European Committee of Social Rights

Comité européen des Droits sociaux

Confidentiel[1]

Confédération Européenne des Syndicats (CES)/

Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique (CGSLB)/

Confédération des Syndicats chrétiens de Belgique (CSC)/

Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB)

c. Belgique

Réclamation n° 59/2009

RAPPORT AU COMITE DES MINISTRES

Strasbourg, 16 septembre 2011


Introduction

1.         En application de l’article 8§2 du Protocole prévoyant un système de réclamations collectives (« le Protocole »), le Comité européen des Droits sociaux, comité d’experts indépendants de la Charte sociale européenne (« le Comité ») transmet au Comité des Ministres son rapport[2] relatif à la réclamation n° 59/2009. Le rapport contient la décision du Comité sur le bien-fondé de la réclamation (adoptée le 13 septembre 2011). La décision sur la recevabilité (adoptée le 8 décembre 2009) figure en annexe.

2.         Le Protocole est entré en vigueur le 1er juillet 1998. Il a été ratifié par la Belgique, la Croatie, Chypre, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal et la Suède. Par ailleurs, la Bulgarie et la Slovénie sont également liées par cette procédure en application de l’article D de la Charte sociale révisée de 1996.

3.         Le Comité a fondé sa procédure sur les dispositions du Règlement du 29 mars 2004 adopté par le Comité lors de sa 201e session et révisé le 12 mai 2005 lors de la 207e session, le 20 février 2009 lors de la 234e session et le 10 mai 2011 lors de la 250e session.

4.         Il est rappelé qu’en application de l’article 8§2 du Protocole, le présent rapport ne sera rendu public qu’après l’adoption d’une résolution par le Comité des Ministres ou au plus tard à l’issue d’une période de quatre mois après sa transmission au Comité des Ministres, c’est-à-dire le 7 février 2012.



European Committee of Social Rights

Comité européen des Droits sociaux

DECISION SUR LE BIEN-FONDE

13 septembre 2011

Confédération Européenne des Syndicats (CES)/

Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique (CGSLB)/

Confédération des Syndicats chrétiens de Belgique (CSC)/

Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB)

c. Belgique

Réclamation n° 59/2009

Le Comité européen des Droits sociaux, comité d’experts indépendants institué en vertu de l’article 25 de la Charte sociale européenne (« le Comité »), au cours de sa 252e session où siégeaient :

M.        Luis JIMENA QUESADA, Président

Mme   Monika SCHLACHTER , Vice-Présidente

M.        Jean-Michel BELORGEY, Rapporteur Général

Mme.  Csilla KOLLONAY LEHOCZKY

MM.     Andrzej SWIATKOWSKI

            Lauri LEPPIK

            Rüçhan IŞIK

            Petros STANGOS

Alexandru ATHANASIU

Mme   Elena MACHULSKAYA

M.           Giuseppe PALMISANO

Mme   Karin LUKAS

Assisté de M. Régis BRILLAT, Secrétaire exécutif


Après avoir délibéré les 15 et 17 mars, les 10 et 12 mai et le 13 septembre 2011 ;

Sur la base du rapport présenté par Mme Monika SCHLACHTER ;

Rend la décision suivante adoptée à cette dernière date:

PROCEDURE

1.        La réclamation déposée par la Confédération Européenne des Syndicats (« la CES »), la Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique (« la CGSLB »), la Confédération des Syndicats chrétiens de Belgique (« la CSC ») et la Fédération Générale du Travail de Belgique (« la FGTB ») a été enregistrée le 22 juin 2009. Les organisations réclamantes allèguent que l’intervention judiciaire en référé dans les conflits collectifs depuis 1987 a abouti, en particulier, à des restrictions aux activités des piquets de grève qui portent atteinte au droit de grève et à l’action collective et qui ne sont pas conformes à l’article 6§4 de la Charte révisée.

2.      Le Comité a déclaré la réclamation recevable le 8 décembre 2009.

3.      En application de l’article 7§§1 et 2 du protocole prévoyant un système de réclamations collectives (« le Protocole ») et de la décision du Comité sur la recevabilité de la réclamation, le Secrétariat exécutif a adressé le 11 décembre 2009 le texte de la décision au Gouvernement belge (« le Gouvernement »), à la CES, la CGSLB, la CSC et la FGTB, aux Etats parties au protocole, aux Etats ayant ratifié la Charte révisée et ayant fait une déclaration en application de son article D§2, ainsi qu’aux organisations visées à l’article 27§2 de la Charte.

4.      En application de l’article 31§1 du Règlement, le Comité a fixé au 20 mars 2010 le délai pour la présentation du mémoire du Gouvernement sur le bien-fondé. Le mémoire du Gouvernement sur le bien-fondé a été enregistré le 17 mars 2010.

5.      En application de l’article 7§2 du Protocole, le Comité a invité les organisations internationales d’employeurs ou de travailleurs visées à l’article 27§2 de la Charte à formuler des observations avant le 20 mars 2010. Des observations présentées par l’Organisation Internationale des Employeurs (OIE) ont été enregistrées le 18 mars 2010.

6.      Conformément à l’article 31§2 du Règlement, la Présidente a fixé au 15 juin 2010 la date limite à laquelle les organisations réclamantes pouvaient présenter une réplique au mémoire du Gouvernement. La réplique de la CES, la CGSLB, la CSC et la FGTB a été enregistrée le 11 juin 2010 et transmise au Gouvernement le 17 juin 2010.

CONCLUSIONS DES PARTIES

A – L’organisation auteur de la réclamation

7.         La CES, la CGSLB, la CSC et la FGTB, allèguent que l’intervention judiciaire en référé dans les conflits collectifs depuis 1987 en particulier par les restrictions aux activités des piquets de grève emporte violation du droit de grève et à l’action collective et, par conséquent, n’est pas conforme à l’article 6§4 de la Charte révisée.

B. – Le Gouvernement

8.         Le Gouvernement conclut que les griefs des organisations auteurs de la réclamation ne sont pas fondés, et demande au Comité de bien vouloir rejeter la réclamation.

DROIT ET JURISPRUDENCE INTERNES PERTINENTS

9.      Il n’y a pas en Belgique de consécration constitutionnelle ni légale du droit de grève. Ce droit et les limites dans lesquelles il s’exerce ont été définis par la jurisprudence (voir ci-dessous). Dans leurs conclusions relatives à la présente réclamation, les parties se réfèrent notamment aux dispositions suivantes du droit interne :

10.    La loi du 24 mai 1921 sur la liberté d’association qui instaure un régime de liberté de grève en abrogeant l’article 310 du Code pénal belge de 1887 ce qui dépénalise l’exercice du droit de grève.

11.    La loi du 19 août 1948 relative aux prestations d’intérêts public en temps de paix qui organise la réquisition de travailleurs en cas de conflits sociaux afin d’assurer les besoins essentiels, vitaux. La loi établit des commissions paritaires qui ont compétence pour procéder à des réquisitions de travailleurs:

12.    Un arrêt de la Cour de cassation du 21décembre 1981 (Société anonyme « SIBP » v. De Bruyne) qui a décidé que le travailleur avait le droit «  en raison de la grève, de ne pas effectuer le travail convenu et partant, par dérogation à l’article 1134 du Code Civil, de ne pas exécuter l’obligation découlant du contrat de travail ».

13.    Une décision du tribunal du travail de Bruxelles, 5.11.2009, 2009/AB/52381 qui a interprété le droit belge comme incluant parmi les droits garantis aux travailleurs le droit aux piquets de grève pacifiques.

14.    Une liste non exhaustive des décisions des tribunaux qui, sur la base de requêtes unilatérales d’employeurs, ont ordonné l'arrêt des piquets de grève: cour d'appel de Gand, 21.10.2008, 2008/EV/50 (Carrefour) ; cour d'appel d'Anvers, 24.10.2008, 9023 (N-Allo) ; tribunal de première instance de Charleroi, 03.10.2008, 08/RR/2521/B (Deli XL) ; tribunal de première instance de Bruxelles, 14.10.2008, 08/RR/5881/B (Cytec), tribunal de première instance de Bruxelles, 15.10.2008, (Carrefour) ; tribunal de première instance de Courtrai, 22.10.2008, 08/1732/B (BIG Floorcoverings) ; tribunal de première instance de Courtrai, 23.10.2008, 08/1743/B (BIG Floorcoverings) ; tribunal de première instance de Tournai, 23.10.2008, 08/7876 (Carrefour) ; tribunal de première instance de Charleroi, 24.10.2008, 08/RR/2660 (Carrefour) ; tribunal de première instance de Mons, 24.10.2008, 08/1290/B (Carrefour) ; tribunal de première instance de Gand, 28.10.2008, 08/2257/B (Eandis) ; tribunal de première instance de Termonde, 29.10.2008, 08/2326/B (Eandis) ; tribunal de première instance de Bruxelles, 30.10.2008, 08/6247/B (Elia) ; tribunal de première instance de Termonde, 30.10.2008, 08/2327/B (Carrefour) ; tribunal de première instance de Bruxelles, 11.04.2008, 08/6329/B (Sibelgaz) ; tribunal de première instance de Nivelles, 11.06.2008, 08/1254/B (UCB) ; tribunal de première instance de Tongres,  06.11.2008, 2008/1599/B (Carrefour) ; tribunal de première instance de Furnes, 07.11.2008, 08/539/B (Carrefour) ; etc.

15.    D'autres décisions de tribunaux belges ont établi que, dans des circonstances similaires, les piquets de grève ne devaient pas être interdit, par exemple : tribunal de première instance de Mons, 25.03.2009, 08/506/C (Rochefort et autres c. SA Carrefour) ; tribunal de première instance de Charleroi, 08 à 3802-A, 22.04.2009 (Goelens c. SA Carrefour).

16.       Les parties se réfèrent principalement à des décisions prises sur la base d'une procédure d’urgence dite sur « requête unilatérale ", régie par les articles 1025 à 1034 du Code judiciaire belge. Selon cette procédure, le juge vérifie les allégations du requérant, habituellement l'employeur, et peut convoquer à cette fin le requérant et les parties intervenantes, en général des syndicats (article 1028). Le Comité observe toutefois que, dans la pratique, les parties intervenantes semblent rarement être entendues, et les demandes d’intervention formulées par les syndicats ne sont souvent pas acceptées par le juge. La décision est donc généralement prise sur la base des éléments avancés par le requérant. En application de l'article 1029, La décision est exécutoire par provision, nonobstant tout recours et sans caution, à moins que le juge n’en ait décidé autrement (article 1029 La décision est notifiée au requérant et aux intervenants, sous pli judiciaire, dans les trois jours de son prononcé (article 1030). Le requérant ou tout intervenant peut introduire un recours dans le mois suivant la notification de la décision (article 1031).

NORMES ET TRAITES INTERNATIONALS PERTINENTS

17.       Article 8 du Pacte international relatif aux droit économiques, sociaux et culturels, qui se lit comme suit :

Article 8

« 1. Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à assurer:

(…)

d) Le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays.

(…)»

18.      Observations du Comite des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU relatives au troisième rapport soumis par le Gouvernement belge sur l’application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

« (…)

Le Comité s’inquiète des importantes entraves à l’exercice du droit de grève, qui découlent de la pratique des employeurs consistant à engager des poursuites juridiques pour obtenir l’interdiction de certaines activités liées à des grèves, ainsi que de la possibilité de licencier des travailleurs par suite de leur participation à une grève.

(…) »


19.       Rapport soumis lors de la 97ème session de la Conférence internationale du Travail, par la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT sur la Belgique concernant la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948 (no 87), qui déclare :

 

« La commission prend (…) note de la réponse du gouvernement aux commentaires de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), désormais Confédération syndicale internationale (CSI), du 10 août 2006 concernant (…) la promulgation d’une circulaire du ministre de l’Intérieur et des arrêtés qui en ont découlé afin de limiter le recours aux piquets de grève. (…) Par ailleurs, selon le gouvernement, une grève dans le secteur de l’automobile était caractérisée par des intimidations et des violences. La commission rappelle que (…) les piquets de grève organisés dans le respect de la loi ne doivent pas voir leur action entravée par les autorités publiques; par contre, la commission considère légitime une disposition légale interdisant aux piquets de grève de troubler l’ordre public et de menacer les travailleurs qui poursuivent leurs occupations. »

EN DROIT

20.       L’article 6§4 de la Charte révisée se lit ainsi :

Article 6 – Droit de négociation collective

Partie I : « Tous les travailleurs et employeurs ont le droit de négocier collectivement. »

Partie II : « En vue d'assurer l'exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties s'engagent:

(…)

et reconnaissent:

4.            le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d'intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur. »

21.       L’article G de la Charte révisée se lit ainsi :

Article G – Restrictions

« (1)       Les droits et principes énoncés dans la partie I, lorsqu'ils seront effectivement mis en œuvre, et l'exercice effectif de ces droits et principes, tel qu'il est prévu dans la partie II, ne pourront faire l'objet de restrictions ou limitations non spécifiées dans les parties I et II, à l'exception de celles prescrites par la loi et qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d'autrui ou pour protéger l'ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs.

(2)          Les restrictions apportées en vertu de la présente Charte aux droits et obligations reconnus dans celle-ci ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

22.       L’ Annexe à la Charte révisée, Partie II, article 6§4 est rédigé ainsi :

Annexe à la Charte révisée, Partie II, article 6§4

« Il est entendu que chaque Partie peut, en ce qui la concerne, réglementer l’exercice du droit de grève par la loi, pourvu que toute autre restriction éventuelle à ce droit puisse être justifiée aux termes de l’article G. »

23.    Le Comité a déjà eu à connaître de la question soulevée par la présente réclamation dans le cadre de la procédure d'examen des rapports. Dans ses Conclusions XVIII-1 relatives à la Charte sociale de 1961, le Comité a jugé que la situation de la Belgique n’était pas en conformité à l'article 6§4 au motif que les restrictions à l’exercice du droit de grève résultant de décisions judiciaires vont au-delà des restrictions admises par l’article 31 de la Charte (Conclusions XVIII-1, la Belgique, p. 76), ladite disposition correspondant à l’article G de la Charte révisée, entrée en vigueur pour la Belgique le 1er mai 2004. Le Comité rappelle cependant que la procédure de réclamations permet d'approfondir davantage les questions déjà traitées dans la procédure de rapports. (Commission internationale de Juristes (CIJ) c. Portugal, réclamation n° 1/1998, décision sur la recevabilité du 10 mars 1999,§§10-12).

24.    La question que soulève la réclamation est celle de savoir si le droit à l’action collective est reconnu par le droit belge, puis s’il existe des restrictions à l’exercice du droit de l’article 6§4 de la Charte révisée et, dans l’affirmative, si ces restrictions sont admises au regard de l’article G de la Charte révisée.

(i) Le droit à l'action collective reconnu par le droit belge

A.     Arguments des parties

25.    Les organisations requérantes font référence au fait que le droit de grève n’est pas expressément reconnu par la législation belge, mais que « la cessation collective et volontaire du travail » est garantie par la jurisprudence. Les organisations réclamantes considèrent que cette définition du droit de grève est trop restreinte et ne prend pas suffisamment en comptes les différentes finalités d’une grève mais aussi la grande variété de formes que la grève peut légitimement prendre en tant que moyen de faire pression sur l'autre partie afin que des négociations soient entamées ou qu’il soit fait droit à des revendications. En particulier, le droit d’organiser des piquets de grève pourrait être remis en question si une telle définition étroite et beaucoup plus restrictive que celle garantie par l'article 6§4 de la Charte révisée devait être retenue.

26.    Le Gouvernement ne partage pas cette analyse et souligne que le recours à des piquets de grève fait partie des droits reconnus aux travailleurs belges. Tant que les actions menées restent pacifiques, ces derniers peuvent invoquer le droit à la liberté de réunion et le droit à la liberté d'expression, respectivement consacrés par les articles 19 et 26 de la Constitution.

B.     Appréciation du Comité

27.    Le Comité note que le simple fait que la législation belge ne reconnaisse pas le droit de grève  ne constitue pas en soi une violation de la Charte dès lors que ce droit est garanti en droit et en fait par une jurisprudence établie par les plus hautes juridictions nationales.

28.    Le Comité souligne également que le fait que la Cour de cassation belge ne fasse pas explicitement référence à l'article 6§4 de la Charte révisée lorsqu’elle reconnaît le droit de grève ne constitue pas une violation de la Charte révisée. Le Comité souligne toutefois que lorsque l’exécution des obligations découlant de la Charte repose, à défaut de législation, sur la jurisprudence de juridictions internes, celle-ci doit être raisonnablement précise, et exclure toutes contradiction.

29.    L'article 6§4 de la Charte révisée comprend non seulement le droit de cesser le travail, mais encore, entre autres, celui de participer à des piquets de grève. Ces deux composantes méritent par conséquent le même degré de protection. Or, si le droit d’implanter des piquets de grève est lié uniquement au droit à la liberté de réunion et la liberté d'expression, il court le risque d'être limité plus facilement que s’il est garanti comme partie intégrante du droit à l'action collective. En l'espèce, le droit à la liberté de réunion ne s'applique pas aux rassemblements en plein air, ceux-ci étant entièrement soumis aux règlements de police.

30.       Les deux parties conviennent néanmoins que les activités de piquets de grève sont en général autorisées pour autant qu'elles restent de nature pacifique. Le Comité estime donc à cet égard que le droit à l'action collective tel que garanti par l'article 6§4 semble être reconnu. Le fait que le droit de participer à des piquets de grève est reconnu dans des articles différents de la Constitution bien que non inclus dans une définition du "droit de grève" établie par les cours et tribunaux, ne semble pas en soi incompatible avec la Charte, tant qu’un niveau de protection identique est effectivement garanti sous tous les aspects entrant dans le champ d'application de l'article 6§4.

(ii)     Restrictions au droit de l’article 6§4

A.     Arguments des parties

31.    Les organisations réclamantes fournissent des exemples d’ordonnances des tribunaux civils belges interdisant, entre autres, « d’empêcher [...] directement ou indirectement, quelle que soit la manière, les opérations du demandeur ou de magasins de la requérante. Cela inclut les propriétaires de l'entreprise, les gestionnaires, les fournisseurs, le personnel et les clients [...] » (extrait de l'ordonnance du 23.10.2008 du tribunal de première instance de Tournai). Ils mentionnent également le fait que ces décisions ont prévu l'application d'astreintes, qui selon les organisations réclamantes constituent des restrictions excessives au droit d’organiser des piquets de grève pacifiques.


32.    Le Gouvernement ne partage pas cette analyse. Il soutient que le droit aux piquets de grève pacifiques n'est pas limité par les juridictions belges mais qu’il fait partie du droit à l'action collective, de même que le droit de distribuer des tracts, de manifester et d'autres aspects qui font partie de la liberté de réunion et d'association (article 27 de la Constitution). Il cite, à titre d’exemple, la décision de la cour d'appel d'Anvers dans laquelle celle-ci a statué qu’un syndicat pouvait avoir une opinion différente quant aux politiques menées au sein d'une entreprise et pouvait les critiquer, même si ces critiques étaient de nature à offenser, choquer ou déranger. La cour d’appel, dans cette affaire, a rejeté les demandes en dommages-intérêts de l'employeur à l’encontre de représentants des employés qui avaient distribué des tracts (décision de la cour d'appel d'Anvers, 7.2.1996, Auteur & Media 1996, 357).

B.     Appréciation du Comité

33.    Le Comité note que les parties en présence ne contestent pas l'existence de jurisprudences contradictoires. Si les juridictions du travail semblent interpréter le droit belge comme incluant le droit aux piquets de grève pacifiques parmi les droits garantis aux travailleurs (tribunal du travail de Bruxelles, 5.11.2009, 2009/AB/52381), il existe en revanche les décisions des tribunaux civils qui interprètent le droit belge différemment, comme l’illustrent des ordonnances rendues contre des syndicats qui interdisent des actions visant à empêcher indirectement l'exploitation d’un commerce en essayant de convaincre le personnel de participer à une grève (voir paragraphe 14).

34.    L’exercice du droit de grève implique qu’une conciliation soit ménagée entre les droits et libertés, d’un côté, et les responsabilités, de l’autre, des personnes physiques et morales impliquées dans le conflit.

35.    Si le recours à des ‘piquets’ est, de par les modalités de sa mise en œuvre, de nature à porter atteinte à la liberté des non-grévistes, par l’utilisation d’intimidations ou de violences, l’interdiction de ces modalités de mise en œuvre ne saurait être considérée comme contraire au droit de grève reconnu à l'article 6§4.

36.    Au contraire, dans les situations où le recours à des ‘piquets’ n'empêche en rien le libre choix des salariés de participer ou non à la grève, restreindre le droit des grévistes de recourir à cette modalité revient à restreindre leur droit de grève, de même qu’il est légitime que les travailleurs grévistes cherchent à entraîner l'ensemble des travailleurs dans leur mouvement.

37.    Il n'entre pas dans la compétence du Comité de trancher la qualification des faits en droit interne et d’indiquer, pour chacune des affaires dont il a connaissance (voir la liste non exhaustive des affaires en droit interne portées par l’une et l’autre des parties à l'appui de leurs conclusions (paragraphes 12-15)), si les juges ont à tort ou à raison considéré que les modalités de l’utilisation de ‘piquets’ entrait dans l’une ou l’autre des catégories décrites ci-dessus. C'est le juge national qui détient cette compétence et, dans son raisonnement, le Comité s'appuie sur les qualifications retenues par ce dernier.

38.       Le Comité observe que les juges belges, au moins dans certains des cas énumérés ci-dessus, n'ont pas retenu que les ‘piquets’ entravaient la liberté des salariés de choisir ou non de prendre part à la grève. Par conséquent , il apparaît que les restrictions imposées aux ‘piquets’ relèvent clairement du champ d’application de l'article 6§4, et ont porté atteinte à l'exercice du droit de grève.

39.    Le Comité dit donc que les obstacles mis au fonctionnement des ‘piquets’ de grève, de part la pratique en droit belge de la procédure dite de « requêtes unilatérales » constituent une restriction à l'exercice du droit de grève prévu par l'article 6§4 de la Charte.

(iii)    Justification de la restriction

40.    Conformément à l'article G, une restriction dans l'exercice d'un droit reconnu par la Charte peut être regardée comme compatible avec la Charte si elle respecte les conditions suivantes :

- elle doit être prévue par la loi,

- elle doit poursuivre l’un des objectifs énoncés à l'article G,

- elle doit être proportionnée aux buts visés.

A.     Argumentation des parties

41.    Les organisations réclamantes allèguent qu’elles sont exclues de toute participation, directe ou indirecte, aux procéduresliées aux demandes des employeurs selon la procédure d’urgence lorsque celles-ci sont introduites pour empêcher un ‘piquet’. Cela a pour effet de les priver de leur droit de défendre le bien-fondé de leur décision de faire grève avant que le tribunal saisi ne rende sa décision, ce qui signifie que le principe du contradictoire n’est pas respecté

42.    Le Gouvernement est d'un avis contraire. Il affirme que la procédure dont il est question est régie par la loi et soumise à des conditions strictes. Il soutient que toute personne estimant être injustement victime d’une restriction du droit de grève a la possibilité de faire tierce opposition et ensuite d’interjeter appel.

B.        Appréciation du Comité

43     En prévoyant que les restrictions à la jouissance des droits garantis par la Charte doivent être « prévues par la loi », l’article G n’exige pas que de telles restrictions doivent nécessairement être imposées uniquement par la loi écrite Peut aussi satisfaire à cette exigence la jurisprudence des tribunaux nationaux, à condition qu’elle remplisse les critères de stabilité et de prévisibilité nécessaires afin d’assurer une sécurité juridique suffisante pour les parties concernées. Les décisions des juridictions nationales adoptées en application de la procédure d’urgence, telles que portées à l’attention du Comité par les parties, ne remplissent pas ces conditions (voir les paragraphes 14-16). En particulier, des incohérences selon l’approche semblent exister dans des cas similaires, et la jurisprudence ne présente pas suffisamment de précision et de cohérence pour permettre aux parties qui souhaitent former un ‘piquet’ de prévoir si leur action sera soumise à des restrictions légales.


44.    Le Comité constate en outre que l'expression «prévue par la loi» comprend également l’exigence d’une équité procédurale. L’exclusion totale des syndicats des procédures dite sur « requêtes unilatérales ",présente le risque que leurs intérêts légitimes ne soient pas dûment pris en compte. Les syndicats ne peuvent intervenir dans la procédure, qu’ après qu’une première décision contraignante n'a été prise et que l'action collective a été interrompue. En raison de la nature unilatérale de cette procédure, le juge «peut» convoquer également les parties concernées, mais s'il décide de ne pas le faire, la décision peut être prise, sans que ces parties puissent présenter des observations lors de l'audience initiale ou à l’issue de celle -ci. En conséquence, les syndicats peuvent se voir contraints d'engager une nouvelle action collective, ou bien de passer par une longue procédure d'appel. Par conséquent, l'exclusion des syndicats de la procédure d’urgence peut conduire à une situation où l'intervention des tribunaux risque de produire des résultats injustes ou arbitraires. Pour cette raison, de telles restrictions au droit de grève ne peut être considérées comme étant prescrites par la loi.

45.       En outre, toute restriction au droit de grève ne peut aller hors de ce qui est nécessaire à la poursuite d’un des objectifs énoncés à l'article G. La procédure décrite ci-dessus (para.44) peut être utilisée dans le but de protéger les droits des autres travailleurs et / ou des entreprises, mais son application pratique va au-delà ce qui est nécessaire pour protéger ces droits en raison d’un possible manquement à l’exigence d’une équité procédurale.

46.       Par conséquent, Le Comité considère que le droit belge ne prévoit pas de garanties aux salariés participant à une grève légale au sens de l'article 6§4 de la Charte révisée.

CONCLUSION

Par ces motifs, le Comité conclut par 8 voix contre 4 que les restrictions au droit de grève constituent une violation de l’article 6§4 de la Charte révisée car elles n’entrent pas dans le champ d’application de l’article G parce qu’elle ne sont ni prévues par la loi, ni ne poursuivent un des objectifs énoncés à l'article G

Monika SCHLACHTER Rapporteur

Luis JIMENA QUESADA

Président

Régis Brillat

Secrétaire exécutif


En application de l’article 30 du Règlement du Comité, une opinion dissidente de M. Petros STANGOS et une opinion dissidente de M. Luis JIMENA QUESADA à laquelle se rallient M. Jean-Michel BELORGEY et M. Rüçhan IŞIK, sont annexées à la présente décision.

OPINION DISSIDENTE DE M. PETROS STANGOS

J’ai voté contre la décision par le Comité, non pas parce que je ne souscris pas à la constatation de violation par la Belgique de l’article 6§4 de la Charte révisée. Tout au contraire, je souscris à cette constatation, mais pour des raisons et motivations différentes des celles qui sont développées dans la décision adoptée par la majorité des membres du Comité.

La base matérielle de la réclamation n°59/2009 est constituée des rapports de droit privé, encore dénommés « interpersonnels » ou « interindividuels ». Il s’agit des relations entre travailleurs d’entreprises et leurs employeurs, nés des conflits collectifs de travail, concrètement du moyen d’action collective qu’est le « piquet de grève », à cause duquel les employeurs sollicitent chaque fois par requête unilatérale l’intervention des présidents des tribunaux en tant que juges en référé, dont les ordonnances déclarent en principe fondée l’action unilatérale et exigent la cessation de cette forme d’action collective. Compte tenu de cette base matérielle de la réclamation, l’Etat belge à l’encontre duquel se dirige obligatoirement la réclamation collective, n’est pas le véritable adversaire des réclamants. Si intervention de l’Etat y a-t-il dans ces conflits collectifs de travail, elle revêt la forme d’une intervention de l’Etat de jure imperium : l’Etat belge est bel et bien impliqué dans les conflits collectifs de travail (pratiquement, dans les rapports entre les particuliers), mais par le biais de son pouvoir législatif, dont les agissements ou les omissions se répercutent, dans le cadre de l’Etat de droit qu’est la Belgique, à la conduite susmentionnée du juge belge. 

En conséquence de cela, et en premier lieu, je ne partage pas l’approche  déployée par le rapporteur et la majorité des membres du Comité dans les §§ 33-39 de la décision adoptée, qui atteint son apogée aux §§ 38 et 39 en aboutissant à la « révélation » du juge belge en auteur, d’une certaine manière, de la violation de l’art. 6§4 de la Charte révisée (violation certainement imputée à l’Etat belge). Ainsi qu’il sera aussi question ci-dessus, le juge belge ne parvient à des ordonnances mettant fin aux piquets de grève sans se soucier d’entendre les intérêts des travailleurs du fait de la requête unilatérale déposée devant lui, que parce qu’il applique la loi belge régissant cette voie de recours, le Code de la procédure civile, qui le contraint à se conduire ainsi.

En deuxième lieu, je ne peux pas souscrire au raisonnement suivi par la décision adoptée, qui à mes yeux aboutit (au §44) à la conclusion implicite qu’il y a pratiquement une ingérence (de la part des autorités judiciaires belges) dans l’exercice du droit tiré de l’article 6§4 de la Charte, ingérence matérialisée dans le cas d’espèce sous forme d’ « une restriction » à l’exercice du droit de grève prévu par la disposition susmentionnée.

L’interprétation par la doctrine du droit de la Convention européenne des droits de l’homme démontre que le concept de l’ingérence, qui est pratiquée en règle générale sous la forme de restrictions, est réservé à des situations qui impliquent une obligation négative de l’Etat, c'est-à-dire celle contenue originalement dans la Convention. Ce type d’obligation requiert de l’Etat qu’il s’abstient de s’immiscer dans les affaires des particuliers. Toutefois, on sait que si la non-ingérence de l’Etat est insuffisante pour protéger les droits de l’homme, la Cour européenne exige en sus une intervention des autorités, qualifiée d’obligation positive. Dès lors, le non-respect de cette obligation est constitué par un comportement passif et non plus par une ingérence. Ce lexique essentiellement prétorien a en outre été détaille par la doctrine : selon F. Sudre, à l’ingérence active correspond la violation d’une obligation négative, à l’ingérence passive celle d’une obligation positive[3] ; selon le juge Wildhaber, l’obligation positive est violée par une ingérence positive, l’obligation négative par une ingérence négative[4]. Cependant, la Cour est hésitante à admettre une dichotomie tranchée entre violation d’obligation négative et violation d’obligation positive. Si le terme « ingérence » semble réservé à la présence d’obligations négatives (voir par exemple CEDH, arrêt Marckx c. Belgique du 13.6.1979, série A n° 31, §31), certains autres arrêts contredisent cette présentation. C’est le cas, par exemple, de l’arrêt Fuentes Bobo c. Espagne, qui contient la reconnaissance d’une obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression contre des atteintes provenant de personnes privées, mais constate une ingérence étatique (CEDH, arrêt du 29.2.2000, req. n° 39293/98). D’autre part, il arrive parfois qu’un même comportement étatique peut être interprété tantôt comme une violation d’une obligation positive et tantôt comme une violation d’une obligation négative. Ainsi dans l’affaire Gül c. Suisse (CEDH, arrêt du 19.2.1996, req. n° 23218/94), le requérant reprochait aux autorités suisses ne pas favoriser la venue de son fils à Suisse ; le gouvernement helvétique pouvait se voir reprocher le refus opposé aux parents, c’est-à-dire un acte entravant le regroupement familial ou, à l’inverse, l’absence de mesure positive (l’autorisation demandée d’entrée dans le territoire national) visant à cette même fin.          

 

Dans le cas qui nous préoccupe ici, qu’il y ait ou non ingérence (sous forme de restriction) étatique dans le droit garanti par l’art. 6§4 de la Charte, il y a à mon avis, assurément, violation de la part de l’Etat belge de l’obligation positive, qui lui incombe en vertu de l’art. 6§4 de la Charte, à intervenir dans les relations interindividuelles (relations entre employés grévistes et employeurs), c’est-à-dire horizontales, pour garantir le droit protéger par cette disposition de la Charte.

Ce que je préconise ici est un « transfert » à la Charte et à la jurisprudence du Comité, de la méthodologie que la Cour européenne a admirablement empruntée dans la matière de la reconnaissance de l’effet horizontal de nombreuses dispositions de la Convention. Les juges usent alternativement et indistinctement la méthode des obligations positives et l’article 1er de la Convention afin de justifier l’effet horizontal de la Convention. Certainement ne figure pas dans la Charte une disposition analogue à celle de l’art. 1er de la Convention, en vertu duquel « les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés (…) » consacrés par la Convention, qui est l’un des fondements conventionnels les plus pertinents en faveur de la thèse de l’effet horizontal des dispositions de la Convention. Or, le Comité a clairement agréé le principe de l’obligation des Etats parties à la Charte d’accorder la protection des droits garantis à des personnes ne relevant pas du champ d’application personnelle de la Charte (art. 1er de l’Annexe a la Charte), mais qui « relèvent de la juridiction de l’Etat concerné » (Défense des Enfants International (DEI) c. Pays-Bas, réclamation n° 47/2008, décision sur le bien-fondé du 20 octobre 2009, §§ 64 et 71). Quant aux obligations positives dégagées par la Cour, qui ont été originalement instituées afin de contraindre les Etats à ne plus adopter une attitude passive à l’égard des droits de l’homme et se sont par la suite étendues aux relations interindividuelles, elles ne sont pas du tout méconnues par le Comité dans l’interprétation qu’il effectue au sujet de nombreuses dispositions de la Charte : il en est ainsi, par exemple, de l’art. 6§1, qui est interprété par le Comité comme signifiant que les Etats doivent prendre des mesures positives pour encourager la consultation entre syndicats et organisation d’employeurs (Centrale Générale des Services Publics (C.G.S.P) c. Belgique, réclamation n° 25/2004, décision sur le bien fondé du 27 mai 2005, §41) ; ou des art. 16 et 31 combinés avec l’article G, qui sont interprétés comme faisant incomber sur l’Etat des obligations positives spéciales : devoir de l’Etat de recueillir des données pour mesurer l’ampleur des discriminations en matière du droit de la famille à la protection sociale et économique, dont une catégorie de personnes est victime (Centre Européen des Droits des Roms (CEDR) c. Grèce, réclamation n° 15/2003, décision sur le bien-fondé du 8 décembre 2004, §27) ; devoir de l’Etat, lorsqu’il confère à des instances locales la responsabilité d’exercer une fonction entrant dans le champ d’application de la Charte, de veiller et réguler que cette responsabilité soit correctement assumée (CEDR, c. Italie, réclamation n° 27/2004, décision sur le bien-fondé du 7 décembre 2005, §26). Milite aussi en faveur d’un « transfert », au sujet de l’art. 6§4 de la Charte, de l’expérience de la reconnaissance de l’effet horizontal de la Convention acquise par la Cour, le fait que l’un de ses arrêts « didactiques » d’extension horizontale de dispositions de la Convention[5] (en l’occurrence, de l’art. 11) concernait la matière de l’organisation et  de l’action collective dans le milieu du travail (le même arrêt, au surplus, appartient à ceux qui, comme il est indiqué ci-dessus, comportent constatations de violations d’obligation, issue de la même disposition, tant négative que positive) ; il s’agit de l’arrêt Gustafsson c. Suède du 25 avril 1996 (req. n° 15573/89), dans lequel la Cour constata que « même si l'article 11 a pour objectif essentiel de protéger l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l'exercice des droits qui y sont énoncés, il peut en outre impliquer l'obligation positive d'assurer le respect effectif de ces droits » ; des lors, la Cour conclut que « les autorités nationales peuvent être obligées, dans certaines circonstances, d'intervenir dans les relations entre des personnes privées en adoptant des mesures raisonnables et appropriées afin d'assurer le respect effectif du droit (…) » consacré par la Convention (§45).

Dans le cas ici présent, l’effet horizontal de l’art. 6§4 que j’ai préconisé lors des débats à la plénière et que je reproduis maintenant sous forme d’opinion dissidente, est une sorte d’effet horizontal indirect[6] : il résulterait de l’intervention de notre Comité pour permettre d’appréhender la situation litigieuse privée, au moyen de l’obligation positive que nous aurions mise à la charge de l’Etat défendeur en vue de sauvegarder le droit issu de l’art. 6§4 dans les relations interpersonnelles : l’effet horizontal serait alors indirect, puisque la solution rendue ne se serait pas adressée aux personnes privées et n’aurait pas résoudre leur désaccord, mais serait destiné à l’Etat, qui acquiert ainsi un rôle d’intermédiaire. Concrètement, le Comité aurait dû mettre à la charge de la Belgique l’obligation de rendre la voie de recours, dont disposent les employeurs en réaction à la forme d’action collective des travailleurs que sont les piquets de grève, respectueuse du principe du contradictoire, faisant ainsi en sorte que le juge national puisse rendre justice dans cette matière en toute objectivité et impartialité, en prenant dûment en considération, dans chaque cas d’espèce, les intérêts contradictoires des personnes privées (employeur et travailleurs) en litige.

Ma suggestion est corroborée par un autre élément du litige, qui touche aussi notre mode travail à l’intérieur de deux procédures administrées par notre Comité (examen des rapports nationaux, réclamations collectives). Lors du cycle précédent d’examen des rapports, le Comité a adopté la conclusion suivante au sujet de l’application par la Belgique, au cours de la période 2005-2008, de l’art. 6§4 de la Charte révisée : « Le Comité avait précédemment dit que les restrictions au droit de grève fondées sur des décisions judiciaires vont au-delà des restrictions admises par l’Article E de la Charte et que, pour cette raison, la situation n’était pas conforme à la Charte. Toutefois, le Comité note que cette question fait l’objet de [la] réclamation n° 59/2009 (…), actuellement examinée par le Comité. Par conséquent, il n’examine pas ladite question dans la présente conclusion ». Nier prendre une décision dans le cadre de l’examen d’un rapport national au motif que l’objet de cette décision sera abordé dans le cadre de l’autre procédure administrée par le Comité, ne saurait pas signifier que le Comité aurait été en droit de ne pas prendre en considération, dans le cadre de la deuxième procédure, les éléments factuels et juridiques mis à sa disposition par l’Etat concerné dans le cadre de la première. En fait, et indépendamment pour le moment de tout ce que le gouvernement évoque pour sa défense dans son mémoire sur le bien-fondé de la réclamation, il faisait valoir dans son 4ème  rapport sur l’application de la Charte révisée portant sur l’art. 6§4 combien lui était-il souhaitable qu’il eût entrepris, dans le passé, une reforme des voies de recours mises à la disposition des employeurs lorsque ceux-ci veulent combattre la forme d’action collective de leurs employés que sont les piquets de grève : à la p. 42 du rapport national, le gouvernement signalait qu’ «(…) en 2001-2002, [il] a développé de propositions afin d’améliorer l’encadrement d’une éventuelle intervention judiciaire en la rendant contradictoire (…)». Au surplus, dans son mémoire sur le bien-fondé de la présente réclamation, le gouvernement belge faisait valoir combien une telle reforme de l’encadrement judiciaire aurait été juridiquement réalisable : la requête unilatérale n’est permise, en vertu du code de la procédure civile (du Code judiciaire), que dans des domaines précis de l’espace civile, dans lesquels  est compris le domaine du droit de travail[7] ; ceci veut dire que, par une reforme de droit commun du Code judiciaire, la requête unilatérale dans le domaine de l’action collective que constitue la grève (et les piquets de grève) pourra, à tout moment, être exclue de cette liste.  

Une décision sur le bien-fondé qui irait dans la direction de déduire de l’art. 6§4, à la charge de la Belgique, l’obligation positive de réformer la voie de recours disponible aux employeurs, en la rendant contradictoire, aurait dû  encourager la Belgique à poursuivre une issue déjà pressentie par elle. Le devoir du Comité dans le cadre des réclamations collectives n’est pas de « condamner » sèchement un Etat fautif au motif de la violation d’une disposition de la Charte. Il est aussi du ressort du Comité, tout en « condamnant » l’Etat fautif, de le faire par le biais de décision susceptible d’être volontairement appliquée par cet Etat, en palliant ainsi le manque d’autres moyens juridiques de contrainte dont souffre le système de la Charte et, en particulier, la procédure des réclamations collectives.


Opinion dissidente de M. Luis Jimena Quesada à laquelle se rallient M. Jean-Michel BELORGEY et M. Rüçhan IŞIK

I. J’ai voté contre le dispositif accepté par la majorité non pas parce que je ne suis pas d’accord avec la conclusion de violation de l’article 6§4 de la Charte révisée, mais parce que je ne partage pas l’approche exclusivement procédurale de la majorité du Comité dans son raisonnement juridique ainsi que les motifs uniquement procéduraux qui en découlent et sont inclus dans le dispositif.

II. En effet, je trouve que la dimension principale de la réclamation formulée par les syndicats réclamants est surtout substantielle, dans la mesure où elle porte sur l’essence même du droit de grève, c’est à dire son corollaire fondamental qu’est le droit de participer à des piquets de grève.

Dans cette perspective, le point de départ du raisonnement du Comité (paragraphe 27) semblait annoncer cette approche substantielle. Or, le Comité a refusé de suivre cette démarche lorsqu’il a affirmé dans ce même paragraphe 27 « dès lors que ce droit est garanti en droit et en fait par une jurisprudence établie par les plus hautes juridictions nationales » et laisse entendre que tel serait le cas en l’espèce quand il semble conclure au paragraphe 30 que le droit de participer à des piquets de grève serait effectivemement garanti d’une façon conforme à la Charte.

Par contre, à ce même paragraphe 30 le Comité soutient d’une manière contradictoire que « les activités des piquets de grève sont en général autorisées pour autant qu’elles restent de nature pacifique », ce qu’à mon avis montre que le droit de participer à des piquets de grèves n’est pas en tout cas (plutôt « en général ») reconnu comme droit fondamental, mais uniquement en tant qu’« activité autorisée ».

Une telle approche s’avère également contradictoire avec l’affirmation selon laquelle le droit de participer à des piquets de grève serait une composante de l’article 6§4 de la Charte révisée qui mériterait « par conséquent le même degré de protection » (paragraphe 29). Ces incohérences sont soulignés dans l’opinion dissidente de M. Belorgey. Par ailleurs, comme le fait valoir M. Stangos dans son opinion dissidente le Comité aurait pu traiter l’affaire sous l’angle de la substance.

III. Dans ce contexte, j’estime que le Comité a perdu une occasion importante de consolider sa jurisprudence en affirmant clairement que la participation à des piquets de grève fait partie intégrale ou essentielle du droit fondamental de grève reconnu dans l’article 6§4 de la Charte révisée, plutôt qu’une activité susceptible d’être autorisée ou une simple restriction (position secondaire) à d’autres droits et libertés fondamentaux.

Ni la législation belge ni la jurisprudence nationale (controversée) ne reconnaissent cette position fondamentale que constitue le droit de participer à des piquets de grève. Ce motif principal de violation de l’article 6§4 n’a pas fait l’objet de la ratio decidendi ni, par conséquent, de la conclusion à laquelle est parvenu la majorité du Comité. Ce sont les raisons principales de ma dissidence.

IV. En réalité, l’existence de la procédure des requêtes unilatérales emporte une violation substantielle du droit de grève par rapport à ce contenu essentiel que consistue la participation à des piquets de grève. Certes, cette procédure des requêtes unilatérales présente les vices exposés par le Comité du point de vue de la sécurité juridique et des droits de défense. Cependant, c’est l’existence même de ladite procédure qui touche l’essence du droit (approche substantielle) et, partant, constitue une violation susbstantielle de l’article 6§4 de la Charte révisée.

Selon moi, le fait de se pencher uniquement sur les aspects procéduraux (approche procédurale), comme cela a été fait par le Comité, présente des faiblesses évidentes en termes d’effectivité du droit de participer à des piquets de grève, ainsi que sous l’angle de la mise en œuvre de la décision du Comité.

En particulier, l’approche procédurale de la majorité présente le risque de mener les autorités belges à considérer qu’il suffirait que les juridictions nationales vérifient au cas par cas le déroulement procédural de chaque requête unilatérale à la lumière de la jurisprudence du Comité, ce qui pourrait faire persister la production de décisions judiciaires contradictoires.

En revanche, l’approche substantielle devrait mener à une modification immédiate de la législation belge afin d’assurer que le droit à participer à des piquets de grève a un effet erga omnes et, en conséquence, ne reste pas soumis aux éventuelles divergentes décisions inter partes prononcées par chaque juge national.

Enfin, en l’absence d’une jurisprudence incontestable des plus hautes juridictions belges (au lieu d’une législation spécifique), les juridictions nationales devraient être en mesure de faire valoir le contrôle de conventionnalité en appliquant directement la Charte sociale telle qu’interprété par le Comité.


ANNEXE

Décision sur la recevabilité



European Committee of Social Rights

Comité européen des Droits sociaux

DECISION SUR LA RECEVABILITE

8 décembre 2009

Confédération Européenne des Syndicats (CES)/

Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique (CGSLB)/

Confédération des Syndicats chrétiens de Belgique (CSC)/

Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB)

c. Belgique

Réclamation n° 59/2009

Le Comité européen des Droits sociaux, comité d’experts indépendants institué en vertu de l’article 25 de la Charte sociale européenne (« le Comité »), au cours de sa 240e session où siégeaient :

Mme   Polonca KonČar, Présidente

MM.      Andrzej SWIATKOWSKI, Vice-Président

Colm O’CINNEIDE, Vice-Président

            Jean-Michel BELORGEY, Rapporteur Général

Mme   Csilla KOLLONAY LEHOCZKY

M.        Lauri LEPPIK

Mmes Monika SCHLACHTER

Birgitta NYSTRÖM

Lyudmilla HARUTYUNYAN

MM.      Rüçhan IŞIK

            Petros STANGOS

Alexandru ATHANASIU

Luis JIMENA QUESADA

Mme   Jarna PETMAN

Assisté de M. Régis BRILLAT, Secrétaire exécutif


Vu la réclamation enregistrée le 22 juin 2009 sous le n° 59/2009, présentée par la Confédération Européenne des Syndicats (« la CES ») et signée par son Secrétaire Général, M. John MONKS ; la Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique (« la CGSLB ») et signée par son Président, M. Jan VERKAMST ; la Confédération des Syndicats chrétiens de Belgique (« la CSC ») et signée par son Président, M. Luc CORTEBEECK ; la Fédération Générale du Travail de Belgique (« la FGTB ») et signée par son Président, M. Rudy DE LEEUW ; tendant à ce que le Comité déclare que la situation de la Belgique n’est pas conforme au l’article 6§4 de la Charte sociale européenne révisée (« la Charte révisée ») ;

Vu les documents annexés à la réclamation ;

Vu la communication faite par le Gouvernement de la Belgique concernant les observations sur la recevabilité, enregistrée par le Secrétariat le 25 septembre 2009 ;  

Vu la Charte révisée, et notamment l’article 6§4 ainsi libellé :

Article 6 – Droit de négociation collective

            Partie I :            « Tous les travailleurs et employeurs ont le droit de négocier collectivement. »

Partie II :           « En vue d'assurer l'exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties s'engagent:

(…)

et reconnaissent:

4.     le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d'intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur.”

Vu le Protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives  (« le Protocole ») ;

Vu le Règlement du Comité adopté par le Comité le 29 mars 2004 lors de la 201ème session et modifié le 12 mai 2005 lors de la 207ème session et le 20 février 2009 lors de la 234ème session (« le Règlement ») ;

Après avoir délibéré le 8 décembre 2009 ;

Rend la décision suivante, adoptée à cette date :

1.            La CES, la CGSLB, la CSC,  la FGTB, allèguent que :

-          l’intervention judiciaire en référé dans les conflits collectifs de 1987 à ce jour a abouti, en particulier, à des restrictions aux activités des piquets de grève qui portent atteinte au droit de grève et à l’action collective et qui ne sont pas conformes à l’article 6§4 de la Charte révisée.

EN DROIT

2.         Le Comité observe que, conformément à l’article 4 du Protocole, texte que la Belgique a ratifié le 23 juin 2003 et qui a pris effet pour cet Etat le 1er aout 2003, la réclamation a été déposée sous forme écrite et concerne l’article 6§4 de la Charte révisée, dispositions acceptées par la Belgique lors de la ratification de ce traité le 2 mars 2004 et à laquelle elle est liée depuis l’entrée en vigueur de ce traité en ce qui la concerne le 1er mai 2004.

3.         En outre, la réclamation est motivée.

4.         Conformément à l’article 1 a) du Protocole, la CES est une organisation syndicale internationale, visée au paragraphe 2 de l'article 27 de la Charte et par conséquent est habilitée à présenter des réclamations collectives. .

5.         Exerçant leurs activités en  Belgique: la CGSLB est une organisation syndicale représentative qui relève de la juridiction de cet Etat conformément à l’article 1 c) du Protocole ; la CSC est une confédération syndicale qui relève de la juridiction de cet Etat conformément à l’article 1 c) du Protocole ; la FGTB est une confédération syndicale qui relève de la juridiction de cet Etat conformément à l’article 1 c) du Protocole.

8.         De plus, les Confédérations CGSLB, CSC et FGTB ont été reconnues comme étant, au regard du droit belge, des organisations représentatives d’ouvriers et d’employés au niveau national. Le Comité rappelle qu’aux fins de la procédure de réclamations collectives, la représentativité est un concept autonome, pas nécessairement identique à la notion nationale de représentativité (réclamation n° 9/2000, Confédération française de l’Encadrement CFE-CGC c. France, décision sur la recevabilité adoptée le 6 novembre 2000, par. 6). L’appréciation globale des informations en sa possession conduit le Comité à considérer que les Confédérations CGSLB, CSC et FGTB sont des organisations représentatives d’ouvriers et d’employés aux fins de la procédure de réclamations collectives.

9.         En outre,

i)          la réclamation déposée au nom de la CES est signée par son secrétaire général M. John MONKS, qui conformément à l'article 23§2 des statuts de la CES, est le porte-parole de la confédération et le coordinateur des toutes ses activités ;

ii)         la réclamation déposée au nom de la CGSLB est signée par son président M. Jan VERKAMST, habilité à la représenter à l’extérieur, conformément à l'article 47 des statuts de la CGSLB ;

iii)        la réclamation déposée au nom de la CSC est signée par son président M. Luc CORTEBEECK, qui conformément à l'article 35 des statuts de la CSC, a la direction de la CSC et de ses services ;

iv)        la réclamation déposée au nom de la FGTB est signée par son président M. Rudy DE LEEUW, habilité à la représenter vis-à-vis de l’extérieur, conformément à l'annexe 3 des statuts de la FGTB.

13.       Le Comité considère, par conséquent, que la réclamation satisfait à l’article 23 de son Règlement.  

14.       Le Comité a invité le Gouvernement défendeur à présenter des observations sur la recevabilité (article 6 du Protocole et article 29§3 du Règlement) et a reçu une communication du Gouvernement selon laquelle aucune observation n’a été faite.

15.       Par ces motifs, le Comité, sur la base du rapport présenté par Mme Monika SCHLACHTER et sans préjuger de sa décision sur le bien-fondé de la réclamation,

DECLARE LA RECLAMATION RECEVABLE

En application de l’article 7§1 du Protocole, charge le Secrétaire exécutif d’informer de la présente décision l’organisation auteur de la réclamation et l’Etat défendeur, de la communiquer aux Parties au Protocole et aux Etats ayant fait une déclaration au titre de l’article D du paragraphe 2 de la Charte révisée, et de la rendre publique.

Charge le Secrétaire exécutif de publier la décision sur le site Internet du Conseil de l’Europe.

Invite le Gouvernement à lui soumettre par écrit avant le 20 mars 2010 un mémoire sur le bien-fondé de la réclamation.

Invite la CES, la CGSLB, la CSC et la FGBT à lui soumettre dans un délai qu’il fixera une réplique au mémoire du Gouvernement.

Invite les Parties au Protocole et les Etats ayant fait une déclaration au titre de l’article D du paragraphe 2 de la Charte révisée à lui transmettre avant le 20 mars 2010 les observations qu’ils souhaiteraient présenter.

En application de l’article 7§2 du Protocole, invite les organisations internationales d’employeurs ou de travailleurs visées à l’article 27§2 de la Charte à formuler des observations avant le 20 mars 2010.

Monika SCHLACHTER Rapporteur

Polonca KONČAR

Présidente

Régis Brillat

Secrétaire exécutif



[1] Il est rappelé qu’en application de l’article 8§2 du Protocole, le présent rapport ne sera rendu public qu’après l’adoption d’une résolution par le Comité des Ministres ou au plus tard à l’issue d’une période de quatre mois après sa transmission au Comité des Ministres, c’est-à-dire le 7 février 2012.

[2] Ce rapport peut subir des retouches de forme.

[3]F. Sudre, « Les ‘obligations positives’ dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme », RTDH 1995, p. 369.

[4]Opinion concordante du juge Wildhaber, jointe à la CEDH, arrêt Stjerna c. Finlande du 25.11.1994, série A n° 299-B, p. 15)

[5] B. Moutel, L’ “effet horizontal” de la Convention européenne des droits de l’homme dans le droit prive français, thèse, Université de Limoges, 2006, doc. ronéoté, p 58.  

[6]V. dans ce sens P. de Fontbressin, « L’effet horizontal de la Convention européenne des droits de l’homme et l’avenir du droit des obligations », Liber Amicorum Marc-André Eissen, 1995, p. 162.

[7]Ces domaines (autres que le droit du travail) sont : le droit des sociétés, le droit des medias, le droit administratif, la cessation des conventions, l’exécution et la saisie, le droit pénal et le droit pénitentiaire, les difficultés familiales, les héritages, liquidations et partages, les cas des voies de fait lato sensu.