La justice comme service public

Jean-Paul Jean, avocat général près la cour d'appel de Paris,

professeur associé à l'université de Poitiers, président du CEPEJ-GT-EVAL

            Le débat sur le service public de la justice est extrêmement sensible, plus encore en France où la notion même de service public résulte d'un long héritage historique de rapport à l’Etat. En Europe, au concept de « service public à la française », répond celui de « service d'intérêt économique général », ce que ne peut être le service de la justice.

La spécificité du service de la justice est réelle, et il faut donc distinguer les fonctions de la justice qui sont communes à tout service public ordinaire, de celles qui composent l'essence même des fonctions judiciaires et qui doivent préserver l'indépendance du juge. Cette distinction est essentielle, car certaines missions de service public peuvent faire sans problème l'objet de délégation de service à des opérateurs privés, tandis que d'autres ne le peuvent absolument pas.

Pour mieux cerner les notions de service public de nature similaire selon que l’on se trouve en milieu ordinaire ou en milieu judiciaire, je vais prendre un exemple concret. Hier soir je suis venu en train. La gare de départ mettait en évidence des panneaux à l'intention des usagers pour les informer des pourcentages de trains arrivés à l'heure, pour chaque ligne, sur le mois précédent et en précisant les évolutions sur une année. Chacun pouvait apprécier les indicateurs de performance et la qualité du service de la SNCF, à partir d’un critère incontestable que l'on peut apparenter au respect des délais pour la justice, première préoccupation des usagers.

La seconde gare, qui assurait la correspondance pour Strasbourg, présentait le même type de panneaux relatifs aux performances de chacune des lignes. Mais le panneau d'affichage électronique actualisé en permanence des trains annoncés mentionnait quant à lui qu'en raison de mouvements de personnels un train était supprimé et que le train pour Strasbourg avait 20 minutes de retard. En tant qu'usager, j'étais sans doute très intéressé par l'information générale sur le fonctionnement du service de la SNCF, considéré en France comme un service public. Mais ce qui m'intéressait encore plus, c'était de savoir si mon train roulait et s'il allait être à l'heure. Vous l'avez bien compris, vous pouvez remplacer « les trains » par « les tribunaux » et « mon train » par « mon dossier devant le tribunal ».

Le premier indicateur permet de mesurer la performance habituelle d'un service, information qui a un impact déterminant sur la confiance et la satisfaction générale de l'usager. Mais ce qui intéresse en premier lieu le client, ou ici le justiciable, c'est son cas particulier, son affaire.

Il existe donc deux visions du service public. Celle d'en haut qui doit permettre de conduire une politique d’entreprise ou d’administration publique pour offrir le service du meilleur niveau possible pour tous les usagers, en mesurant la performance globale. Et celle d'en bas, des usagers dont la perception évolue en fonction de leur expérience quotidienne du service public ou de la perception qu’ils en ont à travers les médias, ce qui défavorise par principe la justice dont les décisions n’ont pas pour finalité de plaire au public. Cette confrontation nécessaire ne peut être permise que par une évaluation fondée sur une diversité de méthodes, quantitatives et qualitatives, pour offrir des éclairages suffisants.

Service public ordinaire et service public spécifique

Mais qu'a donc de si particulier le service public de la justice? Quelle est sa spécificité?

Comme pour tous les autres services publics, l’exigence principale que posent les citoyens vis-à-vis de la justice est celle des délais et du coût. Nous avons avancé à la CEPEJ sur ces concepts, en faisant émerger la notion de prévisibilité. L'important pour l’usager de la justice, comme pour le voyageur par le train, c'est le délai prévisible, celui que l'on explique et dont on l’informe régulièrement. Même chose en ce qui concerne le coût prévisible. Il existe des trains de première classe et de deuxième classe avec des services et des coûts différents. Il existe dans la justice des procédures simplifiées que les justiciables peuvent accepter pour obtenir une décision plus rapidement et à un moindre coût. Et la Cour européenne des droits de l'homme admet, au nom du principe de proportionnalité, que les personnes renoncent à certaines garanties compte tenu de l'enjeu judiciaire limité. Il existe aussi des procédures de première classe, le justiciable choisissant de solliciter des expertises et contre-expertises, des consultations de juristes, en en acceptant les coûts et les délais supplémentaires compte tenu de l'enjeu de son procès.

Pour résumer, on peut estimer que tout l'environnement administratif de la justice constitue une mission de service public comme les autres. Au premier niveau, par exemple, l'accueil dans un tribunal, le temps de réponse au téléphone ou de remise d’un document. A un second niveau, la volonté de faciliter la compréhension des documents adressés aux justiciables, la gestion du dossier et de l’information dans toute la phase préparatoire au procès, l’aide à la compréhension de tous les termes du débat, malgré la nécessaire rigueur des termes et raisonnements juridiques. Nos collègues magistrats belges, sur ce point, ont réalisé un travail remarquable intitulé : « Dire le droit et être compris » ; ou encore, par exemple, les conditions d’attente et l'heure à laquelle une affaire est prise à l'audience, malgré, là encore, les évidentes contraintes du débat judiciaire et des relations avec les avocats.

Pourrait-on estimer que tout ce qui dépend de l’administration du tribunal et des greffes, c'est-à-dire notamment l’organisation de la juridiction, la gestion des dossiers, la préparation et la mise en forme de la décision, ressortit à l’évidence du service public de la justice entendu comme un service public ordinaire, et que tout ce qui dépend directement des juges serait un service public d’une nature particulière ?

La décision judicaire

Nous touchons là le point le plus délicat de la problématique. Bien entendu la décision du juge elle-même, sauf le délai dans lequel elle doit être rendue, ne peut pas être incluse dans ce débat sur le service public. La décision du juge bénéficie d'une sorte de statut d’extranéité, comme une ambassade. Pour prendre une métaphore, l'indépendance du juge dans sa décision serait symbolisée par une île au milieu de l'océan du service public. La question est celle de l’eau sur les plages, des marées et des zones étanches. Ce débat va être ouvert par mon collègue François Paychère, juge suisse dont le pays n'est pas une île, géographiquement parlant…

Mais ce n'est pas parce que l'on reconnaît la nécessité de protéger l'indépendance absolue de la décision des juges que l'on n'est pas en droit de monter le niveau d'exigence vis-à-vis de ceux-ci, tant au niveau de l'efficacité du système judiciaire que celui de la qualité des décisions. Il n'est pas anodin d'ailleurs, suite à une évolution significative, que le dernier rapport de la CEPEJ en 2008 ait pour titre : Systèmes judiciaires européens, efficacité et qualité(1).

Dans ce débat sur la justice comme service public il faut, comme dans tout débat difficile, d'abord revenir aux concepts et aux principes.

Partout en Europe, s'exerce une pression quantitative et financière sur les juridictions et sur les juges. Jusqu'où l’administration de la justice peut-elle aller dans ces pressions ? En effet, la justice constitue un bien commun des démocraties, auquel contribuent tous ceux qui concourent au service de la justice, pour aboutir à une décision rendue par un tribunal indépendant, impartial, qui a respecté équitablement les droits des parties. Ces principes du procès équitable ont intégré une autre dimension dont les auteurs de la rédaction de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme n'avaient sans doute pas initialement mesuré toute la portée : le délai raisonnable.

C'est au nom de ce principe que l'on assiste aujourd'hui, partout en Europe, à un véritable renversement de perspective face à l’encombrement du à l’accroissement de la demande de justice. La finalité première de la Convention européenne des droits de l'homme, dans une société démocratique, était la décision individuelle et ses garanties (indépendance, impartialité...). Aujourd'hui, c’est à la justice en temps qu'institution responsable de millions de décisions que l'on s'adresse. La focale a donc changé. Le besoin de justice est tel dans la régulation sociale que l'on demande à l’institution judiciaire et aux juges d'être non seulement justes et perçus comme tels, mais aussi d'être performants.

La mesure de la performance

Partout en Europe la pression productiviste pousse à rendre de plus en plus de décisions. La Cour européenne des droits de l'homme, face à ce flux continu, a admis que les garanties du procès pouvaient être proportionnées à l'intérêt du litige. Face à cette réalité, elle a autorisé les procédures simplifiées, la limitation ou la renonciation à certaines garanties procédurales avec le consentement du justiciable.

Le Conseil de l'Europe, en phase avec les Etats-membres, a ensuite mis en place une stratégie touchant au processus qui conduit aux décisions judiciaires ainsi qu’à leur mise à exécution. Après sa mise en place en 2003 pour traiter de la question fondamentale de l'efficacité de la justice, la CEPEJ a travaillé prioritairement sur l'environnement judiciaire, sur tout le processus qui se situe en amont et en aval de la décision du juge : les moyens des juridictions, la formation des personnels, les modes d'organisation du travail, les standards de la «production judiciaire», tous éléments déterminants qui conditionnent la qualité de la décision de justice.

Nous pouvons maintenant commencer à mesurer l'impact du travail de la CEPEJ et notamment l’évolution du rapport « Evaluation des systèmes judiciaires européens ». C'est de l'organisation, du fonctionnement, des performances du service public de la justice que l'on traite au sein de la CEPEJ. Ce service public de la Justice, il est au service du public de l'usager - du client dit-on dans quelques pays. Cet usager est au centre du système, avec ses demandes récurrentes qui n'ont pas varié depuis deux siècles : les délais (la lenteur), le coût, la difficulté de compréhension, le sentiment inégalitaire.

Et je reviens au début de mon propos. La démarche des institutions judiciaires en Europe est donc progressivement celle de tous les autres services publics, en se recentrant autour du service effectivement rendu aux usagers pour des tâches qui sont de même nature : accueil, information, temps de réponse, clarté des décisions, transparence du fonctionnement etc.. L'objectif est d'assurer un niveau de qualité suffisant sur l'ensemble de ces prestations et d'aboutir à des décisions de qualité rendues dans un environnement judiciaire qui préserve l'indépendance des juges dont la compétence et l'impartialité doivent être assurés.

Il existe cependant le risque que, au nom de la demande d'efficacité du système, la pression quantitative sur les juges soit trop forte, voire que des menaces pèsent sur leur indépendance, ou sur leur capacité à juger dans des conditions de sérénité suffisantes. Il faut donc poser des limites claires et déterminer jusqu'où les politiques publiques peuvent aller dans les mesures d'administration judiciaire liées à des objectifs chiffrés, pour ne pas fragiliser le juge par des exigences productivistes au détriment des exigences de qualité(2). Les Avis du Conseil consultatif des juges européens(3) constituent des références en ce sens et je ne doute pas que mon collègue François Paychère insistera sur ce point.

Le poids des différences culturelles

Je viens de dégager de grandes tendances, mais ce processus avance tout à fait différemment dans les Etats-membres compte tenu de l'histoire de chacun, de leur culture administrative, de la tradition judiciaire, du niveau de leurs moyens.

On peut rapidement illustrer cette différence de culture grâce au travail de sociologie des organisations réalisé par un chercheur français, Philippe d’Iribarne(4). Cet auteur a comparé les modes d'organisation et la culture d'entreprise de trois pays, États-Unis, Pays-Bas et France, à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public. Pour résumer son analyse à grands traits, aux USA domine la culture du contrat. Des objectifs sont fixés très précisément avec des résultats attendus. Pragmatisme et sanction du non-respect du contrat sont la règle dans un rapport coût/efficacité permanent. Aux Pays-Bas domine la culture du consensus. Tous les acteurs sont associés sur les objectifs et la méthode, dans une démarche de progrès, avec des outils d'évaluation sophistiqués. Dans ce système il est difficile d'être opposant, les agents étant insérés dans un réseau dense avec des comportements attendus. En France, domine la culture de l'honneur. Les décisions sont prises au niveau central, par le représentant de l'État ou par le chef d'entreprise, mais ensuite chacun estime qu'il peut mettre en œuvre à sa façon. Selon une logique de l'honneur et du travail bien fait, les acteurs à leur niveau adaptent les orientations données selon leur propre conception.

Chacun ici pourra mesurer, pour son pays et son système judiciaire, ce qui le rapproche ou le sépare de ces trois modèles-types. Mais aujourd'hui, dans l'espace judiciaire européen il existe bien une culture commune dominante, celle du new public management, du benchmarking et du case management, désormais incontournable pour les juridictions. L'influence des modèles anglo-saxons, la rationalité gestionnaire des Pays-Bas, des pays d'Europe du Nord, plus largement le pragmatisme des pays protestants, inspirent les méthodes d'évaluation des systèmes judiciaires, tandis que la conception traditionnelle de la fonction du juge domine historiquement le modèle des pays latins d'Europe du Sud.

L’intégration européenne, la diffusion de la culture juridique et judicaire par le Conseil de l’Europe, les réseaux de juristes jouent bien entendu un rôle de mixage et d’acculturation. Là encore, chacun pourra mesurer ces influences culturelles dans son propre pays, voire, par exemple en ce qui concerne la France, dans différentes régions. Frans Van Der Doelen, pour les Pays-Bas, mettra en évidence certaines de ces analyses de sociologie des organisations, notamment « l'effet-génération ». Ainsi, les personnels nés juste après la seconde guerre mondiale, détenant les postes les plus élevés dans les hiérarchies administratives et judicaires, partent progressivement à la retraite. Les juges et les différents personnels des tribunaux connaissent un fort renouvellement. Les Pays-Bas ont mesuré l'impact de la féminisation de certaines fonctions, ainsi que l'évolution des nouvelles générations, les plus jeunes ayant intégré un fonctionnement plus productiviste recourant pleinement aux nouvelles technologies de l'information. Les générations les plus anciennes sont par nature plus réticentes au changement, mais l’on doit souligner qu’elles sont aussi porteuses de valeurs essentielles, notamment celle de la culture judiciaire, qui doivent absolument être transmises sans se dissoudre dans l’idéologie du management.

La qualité du service public de la justice

En conclusion, je voudrais revenir sur les mouvements qui sont en cours partout en Europe, dans une logique de plus grande efficacité des systèmes, d’amélioration de la productivité et de l’efficience du service public de la justice ; ce, plus encore dans le cadre des restrictions budgétaires en cours qui vont s’accentuer avec les conséquences de la crise financière et du nécessaire désendettement des finances publiques.

La mesure de la performance des tribunaux et du travail des juges, est une approche qui était encore inconcevable il y a quelques années dans nombre de pays. Notre ami Georges Stawa, pour l’Autriche, présentera notamment son étude sur le rapport entre la taille des tribunaux et leurs performances dans le traitement des affaires. Notre collègue Vyacheslav Panteleev, président du tribunal d’Odintsovo de la région de Moscou, pour la Fédération de Russie, présentera les instruments dont dispose le tribunal pilote qu’il préside, pour distribuer, mesurer et évaluer le travail des juges.

Mais par-delà la sophistication croissante des outils de suivi et de mesure de la performance due aux avancées des nouvelles technologies, il faut dans le même temps réfléchir à leurs limites. Compte tenu de la fragilité de la fonction de justice dans les démocraties, il convient de déplacer prudemment le curseur pour trouver un équilibre entre quantité et qualité. Car, au-delà de la simple performance chiffrable, les démocraties ont besoin de juges respectés, compétents et impartiaux. C’est seulement dans cet ensemble équilibré, en lequel le public a confiance, que peut vivre un service public de la justice de qualité, pour des décisions de qualité(5).

                                                                                                          Jean-Paul Jean

Notes de bas de page 

1http://www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/evaluation/default_fr.asp

2 Une administration pour la Justice, Revue française d’administration publique, n° 125, 2009, coordonné par J.-P. Jean et D. Salas, 2009, http://www.coe.int/t/DGHL/cooperation/ccje/Onenparle/RFAP125Sommaire_fr.pdf

3Avis n° 11 (2008) du CCJE, La qualité des décisions de justice   http://www.coe.int/t/DGHL/cooperation/ccje/default_fr.asp

4. La logique de l'honneur, Le Seuil, 1989

5 La qualité des décisions de justice, Les études de la CEPEJ n° 4, Actes du colloque de Poitiers, 8-9 mars 2007 http://www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/series/Etudes4Qualite_fr.pdf