Le coût de la justice pour les entreprises :

éléments de méthodologie et d’analyse

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Au nombre des appels à projet portant sur des thèmes à traiter de façon prioritaire dans le cadre des suites à donner au rapport sur les systèmes judiciaires européens de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (C.E.P.E.J.), institution du Conseil de l’Europe, figure, aux côtés de quelques autres (administration et gestion des systèmes judiciaires ; charge de travail des tribunaux et des juges ; tâches non judiciaires des mêmes ; utilisation des nouvelles technologies ; exécution des décisions de justice), un thème évidemment essentiel : celui de l’accès à la Justice. Il est, aux termes d’un procès-verbal de la fin de l’année dernière du groupe de travail pour l’évaluation des systèmes judiciaires (C.E.P.E.J. – GT EVAL), ainsi décliné :

« S’agissant d’un principe fondamental du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable, des tendances et conclusions relatives à l’accès à la justice pourraient être tirées du rapport et de la base de données de la CEPEJ, en considérant notamment l’aide légale, le coût des procédures judiciaires pour les justiciables et la possibilité d’être conseillé et représenté ; les liens entre l’aide légale et le volume d’affaires portées devant les tribunaux pourraient également être étudiés dans ce contexte ; des commentaires et conclusions pourraient être développées concernant le degré de judiciarisation des sociétés en Europe. »

Coût des procédures judiciaires : l’expression est lâchée, au milieu de quelques autres… Ce n’est pas toujours la simplicité ni la clarté qui caractérisent les rapports des instances internationales. Le fait est que le coût de la justice, et pas seulement de la justice judiciaire (il faudra qu’un jour les instances compétentes s’astreignent à un minimum de rigueur dans le vocabulaire dont elles font usage, et, dès lors qu’existe, dans nombre de pays européens, à tort ou à raison, une justice administrative, on pourrait utilement promouvoir la notion de procédures juridictionnelles) est une des dimensions clefs de l’accès à la justice, pour ne pas dire, dans  certains cas, un obstacle préoccupant à cet accès.

C’est la raison pour laquelle, j’imagine, l’Union des avocats européens a inscrit à l’agenda de ces journées de travail consacrées à l’entreprise en crise, après la question des faillites, celle des aides prohibées par le droit communautaire, celle des dettes et restructurations de dettes, la question du coût de la justice. Merci de m’avoir convié à participer à vos travaux. Merci de m’avoir autorisé à me glisser en ouverture de cette dernière session plutôt qu’à un stade antérieur de l’ordre du jour.

Je voudrais m’acquitter de la tâche que j’ai proposé d’accomplir en faisant apparaître que la notion de coût de la justice pour le justiciable est une notion plus complexe qu’il n’y paraît au premier regard ; et que cela vaut singulièrement pour cette catégorie de justiciables que sont les entreprises, compte tenu des catégories d’affaires qui peuvent les amener à avoir affaire à la justice. Ce qui justifie sans aucun doute la recherche et la mise au point de stratégies raisonnablement innovantes de la part des systèmes juridictionnels, mais aussi en amont, de la part des législateurs nationaux et du législateur communautaire, et peut être plus encore, si l’on veut cheminer sur l’un ou l’autre front, une curiosité plus imaginative et plus exigeante quant aux phénomènes qu’on souhaite maîtriser, et dont on doit, à cet effet, commencer par prendre la mesure.


I.- La notion de coût de la justice pour le justiciable est une notion complexe -

Autant il faut assurément regarder comme relevant d’une sorte d’inconscience, si ce n’est d’une forme d’esquive, les analyses tendant à l’évaluation de l’efficacité d’un système juridictionnel qui minimiseraient la question des coûts bruts directs pour chaque justiciable, autant il faut, sans brûler cette étape du raisonnement, savoir aussi la dépasser.

Il faut donc s’interroger d’abord sur les coûts bruts directs, puis, au-delà de ceux-ci, sur l’ensemble des coûts qu’on peut qualifier d’indirects. Il faut ensuite s’interroger sur le rapport coûts/bénéfices. Il faut enfin s’interroger sur le coût de la justice pour la société dans le cadre de laquelle elle est rendue, et sur la légitimité du partage des coûts constatés entre coûts privés et coûts publics, autrement dit entre justiciables directement intéressés et contribuables (et les entreprises sont à la fois des justiciables et des contribuables) ; cela compte tenu, encore une fois, non seulement des dépenses brutes en cause, mais du rapport coûts/bénéfices ; et cela en s’intéressant non seulement aux performances de l’ensemble du système, mais à celles de chacun de ses pans en particulier (justice civile, justice pénale, justice administrative) et de chacun des compartiments de ces pans ; en s’interrogeant aussi, autrement dit, sur la légitimité de la distribution qui est opérée des moyens disponibles entre ces pans et compartiments.

Les études disponibles ne répondent, hélas, qu’à une proportion très faible des interrogations qui viennent d’être esquissées. Faute, souvent, tout simplement, de les avoir formulées. Du fait de la réticence aussi de certaines des parties prenantes à fournir les données de base dont on aurait besoin. La vérité est que la plupart des travaux jusqu’à présent conduits, y compris au C.E.P.E.J., pour « évaluer la justice », à l’exception de quelques uns peut-être [1], sont très diserts sur un certain nombre d’aspects du phénomène étudié (coûts collectifs – budgets publics–,  qualité du service fourni, délais de jugement),  mais font plus ou moins l’impasse et sur les coûts pour le justiciable, et sur les éventuelles (et probables) tensions entre rendement privé et rendement social [2].

A.- Les coûts privés bruts directs –

                   Il s’agit, en première approche, des droits, taxes et émoluments perçus par les juridictions et/ou les services fiscaux, en principe faibles ou nuls en France, sauf au pénal, des  frais d’avocat et de conseil (quel qu’en soit le fournisseur), à quoi il faut souvent ajouter les frais résultant de l’intervention d’autres auxiliaires de justice (experts en tout genre, interprètes et traducteurs, huissiers, notaires, administrateurs et liquidateurs judiciaires, avoués en cas d’appel, en France avocats aux conseils en cas de pourvoi en cassation).

On peut prendre la mesure de ces coûts, en procédant à l’analyse de différentes catégories de litiges, ou procès, civils, pénaux, devant la juridiction commerciale, la juridiction du travail, ou la juridiction administrative. Mais cela ne va pas de soi. On sait que le coût de l’heure d’avocat, qui est la base des facturations opérées, quand la convention d’honoraire ne prévoit pas de forfait, s’élève à au moins 150 euros, souvent 300, 400, voire 600 euros ; que le  recours à un avocat aux conseils ne saurait coûter moins de 7.000 à 8.000 euros. On sait que le coût d’un divorce, qui ne tombe pas en dessous de 1.500 à 2.000 euros, même par consentement mutuel, peut s’élever à 30 ou 40.000 euros d’honoraires au bout de 10 ans après pourvoi en cassation, renvoi, digressions pénales (abandon de famille). On sait que, pour un licenciement, lorsqu’on est du côté du salarié, l’usage veut que l’avocat facture des honoraires fixes et des honoraires de résultat ; le taux des honoraires fixes varie entre 800 euros et un mois de salaire ; il en va de même en cas d’appel ; les honoraires de résultat sont de l’ordre de 10 à 15 % en fonction des honoraires fixes définis ; lorsqu’on est du côté de l’employeur, le tarif horaire seul est pratiqué, à moins qu’il n’y ait abonnement, et qu’un tarif fixe par dossier ne soit alors convenu avec l’employeur.

S’agissant des procédures collectives, outre les frais d’avocat fixés soit au taux horaire, soit au forfait (mais jamais moins, en pareil cas, dans les affaires les plus basiques, de 4.000 euros), il convient de prendre en considération les honoraires des administrateurs et liquidateurs judiciaires :

-                         administrateurs judiciaires : leur honoraire est en fonction du nombre de salariés, du chiffre d’affaires de la société et du total du bilan, et s’échelonne entre 1.000 et 10.000 euros pour des sociétés allant de 0 à plus de 150 salariés et réalisant un chiffre d’affaires de 0 à au-delà de 20.000.000 euros ; en cas de plan de continuation ou de reprise de l’entreprise, l’administrateur devra préparer un bilan économique, social et environnemental, ainsi qu’un plan de continuation ou cession ; en ce qui concerne le plan de continuation, les tarifs s’échelonnent entre 1.500 et 15.000 euros ; en cas de cession de l’entreprise, un honoraire dégressif correspondant à un pourcentage du prix de cession est pratiqué s’échelonnant entre 5 % et 1 % du prix de cession ;

-                         liquidateurs (intervenant soit en qualité de représentants des créanciers dans le cadre d’un redressement judiciaire, soit dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire) : des droits fixes de 100 euros par créance contestée, et 30 à 50 euros par créance vérifiée sont facturés ; enfin, en cas de réalisation d’actif, le mandataire facturera des honoraires au pourcentage dégressif entre 5 % et 1 % en fonction du montant de l’actif cédé.

On peut –cela donnera du mal- faire le même exercice pour des affaires fiscales, de concurrence, de  brevets, de marques, etc… Cela pourrait être la matière d’un programme de recherches et d’un ouvrage.

Une autre méthode pour apprécier les coûts privés de la justice consiste à s’intéresser au chiffre d’affaires annuel des entreprises dont l’activité est principalement juridique ou juridictionnelle. C’est ce qu’ont fait les auteurs des rapports Doing Business, et, pour la France, les auteurs de l’étude précitée, qui, en rapportant ce chiffre d’affaires au nombre total d’affaires jugées au cours de chacune des années de la période 1984-1997, ont fait apparaître une évolution du coût privé unitaire des affaires jugées : doublement entre 1982 et 1988, léger fléchissement, puis reprise de l’augmentation, le coût unitaire de 1997 s’établissant à deux fois et demi celui de 1984 (dans le même temps on assiste seulement à un doublement du coût unitaire public). Les raisons données de cette évolution ne sont pas dépourvues de dimensions paradoxales : la diminution du nombre d’affaires traitées, en particulier par la justice pénale, après l’amnistie présidentielle de 1988, mais aussi le freinage de l’effort de financement public, et par conséquent, dans une certaine mesure seulement, l’augmentation proprement dite des coûts unitaires, en relation avec la croissance du nombre d’affaires engageant plus spécifiquement des intérêts privés (litiges civils et commerciaux, arbitrages), sans doute faut-il ajouter la complexification des litiges (concurrence) et l’allongement des procédures. La méthode consistant à saisir l’ensemble du chiffre d’affaires des entreprises dont l’activité est juridique ou juridictionnelle comporte, à vrai dire, une part initiale d’arbitraire qui a été relevée par les commentateurs les plus éclairés des rapports Doing Business : l’activité de ces entreprises n’est pas exclusivement tournée vers la conduite de litiges ; elle l’est, pour une large part, vers la prévention de tels litiges.

Une autre méthode encore, au service des mêmes objectifs, consisterait à évaluer le coût pour les assurances de garantie défense recours, ou encore, la notion est différente, les assurances de responsabilité, des litiges qu’elles financent en vertu des contrats souscrits.

B.- Les coûts indirects -

                   Aussi bien l’une que l’autre des approches précédemment décrites présente très clairement l’inconvénient de n’inclure que des coûts que l’on peut qualifier de directs, alors qu’il faudrait pouvoir également prendre en compte d’autres coûts qu’on peut qualifier d’indirects : coûts liés à la durée des litiges, aux incidents (embûches) ou relances de procédures dues aux parties, à leurs lenteurs à produire, et à celles des juges, aux incertitudes pesant sur l’issue (plus précisément l’échéance et le sens de cette issue), aux retards que cette durée et ces incertitudes infligent à certaines prises de décisions, à la dérivation ou à l’immobilisation de ressources qui, même si les premières sont un jour recouvrées, et les secondes retrouvent une libre utilisation, même si des dommages-intérêts sont servis, n’auront pu être utilisées de façon optimale au moment optimal. Sachant au surplus que, dans nombre d’hypothèses, ce n’est parce qu’on gagne un procès qu’on rentre dans les frais qu’on a exposés pour agir ou se défendre. Dans nombre de pays, en France en tout cas (il en va différemment –moins qu’on ne le croit- dans les pays anglo-saxons), le remboursement des frais de justice, honoraires d’avocats, frais d’experts n’est jamais total. Or, même si les frais de justice proprement dits, appelés dépens, sont très faibles (de l’ordre d’une centaine d’euros), et sont en principe mis à la charge de la partie qui succombe, il n’en va pas de même des frais dits irrépétibles, c’est-à-dire non remboursables, qui peuvent être, eux, considérables. En France, le juge décide désormais, tout de même, sur la base d’un article du nouveau Code de procédure civile (l’article 700), du montant de ces frais mis à la charge de la partie qui succombe. Mais il est rare que soit accordée une somme supérieure à 10.000 euros, même dans des litiges extrêmement complexes, où les frais exposés se sont élevés à des sommes bien supérieures. Les dommages-intérêts servis ne sont pas, eux non plus, en règle générale, à l’échelle des préjudices subis. Ni les intérêts de retard de nature à compenser la perte d’opportunités de gains qui ne se reproduiront pas. Tout cela conduit souvent à ce que le coût d’un procès dépasse (de 1,5 à 2 fois) le montant des sommes en jeu. Le rapport Wolff sur la justice anglaise l’a fait ressortir avec force. Il faudrait conduire des analyses analogues dans plusieurs autres pays.

C.- Analyse coûts/bénéfices -

                   Par-delà le bénéfice résultant des termes mêmes de la décision de justice (réparation d’un dommage subi, indemnisation pour rupture d’un contrat, pour diffamation, rétablissement de droits méconnus à un héritage, à une aide, à une prestation sociale, décharge ou remboursement d’un impôt indûment assigné ou perçu) , un bénéfice privé non négligeable (encore que non quantifié d’emblée, voire difficilement, quantifiable) peut néanmoins, dans nombre de cas, être tiré de la conduite heureuse d’un procès, et, en toute logique, venir en déduction des frais exposés. Comme pour certains coûts, la question est de savoir comment mesurer ce bénéfice. Plus la nature des litiges se complique, plus les enjeux peuvent être considérables. Ce n’en est pas moins souvent qu’à long terme, et au prix d’une analyse économique et/ou financière appropriée, que le bénéfice obtenu pourra être mesuré, compte tenu notamment des modifications de conditions d’exercice d’une activité, ou des possibilités de conquête de marchés résultant de la décision acquise.

D.- Le justiciable est aussi un contribuable –

                   Les coûts de la justice qui ne sont pas assumés par le justiciable lui-même le sont par le contribuable. Mais le justiciable est aussi un contribuable, et c’est le cas de l’entreprise, comme de tout justiciable. La question est alors de savoir, non seulement si le système fiscal assure une répartition équitable du poids des dépenses publiques entre les différents contributeurs, et si les emplois des ressources collectives sont correctement choisis (en termes d’affectation des ressources aux différentes fonctions collectives et de pertinence des actions conduites), -question planétaire qu’il serait vain de chercher à même seulement effleurer aujourd’hui-, mais encore si, s’agissant du système juridictionnel, on finance comme il faut ce qu’il faut.

Les instruments de mesure disponibles des coûts publics de la justice ne diffèrent guère de ceux des coûts privés. On peut dresser des monographies par type d’affaires, ou collationner les budgets publics et, en rapprochant des chiffres obtenus le nombre d’affaires traitées, dégager des coûts unitaires, ainsi qu’une évolution de ces coûts au fil des ans, le cas échéant aussi de leurs composantes. On éprouvera en revanche encore plus de difficultés que s’agissant des coûts privés à chiffrer les coûts non budgétés. Quant aux avantages collectifs résultant du mode de traitement (rythmes et issues) d’une affaire, d’un ensemble d’affaires, ou de l’ensemble des affaires traitées par la justice, on sera, la plupart du temps, en peine de les évaluer rationnellement. Car tout dépend de l’idée qu’on se fait de ce qu’est un bien ou un avantage collectif. La célérité de la justice est incontestablement un bien collectif autant qu’un bien privé, mais la bonne mesure (la mesure raisonnable) de la célérité peut ne pas être appréciée de la même façon selon que l’on se préoccupe de défendre la cohésion sociale et le respect des institutions (en étant ou non soucieux de maîtriser l’augmentation des budgets publics), ou selon qu’on la juge à l’aune d’intérêts privé, et lesquels ? On ne saurait d’aucun point de vue confondre justice expédiente et justice expéditive, mais ces qualificatifs peuvent être compris différemment selon le point de vue où on se place.

                  

II.- Pour des stratégies innovantes –

A.- Mieux identifier ce qu’on cherche à savoir et s’en donner les moyens –

                   La plupart des analyses disponibles des systèmes juridictionnels, y compris celles secrétées par la C.E.P.J. laissent, à la vérité, assez largement insatisfait.

                   La grille révisée pour l’évaluation des systèmes judiciaires (123 questions) arrêtée par la C.E.P.J. est certes ambitieuse. Mais d’une part elle ne se prête qu’imparfaitement aux comparaisons internationales [3] ; d’autre part elle ne permet de dégager que peu d’appréciations qualitatives ; enfin elle n’autorise guère les analyses fines par catégories de litiges, ou de justiciables, à supposer qu’elle s’en soucie.

Le ratio coûts publics de la justice/nombre d’habitants, autrement dit la dépense publique de justice par tête d’habitant, qui est un des indicateurs privilégiés par les travaux de la C.E.P.E.J. n’est que faiblement instructif. Il en va de même du même ratio, corrigé par le P.I.B. par tête ou par le salaire moyen brut. Cela est encore plus vrai s’agissant du ratio concernant le budget consacré au ministère public. Le tropisme pénal est manifestement excessif. Les chiffres concernant l’aide juridictionnelle sont plus intéressants ; mais pas, par définition, pour les entreprises.

B.- Innover dans l’organisation des systèmes juridictionnels –

                   Les terrains ne manquent pas où le fonctionnement des systèmes juridictionnels gagnerait à, et pourrait être amélioré.

                   La C.E.P.E.J. ne s’y est pas trompée qui a arrêté un programme-cadre ainsi formulé : « un nouvel objectif pour les systèmes judiciaires : le traitement de chaque affaire dans un délai optimal et prévisible ». Optimal : l’optimum n’a aucune chance d’être obtenu quand le rapport entre affaires enrôlées et affaires jugées est trop dérisoire (6 % en Angleterre, selon le rapport Wolff). Prévisible ; c’est toute la question des revirements de jurisprudence [4]. Et des aléas de l’imprévisibilité, que peuvent engendrer, pour le justiciable, les hésitations ou volte-faces du juge. Cela peut certes être la conséquence des imperfections, ou trop fréquents., et inadéquats réajustements de la norme, mais on peine à se convaincre que les aléas de l’espèce soient inférieurs, contrairement à ce que suggère le rapport Doing  Business, en pays de droit écrit à ceux prévalant en pays de droit jurisprudentiel (Common law). On sait, au reste, par le rapport de Lord Wolff sur la réforme des juridictions britanniques, qu’il n’en est rien. Reste, dans le s pays, France compris, où droit écrit et raisonnements jurisprudentiels entretiennent, comme en matière d’abus de droit, des rapports complexes, à procéder à des investigations plus fines.

                   Le développement des procédures d’urgence, non seulement pour les questions relatives à l’espace de liberté, de sécurité et de justice, mais dans des domaines plus étendus, est également une stratégie recommandable.     Les référés du droit français (qui ont également cours sous une forme améliorée, depuis la loi du 30 juin 2000, devant la juridiction administrative, ne sont pas, à cet égard, sans mérites ; ils permettent d’obtenir le recouvrement d’une créance en 45 jours ; le référé-liberté devant la juridiction administrative, en tant qu’il accueille quant à lui, au nombre des libertés fondamentales qu’il a vocation à protéger des droits de plus en plus diversifiés y compris, cela peut intéresser les entreprises, certains démembrement du droit de propriété.

La question de l’exécution des décisions de justice est évidemment une question décisive. Celles-ci doivent naturellement être exécutées, et l’être avec célérité. Mais il faut avoir de cette exigence une interprétation également exigeante. Et l’acharnement des parties perdantes, y compris les administrations, doit être réprimé. Cela veut dire, comme le suggéraient les conclusions du commissaire du gouvernement, Jean-François Théry, dans une affaire mettant en cause, en 1979, le Ministère de l’économie et des finances, où le coût de son acharnement en termes de dépenses juridictionnelles avait été chiffré par lui à un niveau considérable (chiffrage qui n’a pas été transmis, c’est dommage, à la postérité), que les astreintes, le cas échéant prononcées, doivent tomber dans une autre escarcelle que celle de l’Etat. Cela signifie aussi qu’il faut approfondir la question de ce qui est, et n’est pas un litige distinct. Et encore que les administrations elles-mêmes devraient pouvoir être condamnées pour fol appel. Et qu’une ou plusieurs procédures devraient pouvoir être imaginées en cas de paralysie d’un texte réglementaire, ou législatif, dont l’illégalité,  où l’inconstitutionnalité a été constatée par voie d’exception, pour que ce texte, s’il n’est abrogé, ne puisse plus recevoir application sans que de lourdes sanctions s’ensuivent sur le terrain de la responsabilité, ou le terrain disciplinaire, voire pénal, à l’encontre de ceux qui ont persisté à l’appliquer.

                   Il en va de même du développement, dans la plupart des pays européens, dans le cadre défini par la Cour européenne des droits de l’homme, d’une procédure d’indemnisation pour durée excessive des procédures. Dont il reste certes à aménager, à muscler les exigences à l’égard des juges et des systèmes juridictionnels. Car s’il est clair qu’on ne peut s’écarter du principe selon lequel cette procédure ne peut conduire ni à remettre en cause, au fond, les décisions prises, à rejuger les affaires, ni à indemniser une seconde fois les justiciables pour les préjudices qui l’ont été à l’occasion des décisions prises, la ligne de partage n’est pas toujours évidente, surtout quand l’indemnisation a été calculée court.

                   Il en va de même encore de la réforme des questions préjudicielles qui doivent pouvoir être posées, et faire l’objet de réponses dans des délais plus brefs. La très remarquée décisions Arcelor du Conseil d’Etat français [5] fera, de ce point de vue, incontestablement davantage date dans l’histoire du dialogue des juges qu’elle ne comblera les entreprises intéressées.

                   Il serait également opportun, à l’évidence, de mieux reconnaître la place des juridictions administratives dont le champ de compétence inclut de nombreux problèmes intéressant les entreprises. C’est ce qu’a souhaité marquer l’Association des Conseils d’Etat et des juridictions administratives supérieures de l’Union européenne à l’issue de l’une de ses dernières réunions.

                   A tous ces efforts peut naturellement apporter une contribution significative la démarche arrêtée à l’issue du Congrès de l’Union des avocats européens à Venise, des 23/25 novembre dernier, tendent à la maîtrise :

-                         d’un observatoire sur l’efficacité des systèmes de justice des Etats membres de l’Union européenne,

-                         d’une consultation périodique avocats/magistrats pour favoriser les échanges d’expériences et de propositions entre acteurs des systèmes de justice en vue de leur perfectionnement.

Mais peut-être faut-il aussi explorer d’autres voies.


C.- Modes non juridictionnels de règlement des litiges –

                   L’un des moyens de désengorger la justice est d’en faire, par plusieurs cheminements, baisser les coûts, privés, publics, ou toutes sources de financement confondus, est assurément de développer les modes non juridictionnels de règlement des litiges [6]. Quatre pistes classiques sont, à cet égard, concevables :

-                         la médiation conciliation,

-                         la transaction,

-                         l’arbitrage,

-                         en matière administrative, le recours administratif préalable.

Chacun de ces procédés comporte des points d’application privilégié, telle la transaction la matière fiscale, ou celle des travaux publics.

Mais il n’est pas sûr que les coûts de ces procédés soient, dans tous les cas, inférieurs à ceux des procédures juridictionnelles classiques. Plusieurs études américaines ont fait apparaître qu’il n’en était rien.

Il n’est au reste pas sûr qu’il soit légitime de distraire les coûts afférents à ces procédés d’une computation concernant le coût pour une société du règlement des litiges, qu’on ne saurait limiter aux coûts de la justice.

L’inflation de ces coûts n’atteste pas forcément, enfin, d’un état avancé de développement social, et on peut assurément trouver préoccupant que, quand dans la plupart des pays européens, les coûts d’administration de la justice demeurent inférieurs à 1 %, ces coûts atteignent outre-atlantique 2,6 % du P.N.B., les mêmes proportions étant à peu près observées pour le coût des procès en responsabilité extra-contractuelle (tort liability). Ou encore que le ratio, le nombre de procès introduits chaque année par adulte soit de 1 pour 10 aux U.SA. contre 1 pour 300 en France. On pourrait également raisonner sur le nombre de contrats faisant l’objet d’un contentieux, dont il semble qu’il soit significativement plus élevé dans les pays de common low que dans les pays de droit écrit.

D.- La norme, son élaboration et sa mise en œuvre : quelle sécurité juridique ?

                   Aux maux du justiciable et aux insuffisances ou impasses des systèmes juridictionnels, on aurait tort de ne chercher que des causes intrinsèques à ces systèmes. Comme l’ont fortement fait ressortir les débats auxquels ont donné lieu les rapports Doing Business de la Banque mondiale, et notamment la contribution à ces débats de Bertrand du Marais, la justice est tributaire et du législateur ou de ses auxiliaires, de ceux en général qui édictent les normes, et des processus administratifs qui président à leur mise en œuvre. Or les normes sont de plus ou moins bonne qualité. Elles font une plus ou moins juste part au traitement, dans leur généralité, des situations qu’elles entendent régir, et au traitement des cas particuliers. Si l’équilibre adéquat n’est pas trouvé, et s’il est fait, aux cas particuliers, une place soit insuffisante, soit excessive, le fardeau du juge devient intolérable.

                   On ne peut évidemment, sous le seul signe de cette analyse,  qui n’a rien que de banal, faire un juste sort aux présupposés idéologiques (dont est pétri le rapport Doing Business [7]), comme : faut-il ou non déréguler le fonctionnement de certains secteurs ou de certaines professions ? faut-il démanteler les protections dont bénéficient les travailleurs en général, ou certaines catégories de travailleurs en particulier ? Mais le débat, par définition, indécidable, autrement qu’en termes de croyance mis à part, la question est incontestablement déterminante sur le plan des coûts de la justice pour quiconque, les entreprises en particulier, voir son sort dépendre de la qualité de la norme dont les juges ont à faire application. De là l’exigence de transposition dans un délai raisonnable dans le droit national des textes d’origine communautaire, faute de quoi on risque d’entrer dans une carrière de confusion [8]. De là l’intérêt des procédures qui, en amont de l’édiction des normes, sont susceptibles de faire en sorte qu’il n’y soit pas procédé au mépris de la sécurité juridique de ceux qui se la verront appliquer : pardon d’indirectement vanter, ce disant, les mérites d’institutions comme celle à laquelle j’appartiens, le Conseil d’Etat français, dans sa fonction consultative. De là l’intérêt, souligné en plusieurs circonstances par de bons observateurs, personnes physiques –le président Canivet-, ou institution -le Conseil d’Etat encore- de procéder à de véritables études d’impact des normes législatives ou réglementaires en projet (le Président Canivet n’en excluait au reste pas l’intérêt pour les nouvelles interprétations juridictionnelles).

Rechercher un abaissement des coûts de la justice, pour les justiciables en général, les entreprises en particulier, n’implique pas, au total, une action seulement sur les systèmes juridictionnels, mais sur l’ensemble des mécanismes qui contribuent à l’élaboration et à la mise en œuvre de la norme. Quant à savoir sur quels segments du dispositif institutionnel agir le plus efficacement, cela implique un effort d’analyse transcendant toutes les formes d’auto-référence et de narcissisme.

                                                                                                                                 Jean-Michel BELORGEY

                                                                                                                



[1] - « Evaluer la justice »,  sous la direction de Emmanuel Breen, (préface de Daniel Cohen et d’Antoine Garapon), publié avec le concours du G.I.P. Mission de recherche « Droit et justice », Presses universitaires de France, 2002. En langue française, on pourra seulement mentionner : Marie-Luce Cavrois, Hubert Dalle, Jean-Paul Jean (sous la dir.de) « La qualité de la justice », la Documentation française (Coll. Perspectives sur la justice), 2002, 269 pages ; Etienne Douat (sous la Dir. De) « Les budgets de la justice en Europe », La Documentation Française (Coll. Perspectives sur la justice), 2001, 501 pages ;  Pascal Ancel, Christiane Beroujon, CERCRID (Centre de recherches critiques sur le droit), Université de Saint Etienne « La prise en compte par le droit du coût économique de la durée du procès », mars 1999.

[2] - C’est le titre de la IIIème partie de la dernière étude figurant dans l’ouvrage précité : « Quelques pistes d’analyse économique » par Etienne Chantrel, Raphaël Giraud et Stéphane Guibaud ; « Le deuxième type d’arbitrage : entre rendement privé et rendement social » (le premier type d’arbitrage envisage est entre la qualité et la quantité).

[3] - dont on sait, au reste, depuis le rapport Doing Business, à quelles manipulations elles ouvrent la voie, voir :« Des indicateurs pour mesurer le droit ? les limites méthodologiques des rapports Doing Business », Bertrand du Marais (dir.), Paris, La Documentation française (Coll. Perspectives sur la justice), 2006, 153 p.

[4] - Voir à ce sujet les Considérations générales du Rapport public du Conseil d’Etat pour 2006 : « Sécurité juridique et complexité du droit », Etudes et Documents n° 57, La Documentation française, 2006, notamment page 296 et suivantes, 2.4 – les interrogations de la Cour de cassation – 2.4.2. les interrogations sur les effets des revirements de jurisprudence.

[5] -  Séance du 26 janvier 2007.

[6] - Voir notamment « Régler autrement les conflits : conciliation, transaction, arbitrage en matière administrative », Les Etudes du Conseil d’Etat, La documentation française, 1993.

[7] - Il suffit, pour s’en convaincre, de relever l’enchaînement des conclusions avancées : « cumbersome regulation is associated with lower productivity » ; « heaavier regulation is associated with informality and corruption » ; « poor contries regulate buseness the most » ; « more regulation is associated withe higher costs and delays » ; « more rigid employment regulation is associated with higher female employment » (?) ; conclusions auxquelles on pouvait s’attendre, compte tenu de la méthodologie retenue et de ses biais , des thèmes privilégiés aussi (starting a bussiness ; hiring and firing workers ; enforcing contracts (en fait recouvrement des dettes)  ; getting credit ; closing business), dont une fraction seulement recoupe la question des coûts de la justice, la plupart ayant plutôt à voir avec la nature des normes applicables et le comportement des administrations ou de divers opérateurs. A cela, il convient d’ajouter que les premiers rapports ont dû mal vérifier leurs sources puisque les suivants fournissent des données complètement différentes de celles qui y figuraient sur plusieurs sortes de sujets : délais de recouvrement d’une créance en France et en Grande-Bretagne en particulier (210 et 110 jours, puis 153 à 282 suivant la juridiction en France et 288 en Grande-Bretagne) ; sur la complexité procédurale aussi (France 79, Grande-Bretagne 36 en 2005, France 21, Grande-Bretagne 14 en 2006) ; voir Michaël Héravon (avocat aux barreaux de Paris, d’Angleterre et de Californie) : « le rapport Doing Business de la Banque mondiale : mythes et réalités d’un rapport sans nuance », La semaine juridique, Edition entreprise et affaires, n° 41, 13 octobre 2005.

[8] - Voir à ce sujet le rapport en cours de publication du Conseil d’Etat français sur la transposition des directives communautaires.