Leçons tirées de l'évaluation de la modernisation du système judiciaire néerlandais

1996-2010

Franz van der Doelen

Ministère de la justice, Pays-Bas

1. Introduction

Je voudrais partager avec vous certaines de mes expériences concernant le processus de modernisation du système judiciaire néerlandais. Mais d'abord, je voudrais vous raconter un épisode de la bande dessinée néerlandaise Sigmund, qui traite d'un psychiatre et de ses patients. Un directeur et le psychiatre discutent d'une réorganisation:

Manager: « Soixante-dix pour cent des réorganisations échouent. Les gens ne travaillent pas plus efficacement et le service n'est pas amélioré. »

Psychiatre: « Incroyable ! »"

Manager: « C’est essentiellement dû au fait que les employés ne peuvent pas gérer l'insécurité dans leur emploi. »

Psychiatre: «Et, en avez-vous tiré des enseignements? »

Manager: « Bien sûr. Il est préférable de licencier tout le monde immédiatement, puis de commencer la réorganisation. »

À la fin de ma présentation, vous pourrez tirer la conclusion que cette conversation n'a pas eu lieu aux Pays-Bas après la réorganisation de la justice néerlandaise. Mais d'abord, laissez moi vous situer le contexte.

Le besoin de modernisation aux Pays-Bas a été placé dans l'agenda politique en 1997 suite au  rapport du Comité Leemhuis. Dix ans plus tard, le processus de modernisation a été évalué par la Commission Deetman. J'ai eu l'honneur d'être le secrétaire des deux comités. J'ai donc bénéficié de l'expérience d’un cycle politique complet en dix ans. De la gestion de l'agenda politique, à la gestion et coordination du processus législatif, en passant par le processus de travail intensif de mise en œuvre, puis enfin à l'évaluation des résultats de la modernisation. Je voudrais me concentrer dans cette présentation sur mes expériences concernant l’évaluation.

L'évaluation proprement dite a eu lieu principalement en 2006. Elle a été réalisée par un comité indépendant composé de 5 membres. Le rapport d’évaluation « La justice c’est la qualité » a été intégré dans le matériel recueilli au cours des 30 visites de travail du Comité et de 17 rapports de recherche distincts sur la productivité, le financement, la satisfaction des usagers, la satisfaction des employés, les TIC, les systèmes de gestion de la qualité, la collaboration des tribunaux, etc. Le coût total de l'évaluation était d'environ un million d'euros. Vous pouvez télécharger la traduction vers l’anglais de ce rapport sur le site web de la CEPEJ, dans la bibliographie du Groupe de travail sur la qualité. Sans exagération, on pourrait dire que ce fut une évaluation énorme d'un changement radical du système judiciaire néerlandais. Il est donc important de tirer les leçons de cette évaluation.

Dans cette présentation, je voudrais aborder les sujets suivants:

2. La loi de modernisation de l'année 2002

Après la définition d’un calendrier et la préparation de la politique pendant environ cinq ans, la loi néerlandaise relative à l'organisation de la justice a été modifiée de façon drastique en 2002. Un des éléments clés de cette loi de modernisation, est que les présidents des tribunaux sont désormais pleinement responsables de la politique, de la gestion et du fonctionnement de leur tribunal. L'autre élément clé est que le Conseil de la Magistrature a été mis en place aux Pays-Bas. Ce conseil est chargé du budget, supervise la gestion, émet des recommandations législatives et est le point d’ancrage de la magistrature. Dans cette loi, il est aussi précisé que le fonctionnement du nouveau système doit être évalué après cinq ans.

3. L'évaluation de la loi de modernisation en 2006

En décembre 2006, le rapport d'évaluation "La justice c’est la qualité» a été publié. Il conclut que la modernisation du système judiciaire néerlandais est un succès. Tous les objectifs de modernisation ont été atteints. Il y a plus de cohérence et de transparence, la puissance administrative de la magistrature est augmentée, et les délais ont été diminués. La modernisation a aussi amélioré la satisfaction des citoyens et des professionnels du droit. Toutes les juridictions ont mené des enquêtes de satisfaction auprès des usagers dans les dernières années. La satisfaction générale des utilisateurs des tribunaux a augmenté entre 2002 et 2005, passant de 78% à 82%.

En outre, depuis 2002, la productivité a également augmenté. Le graphique 1 montre le développement des employés, la production et la productivité entre 1995 et 2006. La courbe ci-dessous montre que depuis le début de la modernisation en 2002, il y a une augmentation de la productivité, après une douzaine d'années de tendance à la baisse. Cette hausse de la productivité est due pour majeure partie à la récession économique en 2002, qui a augmenté de manière importante les charges de travail. La recherche a montré que cela incitait les autorités judiciaires à traiter les affaires plus rapidement. Un autre facteur important a été l'introduction de la nouvelle production axée sur le système financier de la magistrature en 2002. Cela a incité les tribunaux à faire traiter davantage d'affaires par des juges uniques plutôt que par un panel de juges.

Graphique 1: Le personnel, la production et la productivité du système judiciaire 1995-2005 (indices 1995 = 100)

imagepersoneel = personnel

productie = production

productie par arbeidsjaar = production d'un équivalent temps plein de personnel

Source: Conseil de la magistrature, 2006

Au total, la loi de modernisation a rendu la justice néerlandaise plus productive et les usagers plus satisfaits. On pourrait s'attendre à une ambiance festive parmi les magistrats. Malheureusement, les juges et les greffiers sont moins satisfaits. Interrogés sur la qualité de leurs propres travaux, l'appréciation des employés semble avoir diminué entre 2003 et 2005. Parmi les juges de 86% à 84%. Et chez les greffiers de 91% à 84%. Bien sûr, la satisfaction générale des employés dans le système judiciaire néerlandais est remarquable par rapport aux autres professions. Mais, comment expliquer cette diminution de la satisfaction parmi les juges et les greffiers? Est-ce que la justice néerlandaise se compose de personnes qui ne s’adaptent pas aux temps modernes et, partant, regrettent les temps passés qui étaient meilleurs? Ou, l’affirmation théorique de l'un des journaux néerlandais les plus influents sur le rapport d'évaluation selon laquelle la politique néerlandaise a seulement modernisé l'organisation judiciaire, en oubliant dans le même temps de moderniser les juges, est-elle avérée?  Dans cette présentation, je décrirai deux points de vue différents sur l'écart apparent entre les résultats de l'évaluation et les expériences de la magistrature.

 4. Un point de vue organisationnel sur les résultats: «D’une organisation de professionnels à un organisme professionnel »

Les plaintes relatives à une importante pression, à la diminution de la qualité et à la bureaucratisation accrue se retrouvent en partie dans la résistance naturelle qu'engendre toute réorganisation, surtout quand il s'agit de professionnels qui ont l'habitude d'organiser leurs propres travaux eux-mêmes. À cet égard, beaucoup a changé aux Pays-Bas dans un temps relativement court.

Encore au début des années 90, un juge néerlandais travaillait dans une petite organisation. Des juges travaillaient souvent à domicile, réalisaient en grande partie leurs sessions de planification eux-mêmes, dactylographiaient leurs propres jugements et étudiaient la jurisprudence en lisant la Revue judiciaire néerlandaise. Et il y avait un écart important entre les juges et leur personnel.

Maintenant - quinze ans plus tard - l'image est presque complètement changée. Les juges ne travaillent plus de façon individuelle, leurs sessions sont programmées grâce à un système d’évaluation de la charge de travail par mois. La jurisprudence peut être trouvée dans des systèmes spécialisés, les contenus sont standardisés grâce à des modèles. Les juges travaillent dans de grandes équipes, en collaboration avec leur personnel, dans les immeubles modernes.

Cette description est peut-être un peu plus détaillée, mais elle met en lumière une nette évolution.  Le juge individuel est devenu partie d'un ensemble plus vaste. Une organisation pour les professionnels s'est développée en une organisation professionnelle.

Comment ce changement rapide est-il ressenti par les professionnels ? À cet égard, les personnes qui travaillent dans un tribunal depuis une longue période, sont particulièrement intéressantes. Il apparaît que près de 40% du personnel des tribunaux y travaille plus de dix ans. C'est précisément ce dernier groupe d'employés très expérimentés qui est moins satisfait de son travail: ''Le groupe travaillant depuis plus de dix ans dans les tribunaux est soumis à plus de pression.  59% affirment toujours travailler dur.  22% d'entre eux sont d'avis que leur rythme de travail est trop élevé. Ce groupe est également moins satisfait de la quantité de travail."

Cette expérience subjective est difficile à concilier avec la constatation objective que les tribunaux néerlandais composés de juges majoritairement jeunes sont plus productifs que les tribunaux avec des juges plus âgés. Bien sûr, c’est un constat qui s'applique à la plupart des institutions, que les personnes employées pour une plus longue période sont relativement moins satisfaites. Mais pour une organisation comme la justice - où les juges sont nommés à vie – c’est un point qui mérite une attention particulière.

Cette perspective d'organisation tient également compte du fait que le processus de modernisation a été accompagné par une augmentation du budget de la Justice entre 1998 et 2006 : de près de 500 millions d'euros à près de 800 millions d'euros. Les dépenses par habitant ont augmenté de 32 euros à 48 euros aux Pays-Bas. Les Pays-Bas sont placés aux premiers rangs au niveau international en ce qui concerne les dépenses pour le pouvoir judiciaire, comme le montre le rapport de la CEPEJ-2006. La loi de modernisation a modifié l'organisation judiciaire intrusive, mais beaucoup d'argent supplémentaire a également été investi.

 5. Un point de vue judiciaire sur les résultats: «la menace de bureaucratisation »

Au premier abord, les statistiques pures placent les plaintes subjectives des juges dans une perspective différente. Mais les statistiques ne peuvent pas supprimer ce grand sentiment de malaise quant à la direction dans laquelle la loi de modernisation menace de développer l'organisation judiciaire. La voix des professionnels doit donc être prise au sérieux. Car il est indéniable que ces dernières années l'accent a été dominant sur l'amélioration des finances et de l'organisation logistique. L'attention des juges, leur personnel et la qualité du travail ont été relativement négligés.

Cette déclaration ne devrait pas être mal interprétée. La modernisation n’a pas eu d’énormes conséquences négatives pour l'indépendance des juges pris individuellement. Près des trois quarts des juges de tribunaux de district et des tribunaux d'appel ont le sentiment qu'ils sont libres de déroger à des accords sur le fond des décisions. Comme cela a été formulé dans l'évaluation de l'Université d'Utrecht: «Au cours de l'auto-évaluation et des entrevues, presque aucune plainte n’a été publiée sur le fait que l'autonomie professionnelle est compromise. Il n'est donc pas question de compromettre l'indépendance des juges (en termes d’interférence avec des tiers dans le cadre du traitement des affaires ou sur le fond des opinions des juges). Une explication de cette perception par les juges, c'est qu'ils sont rarement tenus de rendre compte directement de la substance de leurs décisions. La gestion de la cohérence de la justice est difficile car les présidents de secteurs et des divisions en général ne veulent pas contraindre les juges dans une certaine direction sur des questions de fond. En tant que membres du conseil, ils ne peuvent pas non plus le faire dans des cas concrets.  (Voir l'article 23 (3) de la loi sur l'organisation judiciaire). »"

Afin d'assurer la stabilité future de l'organisation actuelle et des employés, la Commission Deetman met fermement en garde contre une bureaucratisation imminente du pouvoir judiciaire. Il y a maintenant un accent mis sur l’aspect business, qui néglige l'importance du capital humain d'une organisation. Selon la commission, ceci est la principale cause de l’augmentation de la charge de travail et de bureaucratie des employés. La consultation et la gestion jouent un rôle central dans l'organisation, l'importance des juges et leur personnel pour le développement à long terme de l'organisation est sous-estimée. La pression des usagers critiques et de la nécessaire productivité financière de l’appareil judiciaire sont devenues si fortes que les normes et valeurs professionnelles de la magistrature risquent de s'éroder. La fierté professionnelle des magistrats est menacée. La profession risque de se bureaucratiser et, à la longue, de se révéler peu attrayant pour les personnes ayant un très haut niveau de formation qui ont tendance à se sentir personnellement responsables de leur travail. Cela entrave l'efficacité de l'organisation judiciaire à long terme.

Justice = Qualité, pour reprendre le titre du rapport, souligne la vue centrale de la Commission Deetman, à savoir que le capital humain et la qualité du travail doivent être une question centrale dans l'agenda futur de l'appareil judiciaire néerlandais. Alors, comme un état de fait, l'avis de la justice est la perspective centrale du rapport. Le comité a recommandé d'assouplir les objectifs de productivité financière du système et a souligné l'importance de remplacer le traitement des affaires par des juges uniques par un traitement par des collèges de juges. Du point de vue de la Commission, un collège de juges est un système efficace et de qualité exercé par des pairs, qui sert également d'instrument d'éducation et comme un moyen de socialisation des normes judiciaires internes. Les recommandations du rapport de 2007 ont conduit à plus d'argent pour le système judiciaire néerlandais, notamment consacré à l'amélioration de la qualité. Et la productivité mesurée, comme illustré dans le graphique ci-dessus, a décliné à nouveau depuis 2005.

6.  Leçons à tirer

La modernisation de l'appareil judiciaire néerlandais a démontré que toutes les réorganisations ne conduisent pas inévitablement à une efficacité moindre, à une mauvaise qualité de service et à des plaintes de la part des employés. La conversation cynique entre le gestionnaire et le psychiatre n'a pas eu lieu aux Pays-Bas, comme je l'ai mentionné précédemment.  Il s'agit de la première leçon à tirer de l'expérience néerlandaise.

La deuxième leçon est que le capital humain d'une organisation doit être pris en compte pour mesurer la performance de l'appareil judiciaire et des tribunaux. Si l'évaluation de la Commission Deetman avait seulement pris en compte la productivité et la satisfaction de l'utilisateur, un rapport complètement différent eut été écrit. Pour un développement durable de la performance de l'organisation judiciaire, il ne faut pas analyser le développement à court terme des indicateurs de productivité et de satisfaction des utilisateurs, mais également prendre en compte la satisfaction des employés. Ceci est une leçon importante à tirer d’un point de vue de l'évaluation.

La troisième leçon est que dans l'évaluation de la performance, ne devrait pas s'appliquer seulement un point de vue judiciaire, mais également un point de vue plus organisationnel et sociologique. Le pouvoir judiciaire n'est pas une île et le niveau d'une organisation doit faire face à de nouveaux développements sociaux et économiques, comme par exemple la crise actuelle du crédit. À la suite de cette crise, le gouvernement néerlandais a commencé en 2009 une opération visant à réduire de 20% le budget de l'ensemble des services publics, y compris du pouvoir judiciaire, pour les dix prochaines années. En conséquence, un nouvel équilibre sera sans doute établi entre les différents acteurs de l'organisation judiciaire. Les intérêts des contribuables, des usagers et employés du pouvoir judiciaire auront un nouvel équilibre. Les contribuables paieront moins. Les usagers paieront davantage. Et les employés sont mis au défi de mieux s’organiser pour être plus productifs, tout en maintenant leur niveau de qualité, en devenant une organisation professionnelle.