autant de standards : afin que les meilleures pratiques bénéficient au plus grand nombre. La constitution des trames paraît ainsi devoir résulter de travaux partagés entre plusieurs magistrats et juristes, régulièrement mis à jour, et en aucun cas relever des seuls apports d’éditeurs juridiques ou informatiques[36].
48. L’informatique s’est au fur et à mesure construite comme un facilitateur de décision, permettant un accès facilité à une quantité d’information, ou permettant une compréhension aisée de la complexité d’une affaire. Dans un tel contexte, la prise de décision des juges ou des procureurs peut se trouver autant renforcée par le niveau d’information supplémentaire mis à leur disposition pour la résolution de leur affaire, que fortement influencée par la profusion, la nature et le lien entre les informations tels que produits par les systèmes informatiques. La croyance que l’on peut avoir en une information donnée comme étant la plus récente et la plus intègre (qui renvoie aux méthodes de saisine), la structuration de l’information invisible aux yeux de l’utilisateur hiérarchisant pourtant la présentation des résultats d’une requête ou des preuves (qui renvoie à neutralité supposée des algorithmes), tous ces éléments intrinsèques au système d’information paraissent donc non seulement devoir être garantis en termes qualitatifs et de neutralité, mais aussi devoir être portés à la connaissance des utilisateurs dans un format qu’ils comprennent. En particulier pour le magistrat, dont l’indépendance dans la décision dépend aussi de sa capacité à se défier ou se libérer du système d’information qui s’offre à lui. Ainsi que le note le CCJE dans son Avis n°14 (2011) précité : Les outils d’aide à la décision judiciaire doivent être conçus et perçus comme une aide auxiliaire au processus de décision du juge, permettant de faciliter son travail, et non comme une contrainte. (…) Aucune injonction, qu’aucun modèle ou qu’aucune autre suggestion concernant les formes ou le contenu des décisions ne saurait être adressé aux juges par quelque autorité que ce soit pour des motifs de nécessité due à l’architecture des systèmes de technologies nouvelles. Au contraire, cette architecture doit être flexible et à même de s’adapter à la pratique judiciaire et à la jurisprudence »[37].
49. Le respect du principe d’indépendance commande néanmoins que chacun puisse et doive in fine, prendre une décision qui lui soit personnelle à la suite d’un raisonnement qu’il doit pouvoir assumer à titre personnel, sans égard pour l’outil informatique. L’utilisation de trames et de guides de raisonnement ne peut ainsi avoir pour effet de priver le juge de sa faculté de décision en tout point de la chaîne, en lui imposant une forme de raisonnement auquel il ne saurait pouvoir déroger quand il le souhaite, ou en le mettant face à une masse de travail telle qu’elle ne lui laisse pas la possibilité de réinterroger la forme de raisonnement induite par l’outil informatique. La Cour européenne des droits de l’Homme, si elle tolère que le juge puisse recourir à des procédés de motivation simplifiées dans certaines circonstances, note bien que son obligation demeure de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties[38]. Le Comité Consultatif des Juges Européens dans son Avis n°14 (2011) précité est de son côté catégorique : « Les TI ne doivent pas empêcher les juges d’appliquer la loi de façon indépendante et impartiale (…) Un excès de dépendance à la technologie et à ceux qui la contrôlent est un risque pour la justice. La technologie doit être adaptée au processus judiciaire et à tous les aspects du travail du juge. Les juges ne doivent pas être soumis, pour des raisons d’efficacité uniquement, aux impératifs technologiques et à ceux qui contrôlent la technologie »[39].
50. La garantie du principe du contradictoire et l’égalité des armes doivent également être garantis de la même manière que dans les procédures sans informatique au regard des outils technologiques mis à disposition ou auxquels ont recours de leur propre initiative les différentes parties à un procès. Le débat à l’audience doit pouvoir offrir les mêmes outils (de recherches dans un dossier numérique par exemple) à l’ensemble des parties, et garantir que les limites techniques imposées par l’outil informatique ne porte pas atteinte aux droits et prérogatives des parties. Comme le note le CCJE : « L’utilisation des TI ne saurait toutefois ni diminuer les garanties de la procédure (ou affecter la composition du tribunal), ni, en aucun cas, priver le justiciable de son droit à un débat contradictoire devant un juge, à la production de preuves en original, à faire entendre des témoins ou experts et à présenter toute pièce ou contestation qu’il estimera utile »[40]. Le juge doit en tout état de cause être attentif à ce qu’une partie ne soit défavorisée par rapport à une autre pour la seule raison qu’elle n’aurait pas les moyens d’accéder à la technologie, notamment de gestion électronique des documents dans les dossiers particulièrement volumineux, mais aussi par exemple, en présence de reconstitutions de faits par images de synthèses dans des dossiers de responsabilité.
51. Le recours aux données en masse (big data) comme outil d’assistance aux magistrats annonce l’émergence d’une justice prédictive. Il s’agit là d’une tendance qui se développe dans certains pays, avec des outils d’analyse de données en masse censées mieux asseoir les politiques de poursuite ou de prononcé des peines, les politiques d’indemnisation, ou d’anticiper les effets d’un jugement (analyse criminologique d’une population ou d’un territoire, barèmes de pension alimentaire ou de prestation compensatoire, évaluation du risque de récidive). Certains outils offrent une analyse poussée de la jurisprudence en la matière pour renseigner le juge sur les probabilités qu’une décision ait pu être prise par ses pairs dans un sens ou dans un autre. D’autres outils offrent de contextualiser la situation de fait de données externes au cas qui renvoient à des catégories statistiques. Avec ce type de dispositifs, la part de jugement du magistrat peut se trouver aussi bien confortée, que biaisée par des effets de surdétermination ou « d’ancrage ». Des effets auxquels il convient de porter la plus grande attention, de même que la nature des données quand il ne s’agit pas strictement de la jurisprudence (l’identité des juges par exemple, à des fins de profilage).
52. La grille ci-dessous se veut un résumé graphique des points évoqués précédemment.
Gains identifiés · Amélioration de la qualité formelle des décisions · Accès à de larges bases de données juridiques · Gain de temps par l’administration des preuves par voie électronique · Faciliter le travail à distance ou l’équilibrage de la distribution des contentieux entre juges · En matière pénale, garantir une bonne connaissance du parcours des mis en cause pour accroître l’individualisation des décisions |
Points d’attention · Pour les trames préétablies, s’assurer de leur qualité (groupe de travail) et de leur mise à jour régulière · Concevoir les outils de telle manière que le magistrat garde à tout le moment la possibilité de reprendre la main sur le système |
Développements possibles · Levier pour améliorer la diffusion de la jurisprudence · Harmonisation des pratiques de rédaction et de motivation des arrêts |
Risques potentiels · La décision ne doit pas être influencée par les contraintes d’un système informatique · Le système ne doit pas remettre en cause l’indépendance des juges ni créer des ruptures d’égalité des armes entre les parties · Lors de la conception des bases des données, s’assurer que la neutralité des critères de consultation soit acquise et comprise des utilisateurs · Risque de priver le juge de sa faculté de décision ou d’enfermer son pouvoir de juger dans un cadre trop formel (par une masse de travail conduisant à un travail automatique ou la référence à des standards de jugement) |
Allemagne (Brandeburg) : SAS - eJustice used in the Public Prosecutor’s Offices – Trames de documents et assistance à la rédaction des procureurs incluant un système de vocale, et couplé au système de gestion des poursuites [source : Balance de Cristal 2009]
Allemagne : forumSTAR – Système destiné à faciliter le travail de chaque juge et la communication entre juges sur la base de modules professionnels simples d’utilisation [source : Enquête 2016]
Azerbaïdjan : e-Court system – Outil de gestion d’affaires couplé avec des trames de décisions [source : Balance de Cristal 2014]
France : OARM – Outil d’aide à la rédaction sur la base de trames de décisions et de blocs de motivation utilisé en matière familiale [source : Enquête 2016]
France : Persée – Outil développé sur tablette en matière pénale d’aide à la préparation et la tenue des audiences avec fonction d’intégration des données et documents de l’affaire dans l’agenda, d’aide à la rédaction de décisions par recours à des trames partagées entre professionnels, une base complète de droit et de jurisprudence, ainsi que des blocs de motivation [source : Enquête 2016]
Irlande : Winscribe– Système de dictée et de reconnaissance vocale à la disposition des juges de la Cour suprême, de la Cour d’appel et de la Haute cour, sur demande [source : EVAL 2016 – données 2014]
Pays de l’Union Européenne : ECRIS– Système Européen d’information sur les casiers judiciaires qui organise le partage d’information entre les pays membres de l’Union Européenne qui y sont connectés [source : EVAL 2016 – données 2014]
Royaume-Uni (Écosse) : The Judicial Hub– Espace de formation et de travail collaboratif en ligne ouvert à tous les personnels judiciaires et accessible depuis différents types d’appareil [source : Balances de cristal 2015]
Royaume-Uni : Professional Court User Wifi – Equipement des juridictions pénales en accès wifi pour les professionnels sur réseau sécurisé et utilisation pendant l’audience (consultation de données, partage de documents) [source : Enquête 2016]
Royaume Uni : In-Court Presentation– Equipement des juridictions afin de pouvoir connecter simplement le matériel informatique des professionnels au système de partage sur écran de la salle d’audience en vue d’une présentation des arguments et des preuves sous format multimédia [source : Enquête 2016]
Royaume Uni : HMCTS Store and Magistrates Bench Devices – Système de partage de fichiers sécurisé basé sur la technologie infonuagique afin d’assurer une transmission électronique des pièces entre les services du procureur et le tribunal en matière pénale au fur et à mesure de leur présentation à l’audience sur une tablette connectée [source : Enquête 2016]
Tableau 3 : Assistance directe aux juges, procureurs et greffiers en 2014
Source : « Systèmes judiciaires européens, efficacité et qualité de la justice : L’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux en Europe », les études de la CEPEJ n°24, édition 2016 (données 2014) – question 62 du questionnaire d’évaluation
53. Les outils d’administration des tribunaux sont évoqués en derniers, bien qu’ils aient été, dans leur forme la plus simple, parmi les premières utilisations de l’informatique à faire leur entrée dans les tribunaux. De la simple tenue du nombre d’affaires traitées au sein d’une juridiction aux systèmes de pilotage de l’activité juridictionnelle toute entière que l’on connaît aujourd’hui, la puissance des systèmes d’information a bouleversé le champ de l’administration judiciaire offrant aux chefs de juridiction, mais aussi à chaque juge, procureur, greffier ou agent du tribunal, des capacités d’information et d’analyse de leur travail. La quantité d’informations toujours plus grande, produite par des applications informatiques toujours plus nombreuses, constitue un vivier de données et de métadonnées inédit pour le pilotage devenant partout un élément structurant, véritable « épine dorsale » de l’activité judiciaire.
54. Le recours aux systèmes d’information pour l’administration de la justice est une longue histoire de plusieurs décennies qui connaît de nombreux développements au gré des évolutions successives de l’informatique, et connaît un certain nombre d’échecs aussi. Ces échecs, caractéristiques de toute la matière, ont pu tenir parfois à des détails, et peuvent se résumer aux cas fréquents suivants, rencontrés par les systèmes judiciaires Européens : une documentation inadéquate ou une absence de documentation permettant une appropriation complète du système, en particulier quand celui-ci est fourni par un prestataire ; l’utilisation d’une technologie dépassée ou marginale entraînant l’obsolescence rapide du système d’information dans lequel il a été investi ; un développement partiel ou insuffisamment rapide du système d’information laissant subsister des situations différentes sur une trop longue période qu’il finit par être impossible de gérer correctement ; une formation insuffisante ou un effort d’accompagnement sous-estimé de sorte que le meilleur système au monde n’a aucune chance d’être vraiment investi par ses utilisateurs ; une analyse insuffisante des besoins enfin débouchant sur un produit marginalisé au profit des anciennes pratiques ; un défaut d’assistance aux utilisateurs pour rapidement corriger les erreurs récurrentes ou défauts du système aux premiers temps de son déploiement. L’état de développement et surtout la qualité des systèmes informatiques d’administration de la justice connaissent une certaine disparité aujourd’hui encore parmi les systèmes judiciaires du Conseil de l’Europe. Ceux qui sont partis les plus tôt dans cette course ne sont d’ailleurs pas forcément les plus avancés aujourd’hui : lestés par de lourds investissements dans des applications informatiques anciennes qui, certes, fonctionnent toujours, et remplissent aujourd’hui encore le rôle qui leur avait été assigné alors… mais qui ne supportent ni mises à jour substantielle, ni extensions de fonctionnalités, pas plus que l’interconnexion avec d’autres applicatifs développés plus récemment. Dans d’autres cas, les systèmes judiciaires connaissent une variété de juridictions pour lesquelles il semble qu’il ait fallu, ou qu’il faille encore, développer pour chacune des outils d’administration spécifiques. Quel que soit le niveau d’informatisation atteint et le degré des difficultés rencontrées par le passé néanmoins, tous les systèmes judiciaires sans exception semblent s’être engagés dans la construction de systèmes d’administration de la justice « nouvelle génération » qui promettent d’atteindre une efficience managériale inégalée.
55. La gestion des affaires, est le domaine qui s’est informatisé le premier, le plus vite et de manière la plus approfondie[41]. En déplaçant la gestion des registres papiers vers des bases de données informatiques, gérée par des personnels dûment formés pour cela, les applications de greffe électronique ou Case Management System (CMS) se sont améliorés au fil des ans et des expériences souvent malheureuses à leurs débuts. D’abord conçues de manière autonome et comme des systèmes fermés, ces applications sont aujourd’hui au cœur des organisations judiciaires, pensées comme le noyau d’un système d’information plus vaste qui intègre ou associe des fonctionnalités parmi les plus poussées d’import et d’export de données générées par d’autres applications. Essentiels au pilotage des juridictions et à l’affectation des ressources qui permettent de juger les affaires en fonction des flux et des stocks constatés, les outils de greffe électronique produisent l’essentiel de l’appareil statistique à disposition des juridictions, des Ministères ou des Conseils de Justice[42]. Ils servent aussi bien sûr de repère aux magistrats, greffiers, agents, concernant l’état de leur cabinet[43]. Connecté aux outils d’assistance personnels, les systèmes les plus avancés permettent de lier le suivi d’une affaire aux différentes applications déjà mentionnées : calendrier des audiences, systèmes de convocations, gestion électronique de documents, trames de décisions…
56. Ces outils, encore plus que d’autres, ont facilité la diffusion des principes de nouvelle gestion publique dans les tribunaux. En structurant le travail des greffes en particulier autour de nouveaux schémas d’organisation du travail, mais aussi celui des magistrats pour lesquels des politiques d’évaluation de leur activité se sont développées dans certains pays sur des critères essentiellement quantitatifs et objectivement quantifiés par l’informatique[44]. D’une manière générale, les outils statistiques et d’informatique décisionnelle ont permis d’appuyer de nombreuses modernisations des politiques de gestion publiques basées sur la performance : distribution des moyens budgétaires et humains corrélée aux stocks et flux d’affaires par exemple, chaque année par l’administration qui alloue les ressources, mais également en cours d’année par le responsable de la juridiction[45]. Ces outils ont aussi permis d’élaborer des solutions proactives de gestion des affaires (Active Case Management)[46]. Des solutions qui permettent par exemple de mettre l’évolution d’un dossier en parallèle du calendrier de procédure avec une computation fine des délais propre à la matière, une analyse des actions entreprises par les parties, et un système d’alerte sur l’urgence à intervenir dans l’un d’eux. Des outils mis en place qui permettent notamment d’anticiper les violations du délai raisonnable requis par la Convention Européenne des Droits de l’Homme en son article 6[47].
57. Associés aux outils de communication avec les usagers et les professionnels, aux outils d’aide et d’assistance aux personnels des tribunaux, les applications d’administration des tribunaux sont au cœur du système d’information judiciaire, étant susceptibles d’animer toutes ces composantes et d’harmoniser tous les schémas de procédures et de données, structurant les pratiques professionnelles et les politiques locales autour du circuit de l’information et de son analyse. Les technologies de l’information devenant un levier essentiel de réorganisation des tribunaux par leur capacité à modifier simultanément l’ensemble de la chaîne de traitement, dans toutes ses dimensions (organisationnelle, humaine, budgétaire), leur construction s’avère donc particulièrement stratégique, commandant de ne pas demeurer entre les seules mains des informaticiens et à lui associer l’ensemble des utilisateurs[48].
58. Le développement de systèmes d’information complets concentre la vulnérabilité de l’action judiciaire sur son mode d’administration électronique. Cette vulnérabilité est double, à la fois humaine et informatique. Les problématiques relatives à la qualité de l’enregistrement des données dans le système informatique paraissent prégnantes dans de nombreux pays, même les plus avancés, et demeure souvent un obstacle à une utilisation complète et apaisée des potentialités de l’informatique. Susceptibles de produire des « bugs » non pas informatiques mais dans les procédures judiciaires, la saisie des informations à l’entrée du système s’avère d’autant plus décisive que la tendance de tous les utilisateurs est de ne pas de remettre en cause le résultat produit par la machine. Des politiques de qualité des données sont donc à mettre en place au niveau du pays et au niveau local : attention portée au profil et à la formation des personnes qui saisissent les données, sondages aléatoires sur la qualité de paquets de données, sensibilisation de tous les acteurs… Par ailleurs, sur le plan humain toujours, les distorsions importantes entre les chiffres produits, les applications informatiques et la réalité perçue dans les tribunaux en particulier ne manquent pas d’interroger. Si là encore elles peuvent s’expliquer par des informations enregistrées de manière incorrecte, dans des logiciels parfois peu ergonomiques, ou par des personnes insuffisamment formées ou qualifiées, l’analyse des données, et en particulier leur interprétation par les responsables de l’administration judiciaire et les utilisateurs doit être non seulement de qualité, mais transparente et partagée dans ses méthodes pour constituer un véritable outil de pilotage accepté par tous[49].
59. Du point de vue de la vulnérabilité informatique maintenant, si les systèmes complets présentent des avantages évidents de mise en cohérence des informations, les risques de cette concentration sont pour autant multiples. La fiabilité technique des dispositifs est donc à garantir rigoureusement (en assurant une haute disponibilité des infrastructures), ce qui peut conduire à des coûts de maintenance élevés. L’absence de disponibilité de telles applications, véritables « moteurs » de l’efficacité des juridictions, est un risque qui doit être pris en compte sérieusement par les systèmes judiciaires, car il peut très vite conduire à la création d’un arriéré important et compromettre l’obtention des gains attendus (en plus des coûts financiers qu’il faut déployer pour réagir en urgence). Ainsi que le note le Comité Consultatif des Juges Européens : « Il est particulièrement important de s’assurer que des difficultés dans le fonctionnement des TI n’empêcheront pas le système judiciaire, même brièvement, de prendre des décisions ou d’accomplir tout acte de procédure utile. Des alternatives appropriées devraient toujours être prévues en cas de maintenance ou d’accident du système informatique, afin d’éviter des perturbations de l’activité des tribunaux »[50].
60. Il semble que les systèmes informatiques les plus performants aient développé plusieurs parades à ce que l’on appelle « l’effet rideau » (panne générale et subite de l’ensemble du système). En concevant d’abord leur organisation autour de briques logicielles qui dialoguent entre elles. Il est alors possible d’interrompre le fonctionnement d’un seul de ces dialogues pour des raisons de sécurité ou de maintenance, plutôt que de devoir arrêter l’ensemble du système (par ailleurs, cette construction modulaire permet une mise à disposition progressive des outils ainsi qu’une mise à jour et un renouvellement l’un après l’autre facilité). Des protocoles précis, clairement établis, connus de tous et éprouvés (tant sur un plan technique que juridique) doivent également être mis en place pour palier à une possible défection du système, et ouvrir la voie à un rétablissement de celui-ci dans les meilleurs délais, au meilleur coût, avec le moins de dommages possibles subis par le service et ses usagers. Ceci implique que l’ensemble des personnels y soient formés, quand bien même le risque de survenance d’une panne informatique serait considéré comme étant minime.
61. La transition de dossiers de procédure papiers vers des dossiers entièrement électroniques est cependant loin d’être finalisée dans les pays du Conseil de l’Europe[51]. Le support « papier » reste majoritairement aujourd’hui une réalité physique dans la plupart des juridictions en Europe, voire un impératif, et ce essentiellement pour des raisons de preuve, tous les pays ne reconnaissant pas la même valeur au support matériel et à son équivalent immatériel. Il en va ainsi des documents échangés entre les parties et versés aux dossiers, qui entraînent dans cette période de transition des pratiques et des coûts de numérisation puis d’archivages redondants par rapport aux coûts d’investissement et d’exploitation informatiques en cours de développement. Ainsi, très souvent, les pays conservent aujourd’hui un double circuit de gestion: matériel pour assurer la force probante des pièces, immatériel pour une communication plus aisée et plus rapide (indispensable en particulier pour les dossiers volumineux). La perspective d’une justice sans papier (ou presque) demeure un objectif pour tous les pays, non sans faire remarquer que le processus de transition prendra du temps, et sans savoir précisément parfois si et quand l’objectif sera atteint.
62. L’opération de gestion et de manipulation des documents papiers et de tous supports physiques lorsqu’ils demeurent, peut être facilitée par l’utilisation de dispositifs de balisage.Il en va ainsi du recours à des étiquettes qui seront scannées pour être intégrées à des bases de données ou mieux encore, du marquage des dossiers, pièces et scellés, par des puces RFID. La possibilité de géolocaliser les dossiers, pièces et scellés en temps réel sur une carte du bâtiment judiciaire et au-delà, améliore sensiblement la performance dans la gestion documentaire selon les systèmes judiciaires qui y ont recours.
63. Un champ actuellement en plein développement est celui de l’enregistrement audio et vidéo des audiences sur support numérique à l’usage du tribunal et des parties. Il permet une administration de la justice supposée plus efficace, lorsqu’il est combiné au système d’administration des affaires et aux outils à disposition des professionnels (juges, greffiers, mais aussi parfois procureurs et avocats) comme des outils de prise de note, et bien sûr le dossier de procédure. L’idée d’une procédure enregistrée de bout en bout incluant la possibilité de livrer l’enregistrement du prononcé de la décision comme titre exécutoire, ou d’utiliser l’enregistrement de première instance comme support de la procédure en appel, fait actuellement son chemin dans un certain nombre de pays. Cette évolution que connaissent déjà certains systèmes judiciaires à des degrés différents, n’est pas sans apporter son lot de questions nouvelles propres à l’informatique, comme celles liées à l’archivage – l’intégrité, la pérennité, et la sécurité – de toutes ces données multimédias stockées sur des serveurs. Elle amène aussi d’autres transformations plus profondes, étrangères à l’informatique, sur les transformations du rituel de l’audience, sur la place forcément plus importante accordée au principe d’oralité dans les procédures, ou encore au rôle dévolu à l’appel et aux voies de recours en général sur la foi des enregistrements.
64. La grille ci-dessous se veut un résumé graphique des points évoqués précédemment.
Gains identifiés · Amélioration de la performance des tribunaux · Gains ou redéploiement de personnels (ETP) en réduisant les redondances de tâches · Réduction des coûts du fonctionnement des tribunaux · Amélioration des statistiques relatives à l’activité judiciaire |
Points d’attention · Fiabilité technique des dispositifs à assurer et à entretenir · Politique de conduite du changement à définir rigoureusement · Qualité de saisie à superviser pour éviter des distorsions statistiques · Frontière mince entre la performance de la juridiction dans son ensemble et celle de chaque individu (notamment les juges) et conséquences sur l’évaluation du travail des magistrats |
Développements possibles · Levier pour des réorganisations de fonctionnement d’une juridiction · Définition d’objectifs de pilotage et suivi en temps réel des performances de la juridiction · Intégration des applications de CMS dans un système d’information plus large (avec de la communication électronique notamment) |
Risques potentiels · Pertes considérables de temps en cas de défaillance technique · Pertes financières considérables en cas d’échec de déploiement · Concentration sur les performances quantitatives de la juridiction au détriment de performances qualitatives |
Albanie : ICMIS – Système pour le suivi entièrement informatisé des affaires portées devant les juridictions [source : Enquête 2016]
Azerbaïdjan : e-Court system – Outil de gestion d’affaires couplé avec des trames de décisions [source : Balance de Cristal 2014]
Finlande : Sakari – Système intégré de gestion de la chaîne pénale entre les tribunaux et les bureaux des procureurs [source : Enquête 2016]
France : Cassiopée, Minos –Outils combinés de gestion des affaires pénales de première instance (couvrant à la fois les activités du ministère public et du tribunal), échangeant les données structurées des procédures judiciaires avec les services d’enquête du ministère de l’intérieur afin de réduire les saisies informatiques[source : Enquête 2016]
France : PHAROS – Système pour le suivi de l’activité des juridictions de première et d’appel instance intégrant des paramètres quantitatifs et qualitatifs avec production de tableaux de bord et comparatifs personnalisés par types de juridiction [source : Enquête 2016]
France : Pilot – Système de gestion du calendrier des audiences et des moyens affectées à celles-ci [source : Enquête 2016]
France : OUTILGREF– Outil de Gestion et de Répartition des Emplois de Fonctionnaires, applicatif permettant de mesurer la charge de travail des fonctionnaires de greffe et d’évaluer les besoins des juridictions en personnel sur la base d’indicateurs mesurant le flux d’affaires dans la juridiction concernée [source : EVAL 2016, données 2014]
Géorgie : COURT – Système intégré de gestion des affaires avec espace de travail des professionnels et de communication par internet [source : Enquête 2016]
Grèce : ICMS-AJ (Integrated Case Management System for the Administrative Justice) – Système informatisé de gestion des dossiers devant les juridictions administratives sous forme de portail ouvert au justiciable couplé à un système d’échanges électroniques des pièces d’un stade de la procédure à l’autre, et enfin de production statistique d’activité, le tout disponible en plusieurs langues [source : Enquête 2016]
Norvège : LOVISA – Système de gestion des affaires avancé permettant à chaque juge et notamment au Président de la juridiction de connaître l’état d’un dossier et le nombre d’affaires en cours de traitement par chaque juge. Le système inclut une gestion proactive des délais de procédure à l’aide de couleurs [source : EVAL 2016, données 2014]
Pologne : Audio Protocols in Courts - Enregistrement des audiences avec système d’indexation relié à l’interface de gestion des dossiers et aux notes prises par le juge et le greffier pendant l’audience [source : Enquête 2016]
Pologne : Système de gestion de l’information basé sur la technologie RFID – Balisage systématique des pièces et dossiers papiers d’une procédure aux fins de géolocalisation [source : Enquête 2016]
Portugal : CITIUS – Système combiné de gestion des affaires et de communication sous la forme d’un portail unique d’interconnexion des applicatifs utilisés par les professionnels de justice, dont une partie est également accessible et actionnable par le public [source : Enquête 2016]
Portugal : SITAF – Equivalent du portail CITIUS pour les juridictions administratives et fiscales [source : Enquête 2016]
Slovénie : Judicial Data Warehouse and Performance Dashboards – Outil pour le suivi et la gestion en temps réel de l’activité de la Cour Suprême [source : Balance de Cristal 2012]
Slovénie : EVIP – Système de gestion centralisé des affaires [source : Enquête 2016]
Slovénie : Presidents’ Dashboards– Outil d’information statistique complet à l’attention des Présidents de juridiction permettant de connaître en temps réel l’affectation des ressources et la productivité au sein de la juridiction [source : EVAL 2016, données 2014]
Suisse : Base de données de statistiques judiciaires – Système permettant aux pouvoirs judiciaires cantonaux lorsqu'ils le désirent se comparer avec d'autres cantons afin de motiver des demandes ou documenter des projets spécifiques en matière d'organisation judiciaire [source : Enquête 2016]
Turquie : UYAP – Système de gestion des affaires et d’information centralisé sur l’état des procédures sous forme de portail destiné aux professionnels ainsi qu’aux justiciables incluant un nombre important d’interactions [source : Balance de Cristal 2008]
Tableau 4 : Administration des tribunaux et case management (Q63)