Comment pondérer une affaire judiciaire ?

Un indicateur clé pour la mesure du temps dans les tribunaux

Après la finalisation et la publication de sa première version des délais-cadres judiciaires, le Centre SATURN de la CEPEJ s'est fixé un nouvel objectif en 2017, à savoir une étude approfondie sur les différents mécanismes de pondération des affaires adoptés par les tribunaux européens.

La 23ème réunion du Centre SATURN (avril 2018) a été l'occasion de faire le point sur les travaux en cours. M. Giacomo OBERTO (Italie), président du Centre SATURN, et Francesco DEPASQUALE (Malte), membre du Centre SATURN, responsable de ce projet au sein du groupe de travail, résument les premières conclusions.

Giacomo ObertoEntretien avec M. Giacomo OBERTO, président du Centre SATURN, juge au tribunal de Turin (Italie)

- Il y a déjà beaucoup de statistiques et d'outils de mesure dans les tribunaux européens – comment définiriez-vous l'intérêt de construire un nouvel indicateur ?

GO : Parmi les nombreux indicateurs, lignes directrices et outils élaborés par le Centre SATURN au cours de ces onze années d'existence, nous n'avions pas encore d'étude et de méthodologie sur la façon d'attribuer à chaque affaire son « poids » correct. Le but de cet exercice difficile est de construire un outil permettant aux juges et aux tribunaux d'évaluer depuis le début ce qu'est (et sera) la complexité et la durée possible de chaque affaire. L'outil pourrait être utilisé par les présidents de tribunaux afin de parvenir à une répartition juste et raisonnable des nouvelles affaires entre tous les juges d'un tribunal donné ; les administrateurs de tribunaux pourraient également utiliser cette méthodologie afin de mieux organiser les ressources humaines et matérielles ; ce nouvel instrument pourrait également être adopté à un niveau supérieur (Conseils de la Justice, Ministère de la Justice, etc.) en vue d'une répartition correcte des ressources entre les tribunaux.

- Quelles sont les premières conclusions du Centre SATURN ?

GO : Tout d'abord, nous avons découvert que la question de la pondération des affaires a déjà été soulevée dans la plupart des systèmes judiciaires du monde. Notre tâche est maintenant d'essayer d'extraire les meilleures pratiques et expériences et d'essayer de les utiliser dans la rédaction d'un nouveau document qui contiendra, d'une part, un bref résumé des expériences concrètes les plus pertinentes en matière d’évaluation du poids d’une affaire et, d'autre part, des indications utiles sur les méthodologies possibles à adopter. Il appartiendra ensuite aux personnes et entités concernées (juges, tribunaux, conseils de la magistrature, administrateurs des tribunaux, etc.) de faire des choix parmi les différentes méthodologies proposées.

- Pourquoi y a-t-il tant de différences entre toutes les juridictions européennes ?

GO : Les différences entre les tribunaux européens trouvent leur origine dans des contextes historiques, culturels, sociaux et juridiques très différents. Cela montre aussi pourquoi le « poids » de cas similaires peut être très différent d'un pays à l'autre. En fait, nous devons également tenir compte du fait que la complexité d'une affaire peut découler de trois facteurs principaux : (a) des raisons factuelles, comme par exemple le nombre de parties, le nombre de témoins, l'expertise juridique, etc. ; (b) les motifs juridiques (par exemple : un litige transfrontalier, nécessitant l'application de règles de droit international privé) ; (c) des règles de procédure spéciales, qui peuvent, par exemple, rendre difficile pour le juge de comprendre qui est le juge compétent ou quel type de mesures procédurales concrètes doivent être adoptées par le tribunal.

- Vous semble-t-il obligatoire d'avoir une méthodologie de mesure unique dans toutes les juridictions européennes ?

GO : Je ne dirais pas que l'adoption du même système devrait être obligatoire, compte tenu des différences par rapport à ce que j'ai déjà mentionné. Toutefois, l'existence de systèmes au moins similaires ou comparables pour la pondération des affaires devrait être souhaitable. Cela pourrait en fait faciliter les comparaisons entre les différents tribunaux et systèmes juridiques.

- Quelles seront les prochaines étapes pour le Centre SATURN ?

GO : Une première ébauche du document, préparée par le magistrat Francesco Depasquale avec l'aide de notre Secrétariat, a déjà fait l'objet de discussions approfondies lors de la réunion des 5 et 6 avril 2018 à Strasbourg. La version finale sera soumise à l'une des prochaines Assemblée plénière de la CEPEJ. En octobre, le Réseau des tribunaux-référents de la CEPEJ sera également appelé à réagir sur le document. 

Entretien avec Francesco DEPASQUALE, membre du Centre SATURN et responsable du projet sur l’activité de pondération des affaires, magistrat au tribunal de La Valette (Malte)

- En tant que responsable de ce projet au sein du Centre SATURN, pouvez-vous résumer les défis que vous avez déjà eu à relever pour mener cette étude approfondie ?

FD : Le Conseil de l'Europe a une telle diversité de systèmes judiciaires que nous avons eu à relever un premier défini : celui d'essayer de catégoriser les informations qui nous ont été fournies par les différentes administrations judiciaires, afin d'obtenir une image plus claire des méthodologies adoptées et des raisons de leur mise en œuvre. Avec les informations obtenues auprès de certains pays clés du Conseil de l'Europe, ainsi que d’Etats observateurs, nous avons constaté que l'un des principaux éléments qui semble caractériser toutes ces méthodologies est d'avoir en premier lieu des catégories d’affaires clairement définies, dans lesquelles celles-ci seraient classés en fonction de leur nature et de leur complexité. La constitution de ces catégories d’affaires, en tant que telles, représentent un grand défi, compte tenu de la diversité des systèmes judiciaires qui existent au Conseil de l'Europe et nous espérons que nous serons bientôt à même d’émettre des propositions utiles sur cet élément important de la « méthodologie de pondération des cas ».

- Dans le cadre d'une activité de « court coaching » SATURN, vous avez présidé à Malte un atelier avec des représentants des juges, des administrateurs des tribunaux et du ministère de la justice.  Pensez-vous que tous ces acteurs ont la même compréhension des avantages d'une telle méthodologie ?

FD : Pour tous, l’objectif final est de faire en sorte qu'il existe dans leur pays un système judiciaire équitable et efficace dans lequel les citoyens puissent obtenir une réponse judiciaire dans un délai raisonnable. Par conséquent, tous les participants ont bien compris que la mise en place d'un système équitable et juste de « pondération des affaires » serait bénéfique. Naturellement, chacune de ces parties prenantes a ses propres attentes à l'égard de cette méthodologie : les membres du corps judiciaire s'attendent à ce que ce système permette une répartition plus juste et plus équitable du travail entre eux tout en veillant à ce qu'ils disposent du personnel et des ressources adéquates pour fonctionner efficacement ; l'administration des tribunaux souhaite que ce système permette une façon plus organisée et plus efficace d'administrer les affaires ; le ministère de la Justice souhaite que ce système permette une plus grande responsabilisation du pouvoir judiciaire afin de garantir que la justice soit rendue dans un délai raisonnable. Bien que ces attentes puissent sembler différentes à première vue, toutes sont intrinsèquement liées les unes aux autres et tous les participants ont estimé nécessaires de continuer à investir du temps et des ressources pour mettre en place un système efficace de « pondération des affaires ».

- Quelles sont les étapes clés pour construire une méthodologie de pondération des cas ?

FD : Comme il l’a déjà été souligné plus haut, un élément essentiel de la méthodologie à adopter est qu'une liste claire et concise de « catégories d'affaires » soit établie pour classer les différentes affaires traitées par le tribunal. Cette liste peut être une simple liste de quatre catégories différentes, comme c'est le cas aux Pays-Bas, où les catégories sont fonction de la complexité de l'affaire, allant de simple à très complexe. D'autre part, la liste peut également porter sur une série de questions juridiques, comme c'est le cas en Croatie, où une liste de 165 catégories d'affaires a été dressée.

Une fois ces catégories établies, il convient alors évaluer le type de méthodologie à adopter, qui peut se résumer en deux systèmes principaux : la méthodologie basée sur la mesure du temps et la méthodologie basée sur l’allocation de points.

La méthodologie basée sur la mesure du temps consiste à demander à un groupe de juges d'enregistrer chaque événement pendant toute la durée d'une affaire, sur une période d'au moins 6 mois, après quoi tous les résultats sont analysés et une indication peut être obtenue quant à la durée de chaque événement et, éventuellement, de chaque procédure, en fonction de la complexité et de la nature de l'affaire.

La méthode basée sur l’allocation de points, également connue sous le nom de méthode Delphi, consiste à demander à un groupe de juges de mettre en place un système de points pour chaque catégorie d'affaires, système de points qui serait attribué en fonction, par exemple, de la nature de l'affaire, du nombre de parties impliquées, du nombre de questions juridiques en jeu et de la valeur de la réclamation, pour n'en mentionner que quelques-unes.

Toutefois, ce qui est essentiel dans cette méthodologie, c'est qu'elle doit faire l’objet d’un processus continu car il faut évaluer régulièrement les classifications et les points donnés. L'évaluation peut également être effectuée sur la base de l’examen des affaires déjà traitées, afin d'affiner le système et de s'assurer que la méthodologie reflète les réalités du tribunal à tout moment donné.

- Avez-vous déjà identifié la manière de conduire ce changement dans les tribunaux ? En raison de leur charge de travail, certains tribunaux pourraient être réticents à passer du temps à la construction d’un autre outil de mesure ?

FD : Après avoir vu les différents résultats obtenus dans les pays où le système de pondération des affaires est mis en œuvre, il est apparu assez clairement que pour que ce système réussisse et atteigne ses objectifs, il doit être mis en place et conçu par les juges, car ce système a un impact direct sur leur méthode de travail. Ceci étant dit, certains juges peuvent être réticents à investir du temps et de l’énergie dans un système dont ils estiment n’avoir aucun bénéfice ; il est donc important que le système de pondération des affaires soit élaboré et évalué par le pouvoir judiciaire, évidemment avec l’appui de l'administration des tribunaux qui serait alors chargée de la mise en œuvre du système.

A l'heure actuelle, les statistiques recueillies par les tribunaux donnent en général une image basique et peu informative du nombre d'affaires traitées, toutes les affaires étant classées comme une seule affaire, indépendamment de leur nature et de leur complexité. Je crois fermement qu'avec l'application correcte de cette méthodologie, il est possible d'obtenir une image plus juste et plus descriptive du travail effectué par chaque juge (pour chaque tribunal), car chaque affaire ne sera plus classée comme une seule affaire, mais se verra attribuer des valeurs différentes en fonction de la nature et de la complexité de l'affaire. Cela serait plus équitable pour les juges et les tribunaux qui entendent des affaires complexes, car les efforts qu'ils déploient pour résoudre leurs affaires plus complexes seront clairement décrits. 

- Un tel sujet requiert des compétences dans des domaines très différents (connaissance de la justice et des règles de procédure, de la gestion des tribunaux, de la gestion des projets, etc) ? Pensez-vous que les juges d'aujourd'hui doivent développer leurs connaissances dans des domaines autres que le droit ?

FD : Dans le monde d'aujourd'hui, avec les progrès des technologies et le désir de toujours s'améliorer, il est essentiel que les juges soient formés aux compétences judiciaires et de gestion, car ils sont tous deux essentiels pour assurer que la justice soit rendue dans des délais raisonnables, ce qui est certainement un objectif d'une importance primordiale pour chaque juge, car sans un système judiciaire efficace et efficient, il ne sera pas possible d'avoir une société démocratique.