Comment prévenir la corruption et d’autres atteintes à l’intégrité judiciaire externes au pouvoir judiciaire? Le rôle des pouvoirs exécutifs et législatifs

Par Paul MAFFEI

président de la Cour de cassation de Belgique

1.       Ceux d’entre vous qui ont déjà visité la ville de Bruges, ont peut-être eu l’occasion d’y visiter le musée de Groeninge où on peut admirer un tableau du peintre flamand Gérard David qui représente « Le jugement de Cambyse ». Cette histoire, relatée par l’historien grec Hérodote, est celle du roi perse Cambyse qui, ayant appris qu’un des juges royaux, Sisamnès, avait rendu une sentence inique contre le  paiement d’une somme d’argent, l’accusa de prévarication, le jugea coupable et le condamna à être écorché vif. Je jugement fut exécuté et la peau de Sisamnès fut tendue sur le siège du juge afin de rappeler à son successeur qui devait y prendre place dans son prétoire, ce qu’il en coûte d’être un juge prévaricateur.

 Si je vous raconte cette histoire, ce n’est certainement pas pour poser en modèle le supplice infligé au juge Sisamnès. Celui-ci n’est en aucun cas conforme à l’article 3 de la CEDH, étant assurément un traitement inhumain et dégradant. Il susciterait, à n’en pas douter, le courroux de la Maison d’en face qui ne manquerait pas – à bon droit - de nous rappeler à l’ordre.  Cette anecdote est intéressante parce qu’elle illustre à quel point la corruption est un phénomène vieux comme le monde et a toujours été considéré comme un mal qui porte atteinte à l’Etat de droit et plus particulièrement à l’intégrité de la Justice, et mérite de la part du sommet de l’Etat une réaction énergique voire même sévère. Cette histoire illustre également que pour combattre la corruption, il faut la prévenir, ce que le roi Cambyse fait d’une manière assez spectaculaire. Elle doit nous mener à nous interroger sur la meilleure prévention possible de ce fléau dans une société moderne.

2.       Si on veut prévenir la corruption, il faut créer une mentalité et un cadre qui permette de lutter contre celle-ci et qui est de divers ordres.

Ce qui est essentiel, c’est qu’il y ait chez chaque juge une culture professionnelle qui lui donne la conviction profonde des méfaits de la corruption et de son caractère condamnable et intolérable. Cette culture qui doit être ancrée dans l’esprit des juges, ne peut être acquise qu’aux conditions suivantes :

·         tout d’abord des règles déontologiques qui fixent l’éthique du juge et qui sensibilisent celui-ci aux dangers de la corruption et à son caractère moralement inacceptable ;

·         un cadre législatif clair et complet qui rend les juges conscients des comportements contraires à leur éthique professionnelle et aux conséquences de ceux-ci ;

Le corrollaire en est l’obligation pour les pouvoirs publics, à tous les nivaux de l’Etat, de manifester clairement leur volonté de lutter contre tout ce qui de près ou de loin met ou peut mettre en danger l’intégrité des juges. C’est indispensable pour que l’opinion publique soit convaincue de la volonté de mener cette lutte à bien. Cela ne peut que renforcer la confiance du citoyen dans ses institutions.

Mesures d’ordre législatif

3.       Il convient d’assurer une incrimination précise de la corruption sous toutes ses formes. Cette incrimination est indispensable pour assurer la prévisibilité des comportements condamnables et la science que ceux-ci peuvent être poursuivis et sanctionnés.

4.       Il ne convient pas ici d’entrer dans les détails des diverses incriminations, dès lors qu’il en sera plus amplement question plus tard lors d’un autre exposé, mais on peut dès à présent préciser que la corruption au sens large et général du terme, vise toutes les malversations ou tous les comportements frauduleux d’une personne détentrice d’ un pouvoir en vue d’obtenir un intérêt illégitime.

Au sens strict, par contre, la corruption vise la corruption active (le corrupteur) et passive (le corrompu).

Le corrompu est celui qui sollicite, accepte ou reçoit pour lui-même ou pour autrui des offres, promesses ou avantages de toute nature pour adopter un acte de sa fonction non sujet à salaire ou s’abstenir de cet acte.

Le corrupteur est celui qui vise à obtenir d’une personne détenant un pouvoir un acte  rentrant dans l’ordre de ses devoirs, non sujet à salaire, ou même l’absence d’un tel acte, contre des offres ou avantages quelconques pour la personne sollicitée ou pour autrui.

5.       Il y a d’autres types de malversations dont peut se rendre coupable une personne détenant une fonction publique. Citons par exemple, sans que cette énumération soit exhaustive:

·         les détournements commis par des fonctionnaires publics ;

·         la concussion commise par des personnes exerçant une fonction publique, qui consiste à se faire payer des frais pour un acte de sa fonction alors que ces frais ne sont pas dus ;

·         la prise d’intérêt qui consiste à obtenir ou sauvegarder un intérêt quelconque dans les actes de sa fonction ;

·         le trafic d’influence qui consiste à faire usage, contre paiement ou avantage quelconque, d’une influence réelle ou supposée du fait de sa fonction pour obtenir un acte d’une autorité ou d’une administration publique ;

·         les faux en écritures commis par fonctionnaire public dans un acte de sa fonction.

6.       Il ne suffit évidemment pas qu’il y ait incrimination des faits de malversation. Il faut qu’en cas d’infraction, il y ait des poursuites effectives et une volonté réelle des autorités compétentes – et ce sera essentiellement le ministère public et le pouvoir judiciaire lui-même – de poursuivre ces faits et de les sanctionner de manière juste et proportionnée. Ce n’est que dans cas que chacun aura le sentiment et la conviction du caractère répréhensible et intolérable de ces comportements.

7.       Au niveau de la législation, il importe également de prévoir des procédures permettant de poursuivre aisément les actes de corruption et d’en faire disparaître les effets. Aussi, le Conseil de l’Europe[1] a souvent insisté sur les mesures suivantes :

·         l’indépendance et l’autonomie des organes chargés d’enquêter sur les affaires de corruption et d’engager les poursuites ;

·         prévoir la saisie et la confiscation des produits de la corruption ;

·         assurer que la législation fiscale contribue à la lutte contre la corruption ;

·         assurer la protection des personnes qui témoignent dans des affaires de corruption et de celles qui enquêtent sur la corruption ;

·         autoriser, dans le respect des droits fondamentaux, les techniques spéciales d’enquête dans les affaires de corruption ;

·         assurer la collecte des preuves en relation avec la corruption ;

·         veiller à ce qu’aucune immunité n’existe lors de poursuites pour des faits de corruption ou pour toute autre forme de malversation ;

·         veiller à ce que les services chargés d’enquêter sur des faits de corruption bénéficient d’une formation adéquate et spécialisée dans toutes les matières qui concernent de tels faits.

8.       Mais, il ne suffit pas d’avoir des règles pénales qui définnissent et sanctionnent les comportements incriminés . Il faut également que la loi définisse clairement des règles professionnelles qui garantissent que les juges ne se retrouvent pas dans une situation de conflit d’intérêt qui non seulement est icompatible avec le principe d’indépendance des juges, mais rend ceux-ci vulnérables à la corruption. C’est pourquoi, dans la plupart des Etats, la loi qui règle l’organisation judiciaire définit les incompatibilités qui frappent la fonction de juge. Ces incompatibilités sont essentiellement :

·         la parenté ou l’alliance avec une partie ;

·         l’exercice d’un mandat public conféré par élection ;

·         l’exercice d’une fonction ou charge publique ou privée rémunérée, sauf dérogation accordée dans les conditions prévues par la loi ;

·         l’affiliation à des groupements d’intérêt professionnel étrangers à la fonction judiciaire ;

·         assurer d’une quelconque manière la défense d’une partie ni donner à celle-ci des consultations ;

·         l’exercice d’une activité commerciale, industrielle ou financière ;

·         l’exercice d’un mandat d’administration dans une société commerciale ;

9.       Ces restrictions impliquent d’un point de vue déontologique que chaque fois qu’un juge se trouve dans une situation d’incompatibilité – ou de conflit d’intérêt - il a l’obligation d’en faire part à son chef de corps et d’y mettre fin.

10.   On pourrait également prévoir que certaines de ces restrictions (par exemple l’interdiction d’exercer une charge privée rémunérée ou une activité commerciale et financière) perdurent après la cessation d’activité afin d’éviter que la magistrat se trouve dans une situation de vulnérabilité en fin de carrière .

11.   Ces règles sont capitales, car elles fixent un cadre contraignant auquel le juge ne peut se soustraire et qui peuvent donner suite à des poursuites disciplinaires  s’il ne s’y conforme pas.

12.   Car, la discipline fait également partie du cadre législatif qui vise à prévenir la corruption. Il va sans dire que quiconque ne se conforme pas à ses devoirs professionnels et se met dans une situation d’incompatibilité telle que celles qui viennent d’être énumérée, ou commet un acte de corruption, manque aux devoirs de sa charge et porte atteinte à la dignité de sa fonction, ce qui est un manquement disciplinaire qui peut – et doit - être sanctionné. La discipline sera toujours très importante dans la lutte contre la corruption et donc également dans la prévention de celle-ci.

Mesures d’ordre déontologique et éthique

13.   Le recours à la discipline et aux poursuites pénales n’est jamais qu’un pis-aller, même s’il s’agit là de mesures qui ont aussi un effet préventif, car il n’y a pas de prévention sans conscience que les sanctions en cas d’inobservance des règles seront effectives.

14.   Mais une véritable prévention ne sera possible et réelle que si les juges reçoivent une formation adéquate et approfondie en matière de déontologie et de règles professionnelles. A cette fin, il est nécessaire que les guides de conduite professionnelle des magistrats ou les codes déontologiques fixent des règles claires à ce sujet, qu’ils insistent sur l’importance de l’intégrité et de la probité comme règles professionnelles essentielles et rappellent les principes qui ont déjà été évoqués.

15.   Il importe également que les juges soient évalués sur leur fonctionnement. C’est un mécanisme de contrôle indispensable qui force les juges à s’interroger sur leur comportement de s’assurer que leur échelle de valeur soit toujours au niveau requis.

16.   Ce qui est également indispensable à la prévention de la corruption, c’est une procédure de sélection et de nomination qui mette le candidat nommé à l’abri de toute suspicion et offre toutes les garanties sur sa probité et son intégrité. Cette procédure ne doit pas avoir seulement trait aux compétences scientifiques et juridiques du candidat, mais également à tout ce qui jette une lumière sur sa personnalité et la manière dont il voit l’éthique de la profession et sur ses antécédents.

17.   Il importe également d’être attentif à certains clignottants qui rendent le comportement d’un juge suspect : train de vie anormal, fréquentations douteuses, etc.  De telles anomalies doivent inciter les autorités hiérarchiques à intervenir à temps pour clarifier la situation du magistrat et, si nécessaire, y mettre fin.

18.   Une autre mesure qui peut être envisagée est la déclaration de patrimoine à fournir par le juge au moment de son entrée en fonction et lors de l’accroissement de celui-ci (à la suite, par exemple, d’un héritage, de l’acquisition de biens, etc.).

Cette pratique n’est pas généralisée dans tous les Etats membres et est ressentie assez différemment selon les cas, d’aucuns estimant qu’elle est une intrusion dans la vie privée. Elle a l’avantage de permettre de vérifier l’évolution du patrimoine des personnes concernées et de détecter tout mouvement suspect dans celui-ci, justifiant une intervention adéquate des autorités compétentes. Elle doit également assurer que la personne intéressée sait ou doit savoir qu’elle sera appelée à devoir se justifier pour toute évolution de son patrimoine. Mais, cela n’est utile que si les déclarations de patrimoine sont sincères et fiables. Or, si un juge ou toute autre personne publique cède à la tentation de la corruption, il est douteux qu’il s’empresse de mentionner les gains illicitement acquis dans sa déclaration de patrimoine. En plus, cette déclaration doit également répondre aux exigences de respect de la vie privée et doit donc être destinée aux autorités hiérarchiques ou à des institutions spécialement habilitées à cet effet qui sont tenues de respecter la confidentialité des informations ainsi obtenues.

Mesures prises par le pouvoir exécutif et les administrations publiques

19.   Les pouvoirs publics doivent tout mettre en œuvre pour que les organes et administrations soient mis en place en vue de prévenir la corruption et de lutter contre celle-ci. Ainsi faut-il créer les conditions favorables à cette fin. Il a déjà été question des procédures et garanties de procédures devant être mises en place pour garantir le bon déroulement de celles-ci. Mais, il faut bien plus !

20.   Cela implique que les pouvoirs publics mettent les moyens adéquats et suffisants au service de tous les organismes chargés de la prévention contre la corruption et de la lutte contre celle-ci : moyens humains et moyens matériels. Il faut également que les pouvoirs publics assurent un climat favorable à cette fin, pour que dans toutes les institutions et administrations il y ait une culture rendant chacun conscient du caractère intolérable de  la corruption.

21.   Il faut également que lorsqu’une administration, telle que l’administration des impôts, suspecte des faits de corruption, elle puisse alerter les autorités compétentes pour que celle-ci puisse enquêter et, au besoin, engager des poursuites sur le plan pénal.

22.   Mais, cela ne suffit pas. Il est essentiel que les juges puissent remplir leurs fonctions dans des conditions optimales tant du point de vue matériel que fonctionnel : infrastructures  et équipement adéquats, ainsi que l’assistance requise de personnes qualifiées et mise à disposition d’une documentation performante. En effet, lorsqu’on, travaille dans des conditions indignes, cela crée un climat défavorable au bon fonctionnement de l’institution et peut mettre les juges dans une situation de vulnérabilité.

23.   Enfin, il est capital que les juges soient rémunérés correctement, c.-à-d. qu’ils reçoivent des émoluments qui soient en adéquation avec l’importance de leur mission dans la société. A défaut de cela, les juges risquent d’être mis dans une situation de vulnérabilité financière qui en feraient des proies faciles pour les corrupteurs.

Cette question est cruciale aujourd’hui. En effet, les restrictions budgétaires auxquelles plusieurs Etats membres doivent faire face, ont à terme - ou peuvent avoir - une incidence sur le niveau de rémunération des juges, créant ainsi chez eux une nouvelle fragilité.

Autres mesures

24.   Lorsque les juges sont chargés d’une mission de gestion de leur tribunal, il faut qu’ils tiennent une comptabilité rigoureuse des deniers mis à leur disposition et qu’ils rendent compte de leur utilisation.  C’est une mesure de contrôle indispensable qui protège également les juges dès lors qu’ils savent qu’ils doivent justifier de l’utilisation des moyens mis à leur disposition à l’intérieur d’une enveloppe budgétaire qui leur est accordée.

D’autres mécanismes de contrôle sont également nécessaires, tels la vérification par la Cour des comptes.

25.   Il est nécessaire  de publier toute la jurisprudence en matière pénale et disciplinaire des affaires se rapportant de près ou de loin à la corruption et aux comportements portant atteinte à l’intégrité du juge, tout en veillant à ce que les décision soient anonymisées pour assurer le respect de la vie privée des personnes concernées.  L’intérêt de cette publication est qu’elle assure la transparence de la lutte contre la corruption, montrant ainsi à la société que cette lutte est une réalité et est menée sans hésitation. Cela renfore la confiance du citoyen dans le fonctionnement des institutions.

Coopération internationale

26.   La coopération internationale est un instrument très précieux dans la prévention de la corruption et la lutte contre celle-ci et le Conseil de l’Europe y joue un rôle. L’Assemblée parlementaire a pris de nombreuses résolution dans le domaine de la corruption et le Comité des ministres a fait plusieurs recommandations en la matière [2].

27.   Le GRECO remplit également un rôle très important en faisant régulièrement des évaluation dans chacun des Etats membres, dont un chapitre est chaque fois consacré à la Justice. Ces évaluations sont très précieuses dès lors qu’elles permettent de mettre le doigt sur des faiblesses ou des disfonctionnements et sont accompagnées de recommandations utiles pour y remédier.

28.   Enfin, il y a de nombreux instruments internationaux et supranationaux qui facilitent l’entraide judiciaire et la lutte contre la criminalité organisée dont la corruption fait souvent partie. Ces instruments n’ont pas spécialement les juges pour objet, mais il  va sans dire que si un juge commet des faits de corruption, il peut tomber sous leur l’application.

Observations finales

29.   Lorsqu’on considère tout ce qui a été dit et exposé sur le sujet, on aura peut-être l’impression que la corruption ou des comportements similaires portant atteinte à l’intégrité du juge sont omniprésents. Je ne crois pas que ce soit exact. Même si certains Etats membres sont plus touchés que d’autres par le phénomène, l’ensemble des systèmes judiciaires des pays européens est, dans sa toute grande majorité, composé de magistrats intègres, guidés par un grand souci de probité et animé par une haute éthique professionnelle.  Certes, il ne faut pas être naïf ni angélique et rester vigilant et attentif à certains clignotants ou situations qui suscitent l’inquiétude. Il importe évidemment de mettre en  place et de faire fonctionner efficacement les mécanismes permettant de prévenir la corruption et lutter contre celle-ci et d’assurer la plus grande transparence à ce sujet. Mais, il ne faut pas non plus que la corruption soit une obsession, créant un climat de suspicion généralisée. Ce serait malsain et démotiverait nos juges, alors que les brebis galeuses ne sont qu’une infime minorité et que la toute grande majorité des magistrat mérite notre confiance.

Strasbourg, le 7 novembre 2017



[1] Résolution (97) 24 du Comité des Ministres portant les vingt principes directeurs pour la lutte contre la corruption; Convention pénale sur la corruption n° 173 du 27 janvier 1999 ; Recommandation (2000) 10 du Comité des Ministres sur les codes de conduite pour les agents publics ; Protocole additionnel à la Convention internationale sur la corruption du 15 mai 2003 ; Résolution 1703(2010) de l’Assemblée parlementaire  sur la Corruption judiciaire ; Résolution 1943(2013) de l’Assemblée parlementaire sur la corruption : une menace à la prééminence du droit).

[2]  Voir les résolutions et recommandations mentionnées à la note en bas de page 1 ci-dessus.