CCJE(2012)4
Paris, 13 novembre 2012
CONSEIL CONSULTATIF DE JUGES EUROPEENS
(CCJE)
AVIS (2012) N° 15 DU CONSEIL CONSULTATIF DE JUGES EUROPEENS SUR LA SPECIALISATION DES JUGES adopté lors de la 13ème réunion plénière du CCJE (Paris, 5-6 novembre 2012) |
Introduction
1. Conformément au mandat que lui a confié le Comité des Ministres, le Conseil Consultatif de Juges européens (CCJE) a décidé de préparer en 2012 un Avis sur la spécialisation des juges.
2. L’Avis a été préparé sur la base des Avis antérieurs du CCJE, de la Magna Carta des Juges, des réponses des Etats membres à un questionnaire sur la spécialisation des juges préparé par le CCJE, ainsi que d’un rapport préliminaire de l’expert du CCJE, Mme Maria Giuliana Civinini (Italie).
3. Pour la préparation de cet Avis, le CCJE s’est également fondé sur l’acquis du Conseil de l’Europe, notamment la Charte européenne sur le statut des juges, la Recommandation Rec (2010)12 du Comité des ministres aux Etats membres sur les juges: indépendance, efficacité et responsabilités, et le rapport « Systèmes judiciaires européens » (édition 2010) de la Commission européenne pour l’efficacité de la Justice (CEPEJ)[1].
4. Les réponses des Etats membres au questionnaire et le rapport de l’expert démontrent que la spécialisation des juges ou des juridictions est largement répandue parmi les Etats membres. Cette spécialisation est une réalité et revêt les formes les plus diverses, soit par la création de sections spécialisées au sein même des juridictions, soit par la création de juridictions spécialisées. Cette tendance est générale en Europe[2].
5. Dans le cadre du présent Avis, le juge spécialisé est le juge qui traite des matières limitées du droit (par exemple, droit pénal, droit fiscal, droit familial, droit économique et financier, droit de la propriété intellectuelle, droit de la concurrence) ou des affaires relatives à des situations particulières dans des domaines spécifiques (par exemple, social, économique, familial).
6. Les jurés des juridictions criminelles[3] ne sont pas compris dans les juges spécialisés mentionnés ci-dessus. En effet, ils ne siègent pas dans toutes les affaires pénales. Ils n’ont pas le statut de magistrat, comme les autres membres de l’ordre judiciaire, ne font pas partie de la hiérarchie judiciaire et ne sont pas soumis à la discipline et à la déontologie des juges.
7. Le but du présent Avis est d’examiner les problèmes principaux liés à la spécialisation, en tenant compte de la nécessité absolue de garantir la sauvegarde des droits fondamentaux et la qualité de la justice ainsi que le statut des juges.
A. Avantages et inconvénients possibles de la spécialisation
a. Avantages possibles de la spécialisation
8. La spécialisation résulte souvent moins d'un choix que de la nécessité de s'adapter au développement du droit. L’adoption constante de nouvelles législations, que ce soit sur le plan international, européen ou interne, ainsi que l’évolution de la jurisprudence et de la doctrine font que la science juridique devient toujours plus vaste et complexe. Or, il est difficile pour le juge de maîtriser toutes ces matières alors que la société et le justiciable réclament toujours plus de professionnalisme et d’efficacité de sa part. La spécialisation du juge permet d'assurer qu'il ait les connaissances et l’expérience requises dans son domaine de compétence.
9. Que le juge dispose de connaissances approfondies du domaine juridique en cause est de nature à favoriser des décisions de meilleure qualité. Le juge spécialisé acquerra une plus grande expertise dans son domaine, ce qui pourra accroître l’autorité de sa juridiction.
10. La concentration des dossiers entre les mains d'un cercle restreint de juges spécialisés est de nature à favoriser la constance dans les décisions et, par conséquent, la sécurité juridique.
11. La spécialisation permet au juge, par la répétition des affaires qu’il traite, de mieux comprendre et cerner les réalités qui concernent les litiges qui lui sont soumis, que ce soit sur le plan technique, social ou économique, et donc de trouver des solutions plus appropriées à ces réalités.
12. Les juges spécialisés, en apportant la connaissance d’autres disciplines que le droit, peuvent favoriser une approche pluridisciplinaire des problèmes à traiter.
13. La spécialisation, par la connaissance particulière du domaine juridique concerné qu’elle apporte, peut contribuer à accroître l'efficacité du tribunal et à améliorer la gestion des affaires, compte tenu notamment de l’accroissement constant du nombre de celles-ci.
b. Limites et dangers possibles de la spécialisation
14. Si la spécialisation est souhaitable à maints égards, elle recèle nombre de dangers dont le principal est l’éventuelle séparation du juge spécialisé du corps des juges généralistes.
15. Les juges qui, en raison de la spécialisation, ont déjà eu à trancher les problèmes posés, peuvent être enclins à reproduire constamment les mêmes solutions que celles retenues précédemment, ce qui risque d’être défavorable à l’évolution de la jurisprudence en fonction des besoins de la société. Ce danger existe également lorsque dans une matière déterminée, les décisions sont toujours prises par le même nombre restreint de juges.
16. Les juristes spécialisés ont tendance à développer des concepts propres à leur matière, (souvent) inconnus des autres juristes. Cela peut conduire à un cloisonnement du droit et de la procédure, qui isole le juge spécialisé des réalités juridiques dans les autres matières et l’éloigne potentiellement des principes généraux et des droits fondamentaux, au risque de mettre en péril le principe de la sécurité juridique.
17. La spécialisation n’est possible que dans des juridictions ayant une taille suffisante. Dans certaines juridictions de taille réduite, il n’est pas toujours possible de créer des chambres spécialisées ou de créer un nombre suffisant de chambres spécialisées. Les juges doivent donc faire preuve de polyvalence afin d’être à même de traiter diverses matières spécialisées. Aussi, une trop grande spécialisation individuelle des juges constituerait une entrave à cette nécessaire polyvalence.
18. L'existence de juges spécialisés peut, dans certains cas, nuire à l'unité du corps judiciaire. Elle peut donner au juge le sentiment qu’en raison de son expertise dans le domaine spécialisé qui est le sien, il appartient à un groupe de juges d’élite, différents des autres juges. Cela peut également donner l'impression au public que certains juges sont des "super juges" ou, au contraire, qu'un tribunal ne constitue qu'un organe purement technique, distinct du corps judiciaire. Cela pourrait diminuer la confiance du public dans les juridictions qui ne sont pas perçues comme suffisamment spécialisées.
19. La création d'un tribunal hautement spécialisé peut avoir pour but ou pour effet de séparer le juge du reste du corps judiciaire et, du fait de l’isolement qui en résulte, le rendre plus vulnérable à la pression des parties, des groupes d’intérêts ou des autres pouvoirs de l’Etat.
20. Dans un domaine du droit restreint, le danger d’une impression de trop grande proximité entre juges, avocats et ministère public lors de journées de formation commune, de conférences ou de réunions est réel. Cela pourrait porter préjudice à l'image de l'indépendance et de l'impartialité du juge, mais peut également réellement exposer ce dernier à un risque d’influence occulte et, partant, d’orientation de sa jurisprudence.
21. Comme les tribunaux doivent avoir un volume de travail suffisant, la création d'un tribunal spécialisé dans un domaine très limité peut avoir pour effet de concentrer la spécialisation au sein d’un seul tribunal pour tout le pays ou pour une seule région. Il peut en résulter un obstacle à l’accès au juge ou le danger d'éloigner le juge du justiciable.
22. Le risque existe qu’un juge spécialisé qui fait partie d’une chambre pour lui apporter ses connaissances techniques ou son expertise spécifiques, exprime une opinion personnelle ou prenne en considération des éléments de fait directement avec ses collègues, sans les avoir présentés aux parties[4].
23. La création de tribunaux spécialisés, en réponse à des préoccupations de l’opinion publique (par exemple, pour traiter des affaires liées aux activités terroristes)[5], peut conduire les pouvoirs publics à accorder à ceux-ci des ressources matérielles et humaines dont les autres tribunaux sont privés.
B. Principes généraux – respect des droits et principes fondamentaux : position du CCJE
24. Avant tout, le CCJE insiste sur le fait que le juge, tant généraliste que spécialisé, est le spécialiste de l’art de juger. C’est lui qui dispose du savoir-faire pour analyser et apprécier les faits et le droit et pour prendre des décisions dans les domaines les plus divers. A cette fin, il doit avoir une vaste connaissance des institutions et des principes juridiques.
25. Il ressort des réponses des Etats membres au questionnaire et du rapport de l’expert que la plus grande partie des affaires soumises aux tribunaux est traitée par des juridictions généralistes. Cela ne fait qu’accentuer le rôle prépondérant des juges généralistes.
26. En règle générale, le juge devrait être capable de statuer sur des affaires dans toutes les matières. Grâce à sa connaissance générale du droit et des principes qui sont à la base de celui-ci, de son bon sens et de sa connaissance des réalités de la vie, il doit être en mesure d’appliquer la loi, quelle qu’elle soit, y compris dans les domaines spécialisés, si nécessaire avec l’assistance d’experts[6]. En aucun cas son rôle ne saurait être sous-estimé.
27. Au sein d’une juridiction, l’affectation aux différentes sections spécialisées est généralement attribuée à des juges généralistes qui, au cours de leur carrière, changent plusieurs fois d’affectation. Cela leur confère une large expérience dans divers domaines du droit, leur permettant de s’adapter à de nouvelles affectations et de répondre aux besoins des justiciables. C’est pourquoi, il est indispensable que les juges bénéficient, dès le départ, d’une formation générale qui leur procure la flexibilité et la polyvalence requises pour faire face aux nécessités d’une juridiction à vocation générale, appelée à traiter les matières les plus diverses, même celles comportant un certain degré de spécialisation.
28. Il n’en demeure pas moins que dans certains domaines, l’évolution du droit est à ce point complexe ou spécifique qu’un examen approprié des affaires qui les concernent réclame un plus haut degré de spécialisation. C’est pourquoi il est recommandé de désigner des juges qualifiés de manière appropriée lorsqu’ils sont chargés de tâches spécifiques.
29. Le juge spécialisé doit, tout comme les autres juges, répondre aux exigences d’indépendance et d’impartialité requises par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (la Convention). Les tribunaux et juges spécialisés doivent également garantir les autres exigences de cette disposition de la Convention : accès au juge, droit de la défense, droit à un procès équitable et droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Il appartient aux tribunaux d’organiser la spécialisation en leur sein de telle manière que ces exigences soient remplies.
30. Le CCJE estime que la création de sections ou de juridictions spécialisées doit être strictement encadrée : elle ne doit pas mener à une dévalorisation de la mission du juge généraliste et doit, en tout état de cause, présenter les mêmes garanties et assurer la même qualité. Dans le même temps, elle tiendra compte de tout ce qui conditionne la mission du juge : la taille des tribunaux, les nécessités du service, la difficulté croissante pour le juge de maîtriser toutes les matières du droit et le coût de la spécialisation.
31. En aucun cas, la spécialisation ne saurait enfreindre les exigences de qualité auxquelles tout juge doit répondre. A cet égard, le CCJE rappelle les exigences contenues dans son Avis n° 11 (2008) sur la qualité des décisions de justice, qui sont applicables à tout juge et donc également au juge spécialisé. Tout doit être mis en œuvre pour que l’administration de la justice soit assurée dans des conditions optimales devant les juridictions spécialisées.
32. En règle générale, c’est la procédure de droit commun qui doit être applicable devant les juridictions spécialisées. En effet, l’introduction de procédures spécifiques pour chaque juridiction spécialisée risque de produire une multiplication de celles-ci, mettant en péril l’accès à la justice et la sécurité juridique. Des règles de procédure particulières ne sont admissibles que lorsqu’elles répondent aux besoins qui justifient la création de la juridiction spécialisée (ex. : les procédures relatives au droit de la famille dans lesquelles l’audition des enfants est soumise à certaines règles garantissant l’intérêt de ceux-ci).
33. Il faut toujours veiller à ce que les principes du procès équitable soient respectés, à savoir l'impartialité du tribunal dans son entièreté et la liberté du juge d'apprécier les éléments de preuve. Il est également crucial que lorsque le système d’un assesseur ou d’un expert siégeant dans un tribunal aux côtés d’un juge professionnel existe, les parties conservent la possibilité de contredire l’avis donné au juge professionnel par l'assesseur ou l'expert. Dans le cas contraire, un tel avis pourrait faire partie du jugement sans que les parties aient eu la possibilité de le contester. Le CCJE estime que la préférence doit être donnée à un système dans lequel le juge désigne un expert ou dans lequel les parties peuvent elles-mêmes appeler à témoigner des experts dont les constats et conclusions peuvent être contestés et débattus entre les parties devant le juge.
34. Qu’elles soient soumises à un juridiction spécialisée ou non, toutes les affaires doivent être traitées avec la même diligence. Il n’y a aucune raison d’accorder une plus grande priorité à une affaire traitée par une juridiction spécialisée. Les seules priorités admissibles sont celles fondées sur des nécessités objectives, telles que celles impliquant une privation de liberté ou des mesures urgentes à prendre en matière de garde d’enfants, de protection des biens ou des personnes, d’environnement, de santé publique, d’ordre public ou de sécurité.
35. Si les juridictions spécialisées doivent bénéficier de toutes les ressources humaines, administratives et matérielles nécessaires à l’accomplissement de leur mission, cela ne saurait se faire au détriment des autres juridictions qui doivent bénéficier des mêmes conditions en matière de ressources.
36. Le CCJE est d’avis qu’une plus grande mobilité et flexibilité des juges peut être un remède aux possibles inconvénients de la spécialisation mentionnés ci-dessus. Les juges devraient pouvoir changer de juridiction ou de spécialisation, voire même passer d’une fonction spécialisée à une fonction généraliste ou inversement. Mobilité et flexibilité permettront au juge non seulement d’avoir une carrière plus variée et plus riche, mais également de se remettre en question et de s’ouvrir aux autres disciplines du droit, ce qui ne peut que bénéficier à l’évolution de la jurisprudence et du droit. Cela ne saurait mettre en péril le principe d’indépendance et d’inamovibilité du juge[7].
38. En tout état de cause, le CCJE estime que la spécialisation ne se justifie que si elle procure une plus-value à l’administration de la justice, c’est-à-dire si elle s’avère préférable pour assurer la qualité tant des procédures que des décisions judiciaires.
C. Certains aspects concernant la spécialisation
1. Spécialisation des juges
39. Pour le CCJE, les principes énoncés dans cet avis sont applicables aux types de juridictions spécialisées décrites ci-après.
40. Les réponses au questionnaire révèlent des différences importantes entre Etats membres concernant les catégories de juges intervenant dans les juridictions « spécialisées ».
41. La spécialisation peut présenter différentes formes. Il existe, selon le système légal en vigueur dans les Etats membres concernés, soit des tribunaux spécialisés distincts de l’organisation judiciaire, soit des tribunaux ou sections spécialisés intégrés dans le système judiciaire ordinaire. La compétence territoriale des tribunaux ou sections spécialisés sera souvent différente de celle des tribunaux ordinaires. Ces juridictions sont souvent moins nombreuses, voire présentes uniquement dans la capitale du pays. Les tribunaux et sections spécialisés peuvent inclure des juges non professionnels.
42. Le moyen le plus répandu de mettre en œuvre la spécialisation est de créer des chambres ou sections spécialisées et ce souvent par le biais du règlement interne des tribunaux. Les principaux secteurs concernés par la spécialisation sont: le droit de la famille et le droit des enfants, le droit de la propriété intellectuelle, le droit commercial, le droit des faillites, les crimes graves, les enquêtes criminelles et l’exécution des sanctions pénales.
i. « Juges non juristes »
ii. Juges professionnels
44. Les juges professionnels peuvent se spécialiser de différentes manières. Ils peuvent acquérir de l'expérience, soit en tant que juristes spécialisés avant d’être nommés juges, soit en assumant des fonctions spécialisées après leur nomination. Ils peuvent aussi recevoir une formation spécifique dans un domaine spécialisé puis être nommés dans un tribunal spécialisé ou traiter des affaires spécialisées dans un tribunal généraliste.
45. La spécialisation aux échelons supérieurs de la pyramide judiciaire, lorsqu’elle existe, ne doit pas empêcher une certaine polyvalence, afin que les affaires les plus diverses puissent être gérées avec flexibilité au plus haut niveau. Cette souplesse est indispensable pour que les juridictions supérieures remplissent leur mission légale et constitutionnelle, à savoir garantir l’unité et la cohérence de l’interprétation et de l’application de la loi et de la jurisprudence. Cette flexibilité garantira également qu’en degré d’appel et au niveau des cours suprêmes, les domaines spécialisés ne soient pas l’apanage d’un groupe (trop) restreint de juges qui peuvent être en position d’imposer leurs vues dans une matière déterminée et, de ce fait, entraver les développements de l’interprétation de la loi dans ce domaine.
2. Spécialisation de certains tribunaux ou de juridictions faisant partie d'un groupe
46. Dans certains systèmes judiciaires, il existe des tribunaux spécialisés, distincts des tribunaux généralistes[8]. Parfois, ces juridictions distinctes ont vu le jour grâce aux instruments de l’Union européenne prévoyant la création de tribunaux spécialisés ou de sections spécialisées dans des tribunaux à compétence plus large[9]. Dans d’autres cas, le tribunal spécialisé peut aussi faire partie d'un groupe de tribunaux[10]. Dans chacun de ces cas, le tribunal est spécialisé, tout comme le sont les juges qui en font partie. La structure judiciaire de chaque pays s'explique en partie par des raisons historiques et en partie par le besoin d’un type particulier de juridiction spécialisée ou de juge spécialisé au sein de cette juridiction.
3. Répartition régionale des juges spécialisés
47. Il convient de garder à l’esprit que dans certains domaines très spécialisés, les affaires portées devant les tribunaux sont extrêmement rares. Il peut alors être nécessaire de concentrer les juges spécialisés dans un seul et même tribunal, afin que la charge de travail individuelle soit équilibrée et qu'ils puissent aussi s'acquitter d'autres tâches non spécialisées. Cependant, si cette concentration est excessive, le tribunal spécialisé risque de s'éloigner des justiciables, ce que le CCJE estime devoir être évité.
4. Ressources humaines, matérielles et financières
48. Il est indispensable que les juges et tribunaux spécialisés soient dotés de ressources humaines et matérielles adéquates, en particulier en matière de technologies de l'information.
49. Lorsque la charge de travail prévisible des tribunaux spécialisés est minime par rapport à celle des autres juridictions, il faudrait envisager de développer et d'utiliser, en commun, les ressources et les technologies utiles à plusieurs tribunaux spécialisés ou, mieux encore, à tous les tribunaux. La mise en commun des ressources humaines et matérielles peut être un moyen d’éviter les problèmes liés à l'organisation de la spécialisation. La création de vastes « centres de justice » regroupant des tribunaux et collèges généralistes et spécialisés risque cependant d’accroître la distance entre les tribunaux et d’entraver ainsi l'accès à la justice.
50. Les besoins et les coûts des tribunaux et juges spécialisés peuvent dépasser ceux des tribunaux et juges généralistes, par exemple parce qu’il faut prendre des précautions particulières, parce que les dossiers sont volumineux ou parce que les procès, et donc les jugements, exigent du temps.
51. Lorsque dans un domaine spécialisé, il est possible d’identifier de tels facteurs de coûts supplémentaires, il peut être justifié de mettre des frais de justice plus élevés à charge de certaines parties afin de couvrir totalement ou partiellement ces coûts. Ce principe peut s'appliquer par exemple aux affaires commerciales ou relatives au droit de la construction, aux brevets ou au droit de la concurrence, mais non, par exemple, aux affaires concernant la garde d'enfants, les rentes alimentaires pour enfant ou d’autres domaines liés à la famille. Le coût supplémentaire engendré par les affaires spécialisées devrait être proportionnel à la charge de travail liée à la spécialisation et aux avantages apportés par celle-ci aux parties comme aux tribunaux. De même, la création de tribunaux spécialisés dans le simple but d'obtenir davantage de ressources ne saurait se justifier.
D. Spécialisation et statut du juge
1. Statut du juge spécialisé
52. Dans tous les types de spécialisation ci-dessus mentionnés, il importe que la spécialisation n’affecte pas le rôle du juge en tant que membre du corps judiciaire. Elle ne saurait déroger de quelque manière que ce soit au principe de l'indépendance de la justice sous tous ses aspects (c'est-à-dire l’indépendance des tribunaux et des juges, voir Avis n° 1 (2001) du CCJE).
53. Le principe directeur doit consister à traiter les juges spécialisés, pour ce qui est de leur statut, de la même manière que leurs collègues généralistes. Les lois et les règles régissant les nominations, les mandats, les promotions, l’inamovibilité et la discipline devraient donc être identiques pour les uns et les autres.
54. Ceci peut être atteint par l’existence d’un corps unique pour les juges, tant généralistes que spécialisés. L’unicité du statut du juge est une garantie pour le respect par le juge des droits et principes fondamentaux qui doivent être appliqués de manière générale. C'est pourquoi le CCJE n'est pas favorable à la création de systèmes ou d’organes judiciaires distincts selon leur spécialisation, dans lesquels les juges risqueraient d’être soumis à différentes règles dans des organisations différentes.
55. Le CCJE est conscient que dans de nombreux systèmes européens, la tradition veut qu’il y ait des ordres judiciaires distincts (par exemple, entre les juges ordinaires et administratifs). Ils peuvent également être liés aux différences qui existent dans les statuts des juges. Il considère que de tels systèmes distincts peuvent compliquer l’administration de la justice ou l’accès à celle-ci.
56. Selon le CCJE, il faut s’assurer que :
- les litiges de compétence n’aient pas pour effet une restriction de l’accès à la justice ou des délais de procédure contraires à l’article 6 de la Convention;
- un accès approprié à un autre ordre judiciaire ou à des juridictions, instances ou fonctions judiciaires spécialisées soit ouvert à tous les juges;
- tous les juges de même expérience bénéficient de la même rémunération, à l’exception d’indemnités spécifiques résultant de tâches spéciales (voir paragraphe suivant).
57. Le principe d'égalité entre juges généralistes et juges spécialisés devrait également s'appliquer aux questions de rémunération. La Recommandation Rec(2010)12 du Comité des ministres prévoit, dans son article 54, que la rémunération des juges devrait être « à la mesure de leur rôle et de leurs responsabilités », notamment pour « les mettre à l’abri de toute pression visant à influer sur leurs décisions»[11]. A cet égard, il n’est pas justifié d’attribuer un complément de rémunération ou un émolument supplémentaire au seul motif de la spécialisation, car la spécificité de la profession et les responsabilités qui en découlent sont en principe équivalentes, que le juge soit généraliste ou spécialisé. Un complément de rémunération, un émolument supplémentaire ou certaines indemnités (par exemple, en cas de prestations de nuit) ne peuvent dès lors se justifier que lorsqu’il existe des raisons spécifiques de constater que la particularité de la profession du juge spécialisé ou ses responsabilités (y compris les contraintes personnelles liées à une fonction spécialisée) exigent une telle compensation.
58. Les règles relatives à la déontologie et à la responsabilité pénale, civile et disciplinaire doivent être identiques pour tous les juges, généralistes ou spécialisés. Les normes de conduite énoncées dans l’Avis n° 3 (2002) du CCJE doivent s'appliquer aux uns comme aux autres. Aucun motif pertinent ne justifie un traitement différencié.
59. Dans les cas où le juge spécialisé a affaire exclusivement à un petit groupe de juristes spécialisés ou de parties, il/elle doit être encore plus soucieux d’avoir un comportement garantissant son impartialité et son indépendance.
2. Evaluation et promotion
60. Les critères d'évaluation du travail du juge sont nombreux et décrits dans les Avis N° 3 et 10 (2007) du CCJE. La spécialisation en soi ne justifie pas de valoriser davantage le travail du juge spécialisé ; le juge généraliste peut être tout aussi compétent que le juge spécialisé. La flexibilité dont un juge fait preuve en acceptant de se spécialiser dans un ou plusieurs domaines peut être un aspect important de l’évaluation du travail du juge.
61. Le Conseil de la Justice ou tout autre organe indépendant chargé de l’évaluation devrait, dès lors, se montrer très prudent pour déterminer si la performance d'un juge spécialisé est comparable à celle d'un juge généraliste. L’exercice exige une attention et un soin particuliers car il est généralement plus facile de dresser un bilan précis de la performance d'un généraliste que de celle d'un spécialiste dans la mesure où ce dernier peut faire partie d'un groupe restreint et où son travail n'est pas nécessairement aussi transparent pour l'évaluateur ou connu de lui.
62. Ces considérations valent également pour les questions de promotion[12]. Pour le CCJE, rien ne justifie d'accorder plus rapidement une promotion à un juge spécialisé au seul motif de sa spécialisation.
3. Accès à la formation et à la spécialisation
63. Les principes énoncés dans l’Avis n° 4 (2003) du CCJE au sujet de la formation générale s'appliquent aussi à la formation spécialisée. Les juges spécialisés ayant, en principe, le même statut que les juges généralistes, les exigences visant à garantir l'indépendance de la justice et la meilleure formation possible concernent à la fois les domaines des généralistes et des spécialistes. De manière générale, les formations doivent être accessibles à tous les juges.
64. En principe, il faudrait respecter le vœu d'un juge de se spécialiser. A cet égard, le CCJE renvoie à son Avis n°10, en particulier ses dispositions sur la sélection des juges. Une formation suffisante[13] devrait être fournie dans un délai raisonnable et dispensée avant l’affectation du juge au domaine de spécialisation souhaité et devrait s'achever peu avant le début de ces nouvelles fonctions.
65. Il doit y avoir un équilibre entre, d’une part, les exigences et l'utilité de la formation et, d’autre part, les moyens disponibles. Ainsi, une formation spécialisée ne saurait être envisagée lorsque les ressources nécessaires font défaut ou lorsqu’elles ne peuvent être dégagées qu'aux dépens de besoins de formation plus importants. Une affectation à un domaine spécialisé ne peut être demandée, par exemple, si la charge de travail prévisible dans cette matière est trop réduite pour justifier l’existence de tribunaux ou chambres spécialisés. La taille du tribunal, de son ressort, de la région, voire de l'Etat, peuvent dicter des solutions différentes concernant la spécialisation et la formation dans des domaines particuliers. Si les circonstances s'y prêtent, la coopération en matière de formation continue au-delà des frontières nationales peut être utile.
4. Rôle du Conseil de la justice
66. Les prérogatives et responsabilités du Conseil de la Justice, lorsqu’un tel organe existe, ou d’un organe équivalent doivent s'appliquer de la même manière aux juges généralistes et spécialisés. Les juges spécialisés devraient être représentés ou avoir la possibilité d'exposer leurs problèmes au même titre que les juges généralistes. Tout traitement préférentiel de l'un ou l'autre groupe devrait être évité dans l'intérêt du public.
5. Spécialisation et participation à des associations de juges
67. Les juges spécialisés doivent avoir le droit, comme tous les juges, d'adhérer à des associations de juges et d’en rester membres. Pour la cohésion du corps judiciaire, il n'est pas souhaitable qu'il existe des associations distinctes pour les juges spécialisés. Il convient de répondre à l’intérêt qu’ils portent à des domaines spécifiques du fait de leur spécialisation par le biais d’échanges professionnels, de conférences, de réunions, etc., mais leurs intérêts liés à leur statut peuvent et devraient être protégés au sein d'une association générale de juges.
Conclusions
i. Le CCJE insiste sur le fait que le juge, tant généraliste que spécialisé, est le spécialiste de l’art de juger.
ii. En principe, les juges « généralistes » devraient avoir un rôle prédominant dans l’art de juger.
iii. Des juges et des tribunaux spécialisés ne devraient être mis en place que lorsque cela est rendu nécessaire pour une bonne administration de la justice, en raison de la complexité ou de la spécificité du droit ou des faits.
iv. Les juges et tribunaux spécialisés devraient toujours faire partie d’un corps judiciaire unique.
v. Les juges spécialisés doivent, comme les juges généralistes, respecter les exigences d'indépendance et d'impartialité, conformément à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
vi. En principe, les juges généralistes et spécialisés devraient bénéficier du même statut. Les règles d'éthique et de responsabilité du juge doivent être les mêmes pour tous.
vii. La spécialisation ne doit pas se faire au détriment de la qualité de la justice, que ce soit dans les tribunaux "généralistes" ou spécialisés.
viii. La mobilité et la flexibilité du juge seront souvent suffisantes pour répondre aux besoins de spécialisation. En principe, la possibilité de se spécialiser et de se former en conséquence devrait être à la portée de tout juge. La formation spécialisée devrait être organisée par les institutions judiciaires publiques de formation.
ix. Plutôt que de faire siéger des assesseurs non juristes spécialisés dans des collèges de juges, il est préférable que des experts soient désignés par le tribunal ou les parties et que leurs avis soient susceptibles d’être discutés par ces dernières.
x. Les pouvoirs et responsabilités du Conseil de la Justice ou d’un organe équivalent devraient s'appliquer de la même manière aux juges généralistes et spécialisés.
[1] Ces documents de référence ne traitent pas à proprement parler de la spécialisation des juges. Toutefois, ils concernent le juge spécialisé dès lors que les principes qu’ils énoncent sont applicables à tous les juges.
[2] Les spécialisations suivantes ont été identifiées dans le questionnaire du CCJE comme exemples communs dans de nombreux Etats européens: tribunaux de la famille, tribunaux pour enfants, tribunaux administratifs/Conseils d’Etat, tribunaux en matière d’immigration et d’asile, cour des comptes, tribunaux militaires, tribunaux fiscaux, tribunaux du travail/en matière sociale, tribunaux des baux ruraux, tribunaux pour les plaintes des consommateurs, tribunaux des petits litiges, tribunaux en matière de succession, tribunaux en matière de propriété industrielle, tribunaux de commerce, tribunaux des procédures collectives, tribunaux en matière de conflits de propriété, cours d’arbitrage, juridictions criminelles et cours d’assises, tribunaux de contrôle des enquêtes criminelles (par exemple, autorisant les arrestations, les mises sur écoute, etc.), tribunaux de contrôle de l’exécution des sanctions pénales et de la détention.
Le droit de l’Union européenne prévoit la création de chambres ou de juridictions spécialisées dans certains domaines du droit, tels que les marques communautaires (Tribunaux des marques communautaires, art. 90 du Règlement (CE) n° 40/94 du Conseil du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire),et les dessins ou modèles communautaires (Tribunaux des dessins ou modèles communautaires, art. 80 du Règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil (CE) du 12 décembre 2001 sur les dessins et modèles communautaires).
[3] Par exemple, les cours d’assises dans plusieurs Etats membres. Les jurés sont définis comme des personnes tirées au sort en tant que membres de jury, contrairement aux personnes qui siègent en tant que membres non-professionnels d’une juridiction ; voir également le paragraphe 43 ci-dessous. Dans des affaires pénales, les jurés peuvent, par exemple, se prononcer sur la sanction ou sur la culpabilité, ou prendre une décision sur les dommages dans des affaires civiles.
[4] On songe ici, par exemple, au tribunal des brevets comportant des juges non-juristes ayant des connaissances techniques particulières.
[5] Il a lieu de faire la distinction entre les tribunaux spécialisés et les tribunaux ad hoc ou extraordinaires – voir également le paragraphe 37 ci-dessous.
[6] Comme c’est le cas en matière médicale, d’accident du travail, d’incendie, de construction, de questions technologiques etc.
[7] Voir également Avis du CCJE n°1 (2001), paragraphes 57, 59 et 60.
[8] C’est par exemple le cas des tribunaux de commerce en France et en Belgique, des juridictions du travail en Belgique, des « Employment Tribunals » au Royaume-Uni.
[9] Voir les exemples mentionnés à la note en bas de page n° 2.
[10] En Angleterre et au pays de Galles, le Tribunal des brevets est intégré à la Chancery Division qui s'occupe essentiellement de litiges immobiliers et fiscaux. Le Tribunal de commerce fait partie de la Queen’s Bench Division qui s'occupe du contentieux contractuel et des questions de droit administratif.
[11] Voir également Avis n° 1 du CCJE, paragraphe 61.
[12] Voir Avis n° 1 du CCJE, paragraphe 29.
[13] Voir Avis n° 4 du CCJE, paragraphe 30.