Synthèse de la Session d’étude « Conduire le changement vers la cyberjustice » par Harold Épineuse, Chargé de mission, Institut des Hautes Études sur la Justice (IHEJ)

10 décembre 2015, 26ème réunion plénière de la CEPEJ à Strasbourg

" C'est une chance que le Groupe de Travail de la CEPEJ sur la qualité de la justice (CEPEJ-GT-QUAL) ait entrepris de s'intéresser aux évolutions d'une justice administrée à l'aide d'outils numériques, dans le but de développer des Lignes Directrices sur ce sujet courant 2016, à l’attention des décideurs publics et des professionnels du droit. Une chance tout d'abord, car on peut dire sans trop se tromper que tous les Etats membres du Conseil de l'Europe entendent désormais tirer parti de ces nouveaux outils pour améliorer l'efficacité de leur système judiciaire. Une chance aussi car nous bénéficions aujourd'hui de plusieurs années d'expérience dans l'introduction, réussie ou pas, de systèmes d'information pour  os cours et tribunaux. Pour autant, les défis demeurent nombreux et augmentent au fur et à mesure que la complexité des outils numériques se développe.

Les initiatives en matière de cyberjustice qui ont été présentées devant l'assemblée générale de la CEPEJ illustrent la diversité des applications et la nécessité de les analyser en termes de conduite du changement. Non qu'il faille absolument faire entrer toute innovation dans une catégorie, par définition arbitraire, mais parce qu'au delà de la description l'outil, il est permis de se demander quelle finalité particulière celui-ci poursuit et s'il est un vecteur ou non de changement vers une justice de qualité. Ainsi, les présentations de l'Espagne, de la Pologne ou de la France, mettent-elles en avant, chacune à leur manière, des objectifs d'amélioration de l'accès à la justice pour les citoyens, les justiciables et les professionnels entre eux. Ces trois pays, mais également la Cour Européenne des Droits de l'Homme, misent aussi sur une amélioration de la qualité de leur service par des dispositifs de communication électronique plus efficaces. A ceci s'ajoute l'initiative Portugaise, permettant comme tout projet de réorganisation de la production, de la gestion et de la diffusion de l'information concernant l'activité des juridictions, d'engager une réforme de l'organisation du travail et en bout de chaîne, favoriser la rédition des comptes. Enfin, les initiatives Espagnoles, Polonaises et Françaises là encore, comportent des éléments de transformation importants dans les méthodes de travail par la fourniture d'outils d'assistance directe au travail du juge, du procureur, du greffier ou de l'avocat, appelés à redéployer leur temps et leurs compétences sur de nouvelles tâches.

Parce que la CEPEJ s'intéresse aux dimensions concrètes de l’activité des justices d'Europe, une lecture pragmatique doit pouvoir être faite de toutes ces initiatives - au-delà des quelques exemples présentés à l'assemblée générale en ce mois de décembre - qui sont autant de promesses pour une justice plus efficace mais doivent au final emporter des gains ultimes en termes d'amélioration de la qualité, sauf à perdre de vue les grands principes qui fondent nos justices démocratiques en Europe. Le diable étant dans les détails d'une révolution numérique loin d'être achevée, notre responsabilité commune est d'accompagner les décideurs en mettant en perspective les retours d'expérience et les enseignements des chercheurs qui pourront les guider tout au long de leurs politiques de modernisation. Un travail qui peut être mené dans quatre directions.

Ainsi, la conduite du changement vers la cyberjustice nous oblige à identifier précisément les gains attendus, à court terme le plus souvent, par l'introduction du système d'information. Encore faut-il ne pas oublier de se donner des objectifs qui permettront de calculer le moment venu, un possible retour sur investissement. Sur de possibles gains économiques bien entendu, mais sans oublier aussi les gains symboliques ou démocratiques que l'initiative peut emporter. Mais la conduite du changement vers la cyberjustice nous oblige aussi à penser les développement possibles sur le long terme qui naîtront de l'usage du système d'information, une fois introduit et digéré dans une culture métier (du juge, du procureur, du greffier ou de l'avocat, voire même du justiciable). C'est à dire penser l'évolution inéluctable de nos processus, protocoles et rituels qu'entraîne l'introduction du système d'information, comme l'introduction de logique procédurale favorisant l'oralité sur des systèmes juridiques construits sur l'écrit. Sans oublier ainsi de conduire le changement de manière coordonnée sur le terrain juridique - en matière de procédure le plus souvent - aussi bien que sur le terrain de la production de l'outil, chacun ayant sa temporalité propre. L'accompagnement en matière de cyberjustice oblige par conséquent en troisième lieu à bien s'informer en amont des points d'attention essentiels au succès de l'innovation envisagée, à défaut de quoi on risque de ne jamais atteindre ses objectifs. C'est en cette matière que le partage et le retour d'expérience sont essentiels, entre système judiciaires européens d'abord parce que la diversité de nos cultures et notre standard commun de justice sont une richesse qui n'existe nul part ailleurs, et dans les autres domaines que la justice aussi où la révolution numérique est à l'oeuvre.

Il reste donc un travail important à mener grâce à la participation des représentants de tous les Etats membres et des spécialistes reconnus de la matière, pour tenter d'accompagner le changement profond aujourd'hui à l'oeuvre. Qu'on le veuille ou non, l'arrivée du numérique va bouleverser la façon dont on conçoit l'échange entre les différents acteurs et la mémoire de la justice. L'intelligence artificielle couplée à la production de données "en masse" et "ouvertes" poseront bientôt des questions qui dépassent de loin en pratique les évolutions à l'oeuvre par l'introduction d'outils d'enregistrement ou de gestion des flux que nous connaissons aujourd'hui. Nous devons nous y préparer pour trouver là où le curseur doit être placé en termes juridiques et opérationnels pour garantir que la cyberjustice de demain prolongera nos valeurs pour des décennies encore en ne tirant des systèmes d'information que le meilleurs pour les citoyens justiciables Européens et les professionnels à leur service."

Harold Épineuse

Chargé de mission

Institut des Hautes Études sur la Justice (IHEJ)