Délégués des Ministres

Notes sur l’ordre du jour

CM/Notes/1265/H46-29         22 septembre 2016

 

1265 Réunion, 20-22 septembre 2016

Droits de l’homme

H46-29 Groupes Incal et Gözel et groupe Özer c. Turquie

(Requêtes n° 22678/93, 43453/04)

Surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour européenne

Documents de référence :

ResDH(2004)38, ResDH(2001)106, CM/Inf(2003)43; CM/Inf/DH(2008)26, DH-DD(2016)842, DH-DD(2015)447-rev, DH-DD(2014)502, CM/Del/Dec(2015)1230/22

 

Requête

Affaire

Arrêt du

Définitif le

Critère de classification

22678/93

GROUPE INCAL (liste des affaires CM/Notes/1265/H46-29-app)

09/06/1998

09/06/1998

Problème structurel et complexe

GROUPE GÖZEL ET ÖZER

43453/04+

GÖZEL ET ÖZER

06/07/2010

06/10/2010

Problème structurel

43217/04

ASLAN ET SEZEN

17/06/2014

17/09/2014

15066/05

ASLAN ET SEZEN (No. 2)

17/06/2014

17/09/2014

1544/07

BELEK ET ÖZKURT

16/07/2013

16/10/2013

Description des affaires

Ces affaires concernent des violations du droit des requérants à la liberté d’expression (article 10) en raison de :

-       leur condamnation pour avoir diffusé de la propagande pour le compte d’organisations terroristes (en vertu des articles 6 et 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme) ; publié des articles ou des ouvrages ou préparé des messages adressés au public incitant à la haine ou à l’hostilité ou faisant l’apologie d’une infraction ou de l’auteur d’une infraction (en application de l’article 312 de l’ancien Code pénal (articles 215 et 216 du Code pénal actuellement en vigueur)) ; avoir insulté ou vilipendé la nation turque, la République, la Grande Assemblée nationale ou la personnalité morale du gouvernement, les ministres, les forces militaires (en application de l’article 159 de l’ancien Code pénal (article 301 du Code pénal actuellement en vigueur)) (groupe d’affaires Incal) ;

-       leur condamnation automatique, en vertu de l’article 6 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme, en raison de la publication de déclarations d’une organisation terroriste sans tenir compte du contexte ou du contenu des déclarations (groupe d’affaires Gözel et Özer) ;

La Cour a estimé que ces déclarations, articles, ouvrages, publications, etc. n’incitaient pas à la haine ou à la violence et que les ingérences dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des requérants n’étaient par conséquent pas justifiées.

Nature structurelle du problème : Dans ses arrêts rendus dans les affaires Gözel et Özer c. Turquie, la Cour a estimé, en application de l’article 46 de la Convention, que les violations révélaient un problème structurel et que la Turquie devrait réviser l’article 6 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme.


Violations de l’article 6 : Dans certains cas, la Cour a constaté des violations de l’article 6 en raison : du défaut d’indépendance et d’impartialité des cours de sûreté de l’Etat, du fait que l’avis du procureur général n’avait pas été communiqué aux requérants, du défaut d’accès à une assistance judiciaire pendant la garde à vue et de la durée excessive des procédures.

Règlements amiables : Le Gouvernement turc a conclu plusieurs règlements amiables par lesquels il s’est engagé à mettre la législation turque et la pratique en conformité avec les exigences de la Convention.

Etat d’exécution

Les informations fournies par les autorités turques avant avril 2015 sont résumées dans le document
DH-DD(2015)447-rev, et la décision du Comité adoptée lors de sa 1230e réunion peut être consultée dans CM/Del/Dec(2015)1230/22.

Mesures individuelles :

Réouverture des procédures

Suite aux amendements législatifs introduits au Code de procédure pénale en avril 2013, la majorité des requérants dans les présents groupes d’affaires ont disposé du droit de demander la réouverture de la procédure (certains requérants avaient également le droit de demander la réouverture de la procédure avant même que les changements législatifs entrent en vigueur). Dans huit affaires, les requérants ont demandé la réouverture. Dans neuf cas, la procédure a été rouverte et les requérants ont été relaxés à la suite d’un nouveau procès. Dans l’affaire Belek, la demande du requérant a été déclarée irrecevable parce qu’infondée.

Effacement des condamnations du casier judiciaire des requérants : Conformément aux dispositions de la loi sur le casier judiciaire, les condamnations ont été effacées des casiers judiciaires des requérants dans 89 affaires ont été effacés (voir l’annexe XI au bilan d’action DH-DD(2016)842.

Mesures générales :

Il est rappelé que, dans sa décision adoptée à la 1230e réunion (DH), le Comité :

- a réitéré son appel aux autorités turques pour qu’elles révisent l’article 301 du Code pénal sans retard ;

- a invité les autorités à fournir des informations sur la pratique de la Cour constitutionnelle en terme de mise en œuvre de la jurisprudence de la Cour ;

- les a invitées à fournir des informations statistiques comparables démontrant une diminution du nombre d’actes d’accusation déposés en vertu de l’article 216 du Code pénal et de l’article 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme, ainsi que du nombre de condamnations imposées en vertu de tous les articles en question.

Les informations fournies en réponse peuvent être résumés comme suit :

Concernant l’article 301, les autorités turques ont réitéré qu’un certain nombre d’amendements avait été apporté à cet article, à savoir : 1) le champ d’application de l’infraction a été restreint par le biais du remplacement du terme « identité turque » par celui de « la nation turque » ; 2) la poursuite de cette infraction nécessite l’autorisation du ministre de la Justice ; 3) les peines appliquées ont été réduites, et 4) les expressions visant à émettre des critiques ne constituent pas une infraction. Les autorités ont souligné que la nécessité d’obtenir l’autorisation du ministre de la Justice était une garantie importante pour réduire le nombre de poursuites en vertu de cet article.

En outre, les autorités ont indiqué que le nombre de décisions de ne pas poursuivre avait augmenté (469 décisions en 2010, 309 en 2011, 454 décisions en 2012, 490 décisions en 2014).

Concernant la pratique de la Cour constitutionnelle, les autorités ont communiqué les références de six décisions de la Cour constitutionnelle rendues entre 2014 et 2016 qui concernent des ingérences dans le droit des requérants à la liberté d’expression en vertu de différentes lois. Trois de ces décisions concernent des condamnations en vertu des articles 6 et/ou 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme. Dans deux de ces affaires, la Cour constitutionnelle a cité la jurisprudence de la Cour européenne relative à la liberté d’expression et a constaté que la durée excessive de la procédure (respectivement onze ans et plus de six ans) à l’encontre des requérants accusés en raison de leurs publications en 2002 et 2006 n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Dans le troisième exemple, en se référant également à la jurisprudence pertinente de la Cour européenne, la Cour constitutionnelle a jugé que le communiqué de presse de l’accusé n’incitait pas le public à la violence ou à la haine et, par conséquent, l’ingérence dans sa liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique.


Concernant les informations statistiques, les autorités turques ont indiqué ce qui suit :

Nombre de mises en accusation en vertu de l’article 216 du Code pénal : 109 inculpations en 2010, 81 inculpations en 2011, 118 inculpations en 2012, 130 inculpations en 2013 et 149 inculpations en 2014.

Nombre d’enquêtes ouvertes, de dossiers transmis aux juridictions pénales et d’inculpations en vertu de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme étaient : entre 01/2011 et 04/2013, respectivementde 17 797, 13 822 et 6 543. Les chiffres pour la période entre 04/2013 et 05/2016 étaient de 27 087, 12 374 et 2 282.

Nombre de condamnations prononcées :

- en vertu de l’article 215 : 213 (au 04/2010), 236 (2011), 197 (2012), 87 (2013), 18 (2014), 51 (2015), 17 (au 05/2016) ;

- en vertu de l’article 216 : 15 (au 04/2010), 6 (2011), 12 (2012), 6 (2013), 7 (2014), 12 (2015), 8 (au 05/2016) ;

- en vertu de l’article 301 : 19 (au 04/2010), 7 (2011), 11 (2012), 5 (2013), 12 (2014), 18 (2015), 20 (au 05/2016) ;

- en vertu de l’article 6 : 51 (au 04/2010), 130 (2011), 41 (2012), 9 (2013) ;

- en vertu de l’article 7 : 1 307 (au 04/2010), 1 591 (2011), 1 190 (2012), 199 (au 04/2013).

Concernant le nombre de condamnations en vertu de l’article 7 § 2, les autorités turques ont indiqué également que 11 849 personnes ont été condamnées entre 01/2011 et 04/2013 contre 5 462 entre 04/2013 et 05/2016.

D’autres informations statistiques concernant tous les articles sont disponibles dans le bilan d’action (voir DH-DD(2016)842).

Autres informations

Les autorités turques se sont référées aux informations fournies précédemment sur les amendements législatifs et les décisions de non-lieu ainsi qu’à des arrêts rendus par différentes juridictions entre 2012 et 2016, indiquant que la législation amendée est dûment appliquée par tous les niveaux de juridiction (aucun exemple n’a été fourni en relation avec les articles 301 et 6 de la loi sur la lutte contre le terrorisme). Les autorités ont également indiqué que le nombre de personnes détenues en vertu de ces articles avait diminué de manière importante en raison des changements législatifs de ces dernières années.

En outre, les autorités turques ont fourni 26 exemples d’arrêts rendus par la Cour de cassation entre 2014 et 2016 pour démontrer que la Cour de cassation appliquait également les principes de la Convention dans les affaires concernant la liberté d’expression. Onze de ces arrêts concernent l’article 2015, trois l’article 216, et quatre l’article 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme. Aucun exemple n’a été fourni concernant l’article 6 de la loi sur la lutte contre le terrorisme. Dans la majorité de ces arrêts, la Cour de cassation s’est référée à la jurisprudence de la Cour européenne.

Un certain nombre de formations et d’activités de sensibilisation ont été menés ces dernières années avec la participation de l’Académie turque de justice, du Conseil supérieur des juges et des procureurs, du Ministère de la justice, du Ministère des affaires de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de la Commission européenne, du Bureau de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération (OSCE) et l’ambassade des Pays-Bas en Turquie. En janvier 2016, le Bureau des droits de l’homme a été créé, au sein du Conseil supérieur des juges et des procureurs, avec pour but de suivre la jurisprudence de la Cour et de sensibiliser.

Analyse du Secrétariat

Mesures individuelles :

Il est rappelé que le droit turc prévoit la réouverture des procédures dans toutes ces affaires. Seuls neuf requérants ont demandé la réouverture accordée dans toutes les affaires sauf dans l’affaire Belek. Il serait utile que les autorités turques clarifient les motifs pour lesquelles la demande du requérant a été rejetée.

Concernant l’effacement des condamnations des casiers judiciaires, il convient de noter qu’en vertu du droit turc les casiers judiciaires sont expurgés automatiquement lorsque la peine est exécutée, l’infraction prescrite à la suite d’une amnistie générale ou en cas de dépénalisation. Les autorités turques n’ont pas indiqué les motifs d’effacement du casier judiciaire de 89 requérants. Cependant, il semble qu’un tel effacement intervient automatiquement. 


Mesures générales:

En ce qui concerne l’article 301, il ressort des informations fournies que les autorités turques continuent de faire valoir que « l’exigence d’autorisation » pour ouvrir une enquête en vertu de cet article constitue une garantie de sécurité contre d’éventuels abus. Pour étayer leur position, des informations statistiques indiquant le nombre d’acquittements et de condamnations entre 2010 et 2014 ont été fournies. Cependant, ces données statistiques sont significatives d’une tendance continue à ouvrir des enquêtes en vertu de cet article.Cette situation crée un effet dissuasif (voir §81 de l’arrêt de la Cour européenne dans l’affaire Altuğ Taner Akçam).

Indépendamment de la nature relative des informations statistiques, les constats de la Cour européenne dans l’affaire Altuğ Taner Akçam devrait être décisifs pour déterminer si les mesures proposées par les autorités turques peuvent être considérées comme adéquates pour prévenir des violations similaires. Il est rappelé que la Cour a jugé dans cet arrêt que les garanties mises en place par le législateur pour éviter l’application abusive de l’article 301 par le pouvoir judiciaire ne constituent pas une garantie fiable et continue ni ne suppriment le risque d’être directement affecté par la disposition parce que tout changement politique dans le temps pourrait affecter les attitudes interprétatives du Ministère de la justice et ouvrir la voie à des poursuites arbitraires » (voir § 94). Par conséquent, le Comité, lors de sa 1201e réunion (juin 2014) et 1230e réunion (mars 2015), a invité les autorités turques à réviser l’article 301 du Code pénal en vue d’assurer que cet article réponde à l’exigence de qualité de la loi à la lumière de la jurisprudence de la Cour. Cette disposition devrait donc être révisée afin de répondre au critère de « qualité de la loi ».

En ce qui concerne les exemples des décisions de la Cour constitutionnelle, il en ressort que la Cour constitutionnelle a suivi la même ligne de raisonnement et a tiré des conclusions similaires à celles de la Cour européenne lors de l’examen des plaintes concernant les atteintes au droit à la liberté d’expression. Il est toutefois observé que seulement trois de ces décisions relèvent du champ d’application de la législation examinée dans le cadre du groupe d’affaires Incal (articles 6 et 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme), alors que les trois autres affaires concernent d’autres questions telles que la saisie d’un livre, la diffamation, la distribution de tracts au nom d’un parti politique. Au vu de l’augmentation ces dernières années des actes de mise en accusation en vertu de l’article 216 du Code pénal et des enquêtes ouvertes en vertu de l’article 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme (voir ci-dessous), il apparaît que la jurisprudence relativement nouvelle de la Cour constitutionnelle n’est pas encore pleinement mise en œuvre à tous les niveaux du judiciaire, y compris par les procureurs lorsqu’ils décident d’une mise en accusation en vertu des articles en question.

Dans ce contexte et en relation avec les informations statistiques fournies, bien qu’il y ait une diminution du nombre d’actes d’accusations et de condamnations en vertu de l’article 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme, le nombre d’enquêtes ouvertes par les procureurs en vertu de cet article de 17/797 à 27/087 pour la même période de référence et le nombre d’actes d’accusation déposés en vertu de l’article 216 est passé de 109 à 149 entre 2010 et 2014. Les données statistiques indiquent que les deux articles sont encore largement appliqués par les procureurs pour ouvrir une enquête ou mettre en accusation en vertu de ces dispositions. Cette situation crée un effet dissuasif pour ceux qui souhaitent exercer leur liberté d’expression.

 

Ces observations sont également étayées par les constats récents d’autres organes du Conseil de l’Europe en ce qui concerne le droit à la liberté d’expression en Turquie. Ces constats peuvent être résumés comme suit :

Commission de Venise :

Dans son avis adopté lors de sa 106e session plénière (11-12 mars 2016) la Commission de Venise a reconnu que certains progrès avaient été réalisés ces dernières années concernant l’application de l’article 301 et que les modifications législatives à cet article et à l’article 7 de la loi sur la lutte contre le terrorisme avait réduit la portée des violations par l’application injustifiée de ces articles. La Commission de Venise a salué ces mesures positives, mais a conclu que les progrès réalisés étaient manifestement insuffisants. En ce qui concerne l’article 301, la Commission de Venise a souligné que le libellé vague de l’article a persisté malgré la modification de 2008 et a indiqué que l’application de cette disposition devrait être limitée à des déclarations d’incitation à la violence et à la haine. En ce qui concerne l’article 216, paragraphes (1) et (2), cette disposition ne devrait pas être utilisée pour sanctionner des critiques acerbes contre les politiques du gouvernement. La Commission de Venise a conclu que le recours à des sanctions pénales – proportionnées – n’est justifié que si ces expressions constituent une incitation ouverte à recourir à la violence, à la résistance armée, ou au soulèvement.


Commissaire aux droits de l’homme :

Suite à sa visite en Turquie en avril 2016, le Commissaire aux droits de l’homme a publié un communiqué de presse le 14/04/2016. Il a déclaré que les problèmes de longue date concernant la liberté d’expression avaient été récemment fortement exacerbés. Il a ajouté que le recours à une notion extrêmement large du terrorisme pour sanctionner les déclarations non violentes et criminaliser le moindre message coïncidant simplement avec les intérêts perçus d’une organisation terroriste étaient devenus alarmants.

Assemblée parlementaire :

Lors de sa session de juin 2016, l’Assemblée parlementaire a adopté une résolution sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie (Résolution 2121). Partageant les préoccupations susmentionnées du Commissaire, l’Assemblée a exhorté la Turquie à se conformer pleinement à ses obligations en vertu de tous les traités relatifs aux droits de l’homme qu’elle a ratifiés. L’Assemblée a également exprimé ses préoccupations à propos de l’interprétation extensive de la loi anti-terroriste et a réitéré l’appel lancé à la Turquie en 2013 de revoir la définition des infractions liées au terrorisme et à l’appartenance à une organisation criminelle conformément au « Plan d’action sur la prévention des violations de la Convention européenne des droits de l’homme », adopté par la Turquie en février 2014. L’Assemblée a invité la Turquie à prendre des mesures similaires ainsi qu’énoncé dans l’avis précité de la Commission de Venise.