DÉLÉGUÉS DES MINISTRES

Notes sur l'ordre du jour

CM/Notes/1362/H46-21

5 décembre 2019

1362e réunion, 3-5 décembre 2019 (DH)

Droits de l'homme

 

H46-21 Berkovich et autres c. Fédération de Russie (Requête n° 5871/07)

Surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour européenne

Document de référence

DH-DD(2019)1274

 

 

Requête

Affaire

Arrêt du

Définitif le

Critère de classification

5871/07+

BERKOVICH ET AUTRES

27/03/2018

27/06/2018

Problème complexe

Description de l’affaire

Cette affaire concerne des restrictions imposées entre 2005 et 2013 au droit de voyager à l’étranger en raison du refus des autorités de délivrer des passeports de voyage après la retraite du service étatique des personnes ayant eu accès à des secrets d'État dans le cadre de leurs activités professionnelles (violation de l'article 2 du Protocole n° 4).

La Cour a estimé que les autorités avaient omis de démontrer l’existence de raisons convaincantes justifiant cette mesure restrictive et a critiqué l'approche rigide et automatique utilisée par les juridictions nationales : lors de l'examen des recours contre cette mesure, elles se bornaient à vérifier si la restriction avait été imposée conformément à la procédure applicable.

La Cour a formulé une constatation distincte au titre de l'article 46. Elle y a notamment rappelé que l’abrogation des restrictions faites aux voyages internationaux à des fins privées était une condition d’adhésion de la Fédération de Russie au Conseil de l’Europe mais que l’État défendeur ne s’est pas acquitté de cet engagement spécifique d'adhésion à ce jour, soit depuis plus de vingt-deux ans[1].

État d’exécution

Il s'agit du premier examen de cette affaire par le Comité. Le 29 octobre 2019, les autorités ont présenté un plan d'action (DH-DD(2019)1274), dont le résumé figure ci-après.

Mesures individuelles:

a) Satisfaction équitable

La satisfaction équitable accordée a été payée intégralement et dans les délais pour la plupart des requérants.

Dans l'affaire Garkusha (n° 504/14), la satisfaction équitable accordée a été payée avec un retard de trois mois en raison de l’absence de transmission de la part du requérant de ses coordonnées bancaires dans le délai imparti. Dans les affaires Berkovich (n° 5871/07) et Ilchenko (n° 25025/10), le paiement a été retardé d'un jour et les requérants ne s’en sont pas plaints.


b) Autres mesures

Les autorités ont confirmé que tous les requérants sont actuellement en possession d'un passeport en cours de validité pour voyager à l'étranger.

Mesures générales :

a)     Arrêt de la Cour constitutionnelle

Dans son arrêt du 7 juin 2012 (n° 14-P), la Cour constitutionnelle a précisé que les restrictions de voyage faites aux personnes ayant auparavant eu accès à des secrets d'État ne sont pas absolues. Cette mesure s'applique temporairement (généralement pour une durée maximale de 5 ans) et uniquement aux personnes ayant eu accès à des informations hautement secrètes ou ultrasecrètes. Ces restrictions de voyage peuvent être contestées devant la Commission interdépartementale chargée d'examiner de telles plaintes (voir ci-dessous) et par la suite devant les juridictions nationales. Ces restrictions ne peuvent être basées sur le seul fait que la personne concernée a auparavant eu accès à des informations secrètes, mais doit également se baser sur d'autres faits, notamment le degré de confidentialité, l'objet du voyage et d'autres circonstances factuelles.

b)    Arrêt de la Cour suprême

Dans son arrêt du 27 juin 2013 (n° 21), le Plénum de la Cour suprême a jugé que toute limitation des droits et libertés d'une personne doit être proportionnée au but légitime recherché.

c)     Commission interdépartementale chargée d'examiner les plaintes relatives aux restrictions de voyage

Sur la base de la loi fédérale n° 114-FZ et d’arrêtés du ministère des Affaires étrangères et d'autres organes compétents, la Commission interdépartementale chargée d'examiner les plaintes relatives aux restrictions de voyage (la Commission) a été rétablie en 2006 et la procédure d'examen des plaintes dont elle est saisie a été améliorée. Les plaintes sont examinées individuellement, dans un délai de trois mois, en règle générale en présence de la personne concernée et des représentants de l’instance qui a décidé de la restriction de voyage. La Commission prend ses décisions sur la base des obligations internationales découlant de l'adhésion de la Fédération de Russie au Conseil de l'Europe, des conclusions de la Cour européenne et d'autres instruments.

En 2017 et 2018, la Commission a annulé respectivement 28 % (dans 29 affaires sur 104) et 35 % (dans 40 affaires sur 116) des restrictions de voyage qui ont été portées en appel devant elle, ce qui montre, selon les autorités, que le nombre de restrictions annulées est significatif.

D'après le ministère de l'Intérieur, le nombre de passeports internationaux délivrés est en augmentation (4,3 millions en 2017 et 5 millions en 2018). Le nombre de refus de délivrer un passeport sur la base de la connaissance de secrets d'État était d'environ 0,02 % en 2017-2018.

De l'avis des autorités, ces chiffres montrent un changement positif dans l’approche d’imposer des restrictions au voyage qui prend en compte les clarifications issues de la Cour constitutionnelle et les mesures prises afin de développer ces clarifications.

d)    Recommandations sur les restrictions de voyage temporaires

Avec l'aide des organes compétents de l'État, la Commission interdépartementale chargée de la protection des secrets d'État (créée en 1993 sur la base de la loi n° 5485-1) a adopté en décembre 2012 des recommandations sur les restrictions de voyage temporaires. Elles comprennent notamment les critères à prendre en compte tels que clarifiés par la Cour constitutionnelle dans l'arrêt précité de juin 2012, incluant entre autres :

i)     la durée et le nombre d'occasions où une personne concernée a été informée de secrets d'État classifiés comme importants ou hautement secrets ;

ii)     la quantité et l'importance des informations ;

iii)    la pertinence du degré de confidentialité ;

iv)    les périodes éventuelles où les informations peuvent être déclassifiées ;

v)    la date à laquelle le secret a été porté à la connaissance de la personne concernée, confirmée par sa signature ;

vi)    les dommages éventuels si le secret est divulgué ;

vii)   les qualités personnelles ;

viii) le but du voyage (but avec un aspect humanitaire, comme rendre visite à un parent malade ou assister à des funérailles) ;

ix)    la durée du voyage ;

x)    la situation politique actuelle dans l'État hôte et les risques éventuels ;

xi)    autres.

e)     Contrôle judiciaire

Les décisions des autorités et de la Commission interdépartementale susmentionnée, chargée d'examiner les plaintes relatives aux restrictions de voyage, peuvent être contestées devant les juridictions nationales. Le 8 mars 2015, un nouveau recours effectif a été introduit à travers l'entrée en vigueur du Code de procédure administrative. Il permet aux tribunaux de jouer un rôle plus proactif, notamment en demandant des documents supplémentaires, en procédant à des examens d'experts et en invitant des experts. Le défaut de communication des documents nécessaires aux tribunaux peut entraîner diverses sanctions, y compris une amende. La charge de la preuve est transférée aux autorités. Les tribunaux peuvent également examiner les affaires urgentes dans le cadre d'une procédure accélérée, prendre des mesures préventives et réagir aux violations en rendant une décision distincte. Le Code de procédure administrative et son application pratique devraient offrir un recours effectif en cas de restrictions au voyage.

f)     Traduction et diffusion

Le présent arrêt a été traduit, publié et largement diffusé auprès des juges et des services d’application de la loi compétents. Il a également été examiné par les tribunaux des circonscriptions fédérales de la Fédération de Russie dans lesquelles les violations constatées par la Cour européenne ont eu lieu.

g)    Autres mesures

Compte tenu de l'arrêt rendu par la Cour européenne dans la présente affaire, une évaluation par les organes compétents de la nécessité de mesures supplémentaires requises et de modifications éventuelles de la législation pertinente est en cours. Cette évaluation n'est pas encore achevée.

Communication en vertu de la règle 9 :

Dans sa communication en vertu de la règle 9 (DH-DD(2019)1297), l'ONG Agora International Human Rights Group a souscrit aux conclusions de la Cour européenne selon lesquelles, malgré les arrêts de la Cour constitutionnelle, les juridictions nationales ne procèdent pas à une évaluation individuelle appropriée de la situation des personnes concernées. L'ONG a fait valoir en particulier qu'il n'existe pas un seul exemple d'un arrêt interne définitif annulant une restriction de voyage. En outre, elle a fait référence à une instruction confidentielle émise par le ministère de l’Intérieur pour son personnel concernant des voyages à l’étranger.

Analyse du Secrétariat

Mesures individuelles :

Il résulte de ce qui précède que la question des mesures individuelles a été résolue, étant donné que la satisfaction équitable accordée a été payée dans des conditions acceptées par les requérants et qu’ils ont tous reçu des passeports internationaux, ce qui rétablit leur droit de voyager à l'étranger.

Mesures générales :

Il est rappelé que cette affaire concerne des événements qui se sont produits entre 2005 et 2013. Les autorités ont présenté en détail toutes les voies de recours disponibles, introduites pour la plupart entre 2012 et 2015. Ils ont également fourni des données statistiques indiquant que, dans certains cas, les restrictions imposées aux voyages ont été annulées en se prévalant des recours existants (en particulier, la Commission interdépartementale chargée d'examiner les plaintes relatives aux restrictions de voyage).

Néanmoins, il ressort des informations disponibles que la pratique juridictionnelle dans ce domaine reste un sujet de préoccupation. Dans ce contexte, il est rappelé que la Cour européenne a critiqué l'approche rigide et automatique utilisée par les juridictions nationales lors de l'examen des recours contre ces mesures restrictives, tant avant qu'après l'arrêt de la Cour constitutionnelle de 2012 invoqué par les autorités.Il serait donc utile d’obtenir des exemples de bonnes pratiques des juridictions nationales appliquant les principes de l'évaluation individuelle dans des affaires concrètes concernant des restrictions de voyage.

Il convient également de noter que, le 17 octobre 2019, la Douma d'État a adopté en première lecture un amendement à la loi n° 114-FZ du 15 août 1996 sur la procédure d'entrée et de sortie de la Fédération de Russie (la loi sur la procédure d'entrée), prévoyant une interdiction automatique de voyager pour tous les agents du Service fédéral de sécurité (SFS) d’une durée de cinq ans à compter de la date de leur départ du Service.

Cet amendement aggraverait encore la situation de ces personnes, car l'évaluation individuelle énoncée par la Cour européenne dans la présente affaire et dans les recommandations de l'arrêt de 2012 de la Cour constitutionnelle n’apparaitrait plus applicable et serait remise en cause. Les autorités sont donc invitées à présenter leurs observations sur ce point.

En outre, la communication précitée de l’ONG fait référence à une instruction confidentielle sur les restrictions des voyages du ministère de l'Intérieur pour son personnel. Des clarifications à cet égard seraient utiles.

 

Enfin, il est à noter avec intérêt que les autorités réfléchissent actuellement à d'autres mesures générales qui pourraient s'avérer nécessaires en vue d'une pleine exécution du présent arrêt. Ces réflexions devraient être rapidement finalisées, compte tenu de la nature ancienne de l’enjeu dans cette affaire. À cet égard, il conviendrait de dûment considérer des amendements en vue d’abroger les restrictions aux voyages internationaux à des fins privées (voir §   113-116 de l’arrêt). Des informations sur les résultats de cette réflexion sont attendues en temps utile.

Financement assuré : OUI



[1] Il est rappelé que la question des mesures individuelles de deux arrêts antérieurs datant respectivement de 2006 et 2011 (Bartik, n° 55565/00, et Soltysyak, n° 4663/05) constatant le même type de violations a été close par le Comité à sa réunion 1351bis (10 juillet 2019). Le Comité a également rappelé que la question des mesures générales requises en réponse aux insuffisances en cause dans ces affaires continue d'être examinée dans le cadre de l'affaire Berkovich et autres et que la clôture de ces deux affaires ne préjuge donc en rien de l'évaluation, par le comité, des mesures générales nécessaires.