Comment mesurer la performance des tribunaux en respectant les principes fondamentaux de la justice ?

François Paychère, juge à la Cour de justice de la République et canton de Genève, président du GT-QUAL

Un débat entre « indépendance » et « responsabilité » (« independence » vs « accountability »)

Le débat d’aujourd’hui ne peut pas consister à examiner la légitimité des systèmes de mesure de la performance des juges au regard de l’ensemble des principes fondamentaux de la justice. Soutenir que les juges doivent travailler efficacement tout en respectant des principes comme ceux contenus dans l’article 6 CEDH me paraît relever de la platitude. En matière pénale, par exemple, on ne voit guère comment le juge pourrait se contenter d’un degré moindre d’intime conviction pour améliorer sa propre performance ; la recherche de la vérité suppose un investissement en temps, dont l’adéquation ne saurait répondre de seuls critères quantitatifs. On ne saurait toutefois prétendre que l’office du juge est détaché de toutes les contraintes qui pèsent sur les activités publiques, aussi proches soient-elles du cœur même de la notion d’État.

Je m’arrêterai plus spécialement sur les rapports entre la mesure de la performance des tribunaux et le principe d’indépendance, car ce principe est souvent vu comme une ligne de défense des magistrats, alors qu’il m’apparaît plutôt comme l’une des faces d’une médaille, dont l’autre est la responsabilité.

L’indépendance conçue comme un rempart

La littérature, même récente, donne de l’indépendance des magistrats de l’ordre judiciaire une image parfois négative ; elle se construirait « contre »(1) :

L’indépendance servirait avant tout à protéger les juges de l’intervention des représentants des pouvoirs exécutif ou législatif, voire de puissances économiques. S’agissant des juridictions internationales, le danger viendrait de certains États-membres, également parties à des litiges, ou de l’organisation internationale elle-même, plus soucieuse de ses deniers que de l’efficacité de la juridiction internationale, et de la survenance de hiérarchies au sein de la juridiction. Le sort des juridictions nationales ne serait pas toujours beaucoup plus enviable : outre les parties, qui menacent parfois l’indépendance du juge, il faudrait encore nommer parlements et gouvernements, plus prompts à proclamer l’indépendance du juge qu’à l’assurer de manière effective. Il n’est pas jusqu’aux moyens budgétaires qui serviraient le dessein des autres pouvoirs de contrôler les juges. Dans un contexte aussi empreint de défiance, la simple idée de mesurer la performance des tribunaux suscite sans surprise de la réticence de la part des magistrats concernés.

Les mécanismes de contrôle existants

On lit alors fréquemment que le pouvoir judiciaire dispose de ses propres mécanismes de contrôle. Les voies de recours lato sensu constitueraient l’instrument essentiel du contrôle de qualité, à tout le moins des décisions de justice, comme cela est mis en exergue par le Conseil consultatif des juges européens(2). La littérature rappelle à cet égard que le contrôle de légalité, tel qu’il est opéré par une Cour de cassation, constitue l’archétype de l’examen des décisions de justice(3). Quant au droit conventionnel, il promeut également l’instauration d’un double degré de juridiction, garantie nouvelle contenue tant dans le Protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme que dans l’art. 14 par. 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, sans compter le développement de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, qui exerce un contrôle de plus en plus strict des procédures nationales.

Outre cette forme classique de contrôle des décisions de justice, l’instauration de plus en plus fréquente dans les États-membres de conseils supérieurs de la justice est considérée par d’aucuns comme un complément suffisant aux voies de droit.

Tant s’agissant des voies de droit que du contrôle opéré par un conseil supérieur de la justice, l’objectif visé diffère de l’implémentation d’indicateurs de performance à plusieurs titres.

La cassation ou l’appel sont autant de moyens de faire « rectifier » - ou de tenter de faire modifier - une décision qui aurait été prise en violation de la loi, à tout le moins aux yeux de parties. La logique du contrôle par l’autorité de cassation ou d’appel procède de l’individuel, du parcellaire. Ce n’est pas un fonctionnement global qui est ainsi apprécié, mais le traitement de cas particuliers et considérés à tort ou à raison comme affectés par des défauts.

La saisine d’un haut conseil procède également d’une logique parcellaire, qu’il s’agisse du dossier motivant une telle saisine, voire de la personne du magistrat visé par une procédure disciplinaire.

De telles approches sont impropres à permettre la mesure des « performances » d’une juridiction, quelle que soit l’acception de ce terme. Elles procèdent d’un raisonnement fondé sur le « cas » et du présupposé qu’il est pathologique. On ne saisit guère une Cour de cassation pour faire constater l’excellence d’une décision de première instance ou d’appel de même qu’on ne défèrera pas un juge au Conseil supérieur de la justice pour faire établir son bon comportement. L’observation de cas cliniques fait certes la raison d’être du scientifique, sans renseigner nécessairement sur l’état de santé de toute une population.

L’approche par l’observation de la performance, elle, traite de tous les dossiers, tant les sujets « sains », qui n’ont pas besoin de traitement, que ceux pathologiques, qui en nécessitent un.

Différence d’objet, différence d’approche et différence également d’ancrage dans le monde extérieur qui répondent à une modification des attentes des justiciables à l’égard du juge, défenseur supposé des libertés individuelles(4).

Le juge doit répondre à une demande accrue dans un contexte de raréfaction des ressources publiques : « Faites plus, faites mieux et avec moins de ressources en valeur relative à tout le moins », voilà l’attente à laquelle magistrats et fonctionnaires administrant la justice sont confrontés dans les pays du Conseil de l’Europe.

La responsabilité, prolongement de l’indépendance

Outre cette tendance lourde à l’augmentation de la demande de justice, l’évolution se fait également vers des formes diverses d’autogestion de la justice, comme en témoigne le développement des conseils supérieurs de la justice parmi les États-membres du Conseil de l’Europe. À la marche vers l’indépendance dans le fonctionnement correspond la capacité d’en rendre compte, ne serait-ce que sous l’angle de la saine gestion des deniers publics.

La mesure de la performance des tribunaux s’inscrit dans cette logique de responsabilité. L’indépendance du juge est intangible quand il s’agit de décider(5). Elle est également totale pour ce qui est du chemin qui le mène à la décision, sous réserve du respect du principe de la légalité, qui s’incarne ici dans les règles de procédure, et de l’usage qui peut être fait du recours à des « bonnes pratiques ». On ne saurait créer un supra-ensemble de règles de procédure par le biais du principe d’économicité.

Pour une gestion responsable

Face au principe d’indépendance, le principe de la responsabilité commande l’élaboration d’indicateurs de performance. Ceux-ci doivent être conçus de manière à donner au juge, comptable de la bonne marche de ces dossiers, les moyens de bien gérer son temps de travail. Chaque juge doit ainsi disposer en permanence d’un état complet et à jour de son cabinet, information conçue dans le but pratique de l’aider à mieux fonctionner.

Conception de l’information

Comme pour les systèmes qualité(6), l’introduction d’indicateurs de performance suppose - et j’en ai fait l’expérience moi-même - l’adhésion des magistrats concernés pour réussir. Il est vain de tenter de développer un système d’indicateurs de performance sans associer les personnes concernées à la conception de l’outil, à son développement et à son utilisation. L’ensemble des magistrats d’une juridiction doivent pouvoir s’approprier l’outil, afin de ne pas développer un réflexe de défiance.

Diffusion de l’information

Dès qu’elles sont diffusées à l’extérieur, les données tirées des indicateurs de performance doivent être agrégées, afin de ne pas les transformer en un outil personnalisé qui pourrait permettre d’exercer une influence sur les magistrats concernés.

Autorités de nomination et de promotion

Une information complète paraît adéquate lors de la (première) nomination et lors d’une promotion, mais pas en-dehors de ces hypothèses et pour autant que les magistrats concernés aient la faculté de s’exprimer sur les chiffres collectés par le biais des indicateurs de performance.

Autorités hiérarchiques

À supposer qu’il existe une structure hiérarchique, la communication d’informations sur la marche d’un cabinet ne devrait s’effectuer que si le droit d’être entendu du magistrat est étendu, comportant notamment celui d’accéder à l’intégralité de son dossier administratif et des indications chiffrées. Si ces dernières servent à une évaluation, les critères de mesure de la performance doivent être connus.

Presse et public

Il n’y a guère d’hypothèses justifiant la diffusion d’informations individualisées auprès du grand public.

Usage de l’information

Une fois admis le principe selon lequel l’information est recueillie selon des principes élaborés de manière participative et diffusée selon des règles connues, il faut encore que l’usage même de l’information ne soit pas ressenti par les magistrats concernés comme un simple moyen supplémentaire de contrôle par une autorité hiérarchique ou disciplinaire. Il convient donc que les personnes concernées puissent s’approprier l’outil au stade de sa conception mais également de son utilisation. En ce sens, il est indispensable d’analyser les résultats produits par les indicateurs de performance au sein même des juridictions, en suivant un modèle à nouveau participatif, selon le mode des cercles de qualité. La discussion doit être menée de manière à favoriser la prise en charge collective du fonctionnement de la juridiction.

Le recours à des indicateurs de performance est un puissant révélateur des méthodes de travail des juges concernés. Il peut être ressenti comme comportant un danger d’uniformisation matérielle des décisions si la mesure des performances individuelles ne s’accompagne pas d’un travail individuel et collectif d’amélioration des pratiques(7). À cet égard, la mesure individuelle du taux de réforme par une juridiction supérieure me semble n’avoir guère de signification sans se doubler d’une réflexion qualitative sur les jugements confirmés, annulés ou réformés par une juridiction supérieure(8).

De l’intuition à l’effort d’objectivité

Tout magistrat procède quotidiennement à la mesure de sa propre performance, de même qu’il arbitre entre les moyens offerts par les parties en vue de sa décision et ceux qui sont nécessaires. En ce sens, il se préoccupe constamment de mesurer les performances de son cabinet. Des mesures objectives servent la justice sans nuire à l’indépendance(9) si leur conception, leur diffusion et leur utilisation se fait dans un contexte participatif. Elles permettent d’accroître la responsabilité du système judiciaire face aux justiciables et donc son indépendance face aux autres pouvoirs de l’État.

Notes

(1)Luzius Wildhaber, « Justizmanagement und Unabhängigkeit der Justiz », Justice – Justiz – Giustizia, 2009/3, n° 4-5.

(2)Conseil consultatif des juges européens, Avis n° 11 (2008), ch. 5.

(3)Benoît Frydman, « L’évolution des critères et des modes de contrôle de la qualité des décisions de justice », Working papers du Centre Perelman de philosophie du droit, 2007/4, p. 5.

(4)Dany Cohen, « Le juge, gardien des libertés ? », Pouvoirs, 2009/130, p. 113.

(5) (5)Paragraphes 9, 10 et 21 du projet de nouvelle recommandation visant à remplacer la recommandation n° R (94) 12 sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges.

(6)Cf. sur ce point : CEPEJ-GT-QUAL, « Quality Management for Courts in a comparative Perspective », à paraître en 2010.

(7)Je partage dès lors une partie de la prise de position des Magistrats Européens pour la Démocratie et la Liberté, telle qu’exprimée en p. 3 de leur contribution à la session d’études : certes tout système d’évaluation « devrait tendre à promouvoir la qualité… », non seulement des « décisions de justice », mais de la justice en tant que service public ; en outre, je ne vois guère d’effets « contreproductifs » des indicateurs de performance.

(8)Outre l’incertitude quant à la nature de la juridiction de contrôle : s’agit-il de la Cour de cassation nationale ou de son équivalent ? Ou plutôt de la Cour européenne des droits de l’homme ?

(9)Les paragraphes 32 à 33 du projet de nouvelle recommandation visant à remplacer la recommandation n° R (94) 12 sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges fournissent un cadre conceptuel adéquat pour arbitrer entre indépendance et mesure de la performance.