Merci beaucoup Mesdames et Messieurs et chers amis.
J’avais un très bon discours. Mais j’ai préféré, ayant déjà fait un discours ce matin, plutôt vous parler avec le cœur.
Merci Monsieur le Maire de Strasbourg de nous accueillir dans votre ville, dans cet opéra et de le faire pour ce moment, qui est un moment d’échanges, de commémoration, un moment pour évoquer aussi notre Europe.
Au fond, il y a 3 convictions que je voulais partager avec vous en cet après-midi.
La première, c’est que si nous sommes là, ça n’est pas le fruit du hasard. Le hasard à coup sûr n’aurait pas si bien fait les choses. C’est le fruit du courage, de l’engagement, d’un génie européen qui a réussi à bâtir depuis 70 ans, la première forme de paix durable sur notre continent.
Il y a en effet 70 ans, plusieurs d’entre vous l’ont rappelé, il a été décidé de bâtir ce Conseil de l’Europe. Cette formidable aventure institutionnelle, juridique, politique, inédite, dans cette ville de Strasbourg. Dans cette ville qui tant de fois avait été balafrée par l’Histoire, ballotée d’un pays l’autre, d’une frontière l’autre, marquée par toutes les blessures de nos propres guerres.
Et quand je dis que rien n’était écrit, c’est que l’histoire même de l’Europe depuis 2 millénaires, était une histoire de guerres civiles permanentes. Ces 70 années ont été 70 années de lutte contre toutes les évidences passées.
C’est cela ce que je retiens. Celle du geste inaugural à Strasbourg de décider, à 10 au début, non seulement de se réconcilier mais de bâtir le droit à venir et la défense de l’Etat de Droit de nos valeurs. Puis la construction d’un espace politique et juridique inédit, donnant progressivement la possibilité pour chaque citoyen, d’avoir ce droit de recours. Et acceptant, dans le continent même qui avait pensé la souveraineté du peuple, et la correspondance entre celui-ci et l’espace juridique, la possibilité de bâtir un droit entre nos 47 Etats. Et la possibilité donnée à un citoyen d’attaquer son propre gouvernement au nom même de ces valeurs. Par une décision souveraine prise par chacun d’entre nous, celle d’adhérer à nos textes et de les ratifier.
Rien n’ait été écrit et le Conseil de l’Europe a été l’histoire d’une lutte contre toutes les évidences passées, qui nous permis la quasi-éradication de la peine de mort, la lutte contre les violences faites aux femmes, la protection des Droits de l’Enfant, et l’ensemble de ce trésor juridique, qu’à plusieurs reprises mes prédécesseurs ont ici rappelé.
Rien n’était écrit. Jusqu’à la réconciliation géographique d’une Europe que l’après-seconde guerre mondiale avait elle-même divisée, et qui au sein même de notre organisation, s’est retrouvée unie, réconciliant la géographie, l’Histoire, nos principes juridiques, nos échanges politiques et la vitalité qui est la nôtre. Ces 70 années sont le fruit d’un formidable combat. Celui de nos prédécesseurs, les Pères Fondateurs, de ceux qui ont pensé ces textes, de la Convention Européenne à la Charte Sociale en passant par tous les textes que j’ai ainsi rapidement brossés, sur lesquels je revenais ce matin.
N’oublions jamais que notre réunion d’aujourd’hui, que ce Conseil de l’Europe à Strasbourg n’est pas le fruit d’une évidence, n’est pas l’enfant naturel de l’histoire de l’Europe. Il est l’enfant voulu de celles et ceux qui avaient connu les pires guerres, les pires atrocités, et qui ont décidé d’œuvrer ensemble, de bâtir un humanisme européen parce-qu’en Europe, l’humanisme avait été oublié ; parce-qu’en Europe, au nom d’intérêts parfois souverains, par des choix parfois souverains, nous avions pu oublier ces règles fondamentales qu’étaient le respect de la dignité de l’Homme et le respect de l’Etat de Droit.
La deuxième conviction profonde que je voulais partager avec vous en cet après-midi et en ce jour de mémoire, c’est de nous rappeler combien cette Europe, cette grande Europe du Conseil, est celle dont nous avons besoin et est en quelque sorte la conscience de l’Europe.
Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, face aux défis qui sont aujourd’hui les nôtres, nous avons besoin de cette même vitalité, de cette même exigence, sans aucune mollesse, sans aucun esprit convenu. Nous avons besoin aujourd’hui parce-que nos défis contemporains, ne sont certes pas les mêmes que ceux d’il y a 70 ans, mais ne sont pas moindres.
Parce-que la brûlure de l’Histoire se rappelle à nous. Parce-que comme je l’évoquais ce matin, devant nos Parlementaires, les grandes peurs sont de retour, partout, qui font revenir l’irrationnalité, parfois la manipulation des faits, le doute sur l’Etat de Droit.
Parce-que partout sur notre continent, les régimes illibéraux prospères. Parce-que partout sur notre continent, y compris ceux qui avaient pris l’engagement de défendre cette Europe et ses valeurs, bafouent les défenseurs des Droits, la justice indépendante, le travail des journalistes, la possibilité parfois même d’avoir une éducation libre.
Parce-qu’aujourd’hui, les défis qui sont les nôtres, ces situations limites que sont le terrorisme, ces transformations technologiques que sont les réseaux sociaux et un inconscient mondial qui émerge et qui emporte avec lui, son torrent de haine et de désordre. Parce-que le multilatéralisme, comme cela a été rappelé, est profondément en crise, qu’il bouscule les règles et nous fait collectivement courir le risque de l’anomie.
Pour toutes ces raisons, l’Europe a besoin d’une conscience. Et quand je dis une conscience, je ne parle pas d’un éther, je ne parle pas d’un esprit éclairé qui dicterait aux peuples d’Europe et à ses dirigeants ce qu’il faudrait simplement faire, non. Je parle d’une conscience qui pense, vit le siècle qui est le nôtre, à l’aune de ses 70 ans de combats, et à la lumière des principes qui nous ont faits, mais qui vit dans le temps présent, qui vit en se frottant précisément aux doutes de nos peuples, aux difficultés de nos pays et qui ne leur donne pas des leçons mais qui leur dit « Vous n’y êtes pas. Nous allons vous aider ».
Une conscience qui certes regardant la voûte étoilée qui est la nôtre, à laquelle Vaclav Havel faisant référence, a les pieds dans la glaise, comme le sont les différents gouvernements, vos parlementaires, le Secrétariat Général et toutes les structures qui sont là, et dont le dialogue avec la Cour Européenne, avec le Congrès, avec la Commissaire des Droits de l’Homme, avec toutes les institutions, est essentiel. Cette conscience n’est pas une conscience séparée de nos difficultés, mais elle est ce qui permet une dialectique féconde, mais qui assume cette tension, ces controverses, en ne cédant rien aux principes qui nous ont faits ; en ne reculant en rien devant ce qui est notre combat, celui de l’humanisme européen. Le fait que la dignité de la personne humaine et la force de l’Etat de Droit ne sont pas négociables, ne peuvent être remis en cause.
Et puis la troisième conviction que je voulais partager avec vous, c’est celle qu’au-delà de notre histoire, de tout ce qui a déjà été fait, de cette conscience essentielle de l’Europe et pour l’Europe, que j’évoquais, le Conseil de l’Europe est et doit être une espérance… une espérance. Nous l’entendions tout à l’heure par l’évocation rapide de quelques propos de nos Pères Fondateurs : une espérance.
Milan Kundera avait cette magnifique formule, s’inscrivant, M. le Maire, cher Roland, dans le pas des grands auteurs que vous avez cités, il disait : « Est européen, celui qui a la nostalgie de l’Europe ». Et Kundera voulait dire par là, je crois, qu’au fond l’Europe est toujours inachevée mais que nous sommes toujours portés par la nostalgie, et peut-être au fond, la nostalgie de ce qui n’a jamais tout à fait existé.
Est européen, celui qui a la nostalgie d’une Europe parfaitement réconciliée, où l’on parle toutes les langues, où l’on comprend toutes les littératures, où l’on partage tous les rêves. C’est une nostalgie. Je ne sais si elle est la nostalgie d’un passé ou d’un rêve.
Je crois que notre Europe doit aujourd’hui être une espérance, et le Conseil tout particulièrement. Espérance dans notre propre avenir. Je dois dire que lorsque nous avons vu à quelques-uns, la jeunesse que vous avez ici récompensée à travers ces différents prix, elle porte beaucoup d’espoirs. Cette Europe est femme, plus qu’homme, je l’ai constaté, contrairement parfois à l’image que nous-mêmes nous donnons, ce qui me laisse pensé que notre avenir vaut sans doute mieux que notre passé.
Et cette Europe croit dans l’avenir. N’ayons pas de fausses nostalgies. Je crois que le Conseil de l’Europe, notre Europe, doit croire très profondément dans son avenir. Nous sommes un continent unique, concentration de cultures, de rêves, de musiques, et je crois que ce goût de l’avenir est ce qui nous a toujours fait, cette croyance en l’Homme, au sens générique du terme, est ce qui nous a constitué, ce qui nous a relevé dans chaque moment de doutes.
Notre Europe doit être une espérance. Et elle l’est. Elle l’est par les cultures, et cet imaginaire, vous en avez rappelé l’importance. Nos sommes ici dans un magnifique opéra, célébré comme Opéra de l’année en 2019. Et nous sommes le continent de tous les imaginaires et de ce dialogue des imaginaires. De cet irrédentisme en quelque sorte, de ce refus constamment réaffirmé de ne plus avoir le droit de rêver ou de n’avoir qu’un seul rêve, qu’un seul imaginaire, de n’avoir le droit que d’aimer une seule musique. Nous sommes le continent des auteurs, des créateurs, des inventeurs, de ceux qui rêvent.
Est européen, celui qui rêve et qui espère. Rêvons ! On a parfois l’impression que nous n’osons plus rêver, que nous pensons que les rêves, c’est quelque chose de trop grand pour nous. C’est bon pour la Chine, les Etats-Unis d’Amérique, ça ne vaudrait plus pour les européens. Qui serions-nous ? Nous sommes un continent d’espérance. Parce-que n’oublions jamais que l’espoir que beaucoup ont ici dans cette salle, pendant des décennies, nourri, dans leur pays, quand il était de l’autre côté de la démocratie, cher Felipe, quand il était de l’autre côté d’un mur qui était tombé au milieu de l’Europe, cette espérance, pour l’Europe, par l’Europe, cette espérance de rejoindre ce Conseil et tout ce que nous représentons, était plus forte que tout.
A porter tant de batailles, nous n’avons pas le droit aujourd’hui d’être les assis de l’Europe. Parce-que tant et tant espèrent encore. Pensez chaque jour à ceux qui parfois, dans vos pays, dans nos pays, dans des pays qui voudraient nous rejoindre, espèrent du Conseil de l’Europe, de la Cour européenne, de nos institutions et organisations pour défendre leurs droits, pour leur permettre d’être des citoyens pleins et entiers, de rêver à leur tour.
Nous sommes une espérance, et elle ne s’achève pas. Parce-qu’une espérance n’a pas de fin. C’est à la fois sa beauté et la part d’ingratitude qu’elle porte. Ça ne se finit pas.
Mais n’oubliez jamais cela ; ces 70 années sont un miracle. Jamais en Europe, nous n’avions réussi cela. Mais ces 70 années nous obligent. Je crois dans cette Europe des peuples, des consciences, des imaginaires, des beautés, dans cette Europe des artistes, des citoyens libres et heureux, contestataires et porteurs d’un espoir.
Cette espérance, c’est la nôtre. Osons rêver, parce-que c’est nous.
Je vous remercie.