Recommandation 78 (2000)1sur la démocratie locale et régionale en France

Le Congrès,

1. Rappelant :

sa Résolution 31 (1996) sur les principes à suivre pour l’action du Congrès lors de la préparation des rapports sur la situation de la démocratie locale et régionale dans les Etats membres et dans les pays candidats à l’adhésion au Conseil de l’Europe ;

tout particulièrement le paragraphe 11 de cette résolution où il demande «que dans un laps de temps raisonnable tous les Etats membres du Conseil de l’Europe fassent l’objet d’un rapport détaillé sur la situation de la démocratie locale et régionale» ;

que, sur la base du paragraphe mentionné ci-dessus, il a déjà élaboré plusieurs rapports sur la démocratie locale et régionale dans différents pays européens2 ;

2. Rappelant qu’en novembre 1998, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe l’a invité à poursuivre ses activités concernant la préparation des rapports, pays par pays, sur la situation de la démocratie locale et régionale dans tous les Etats membres ;

3. Considérant la volonté des autorités gouvernementales et parlementaires françaises de poursuivre le débat politique sur la décentralisation en France afin d’améliorer les bases normatives et les conditions d’exercice de l’autonomie territoriale, et souhaitant pouvoir contribuer à ce débat de façon constructive ;

4. Prend note que, sur la base de cette volonté, le Gouvernement français a mis en place une Commission sur la décentralisation dont la présidence a été confiée au sénateur Pierre Mauroy, ancien Premier ministre ;

5. Ayant pris connaissance du rapport sur la démocratie locale et régionale en France établi par MM. Moreno Bucci (Italie, L) et Jean-Claude Van Cauwenberghe (Belgique, R), rapporteurs, assistés dans leur tâche par le professeur Philippe De Bruycker (Belgique) à la suite de cinq missions officielles des rapporteurs, organisées entre décembre 1999 et mars 2000 et comprenant des visites à Paris (deux fois), Boulogne-Billancourt, Lille, Metz, Bourg-en-Bresse et Ajaccio ;

6. Souhaite exprimer sa gratitude à tous les représentants des autorités centrales et territoriales françaises et aux professeurs d’université qui ont accepté de rencontrer les rapporteurs lors des visites susmentionnées3 pour l’intérêt qu’ils ont porté aux activités du Congrès et la grande disponibilité manifestée ;

7. Estime nécessaire de formuler à l’adresse des autorités parlementaires et gouvernementales françaises les considérations et recommandations suivantes :

7.1 Concernant le processus de décentralisation et l’organisation administrative du territoire :

7.1.1. Constate que le processus de décentralisation lancé au début des années 1980 a constitué une rupture avec la tradition centralisatrice et une tentative réussie de réforme de l’Etat dont le succès a dépendu en grande partie de la mise en œuvre progressive d’un certain nombre de grands principes fondateurs, notamment en matière de compétences, de finances et de contrôles ;

7.1.2. Observe que ce succès ne peut cependant pas cacher que le processus de décentralisation est considéré par la plupart des élus territoriaux comme inachevé dans un contexte perçu comme «recentralisateur» ;

7.1.3. Constate que la France compte toujours aujourd’hui plus de 36 000 communes sur son territoire métropolitain et que cette question a des implications dans le débat en cours sur la décentralisation ;

7.1.4. Note que le renforcement de la coopération intercommunale, notamment par la loi du 12 juillet 1999, constitue, entre autres, une réponse pragmatique que les autorités françaises souhaitent apporter au fait historique du grand nombre de communes plutôt que leur fusion pur et simple ;

7.1.5. Constate qu’un phénomène «d’éclatement territorial» se reproduit, quoique dans une moindre mesure, aux niveaux supérieurs que forment les quatre-vingt-seize départements et vingt-deux régions en France métropolitaine ;

7.1.6. S’interroge sur la légitimité démocratique de certaines formes d’établissements de coopération intercommunale qui, dotés d'un pouvoir fiscal propre, constituent de facto un niveau supplémentaire d’administration territoriale venant se superposer à celui des communes ;

7.1.7. Compte tenu de ce qui précède, estime :

que la prolifération de structures de coopération intercommunales dotées de pouvoirs de plus en plus importants, conjuguée à une compétition accrue entre les différents pouvoirs concernés, risque de provoquer une situation d’hypertrophie politico-administrative dont les défauts, en termes de coût et de complexité, pourraient aller au détriment de l’autonomie territoriale ;

qu’il est d’ores et déjà nécessaire de réfléchir à l’intégration des modifications territoriales induites par la coopération entre les collectivités territoriales dans la future carte de l’organisation et de l’aménagement du territoire national ;

qu’il pourrait être utile de reconnaître aux collectivités territoriales une faculté d’auto-organisation qui pourrait aller jusqu’à la décision de procéder à des fusions entre certains niveaux d’administration, même s’ils sont de nature différente ;

que la légitimité démocratique des formes les plus intégrées des établissements de coopération intercommunale doit être une des questions fondamentales du débat sur le futur de la décentralisation en France ;

Concernant la question des compétences des collectivités :

7.2.1. Se félicite de l’énumération précise contenue dans les lois de décentralisation des années 80, qui confère au système de répartition des compétences une grande lisibilité;

7.2.2. Constate toutefois que, dans la pratique, l’objectif visant à constituer des blocs de compétences homogènes, dans certaines matières, n’a pas été atteint, entre autres, en raison des innombrables et répétés transferts et délégations de compétences en dehors de toute disposition législative ;

7.2.3. Note que ces transferts de compétences ont parfois du mal à s'articuler avec la traditionnelle clause générale de compétences et contribuent à un phénomène d’enchevêtrement croissant des compétences qui a des conséquences négatives sur le développement de l’autonomie locale et régionale ;

7.2.4. Constate que ce phénomène se complique à cause de la pratique de la contractualisation, non seulement entre collectivités locales de même niveau, mais aussi entre différents niveaux de collectivités, ainsi qu’avec l’Etat ;

7.2.5. Exprime sa préoccupation par rapport au fait que l’exercice des compétences par la voie de la contractualisation représente aujourd’hui, en France, un moyen d’administration qui, tout en étant reconnu pour son efficacité et sa souplesse :

– dans certaines phases, échappe aux mécanismes de contrôle démocratique au niveau territorial,

– est parfois vécu par les élus locaux et régionaux comme une imposition de l’Etat,

– suscite, dans certains cas, une inévitable concurrence entre collectivités ;

7.2.6. Estime que l’enchevêtrement et la contractualisation des compétences ont créés une situation d'incertitude qui demande à être rapidement clarifiée ;

En ce qui concerne la question des ressources financières des collectivités :

7.3.1. Se félicite du fait que :

lors de l’adoption des lois de décentralisation susmentionnées, les transferts de compétences ont été accompagnés par des transferts financiers en provenance de l’Etat de manière à éviter que la décentralisation se traduise par un transfert de charges de l’Etat au détriment des collectivités territoriales ;

l’autonomie financière des collectivités françaises tient au fait que les élus locaux ont la possibilité de fixer le taux de leurs impôts dans les limites de la loi ;

les budgets municipaux représentent près de 30% de l’ensemble des dépenses publiques, et que les trois quarts des investissements publics sont aujourd’hui réalisés par les collectivités territoriales, ce qui correspond à une part substantielle des affaires publiques ;
la France se situe ainsi largement au-dessus de la moyenne de la fiscalité propre (25,7%) et largement au-dessous de la moyenne des transferts (49%) dans les Etats membres du Conseil de l’Europe4,et que cette performance est d’autant plus remarquable qu’elle est réalisée dans un contexte d’émiettement communal ;

7.3.2. Exprime cependant sa préoccupation puisque :

cette situation est aujourd’hui progressivement remise en cause par une évolution paradoxale où la fiscalité propre des collectivités régresse en même temps que la décentralisation semble progresser ;

la fiscalité propre des collectivités connaît en effet une véritable érosion à la suite des diverses mesures qui ont été intégrées au fil des deux dernières décennies au travers des lois annuelles de finances ;

ces mesures entraînent une étatisation de la fiscalité propre des collectivités territoriales que l’Etat compense par des dotations supplémentaires qui remplacent les pertes dérivant de la suppression des impôts locaux, mais qui risquent de ne pas tenir compte de l'évolution réelle des coûts de l'exercice des compétences de ces collectivités ;

une telle évolution n’est pas sans conséquence pour l’autonomie et la démocratie locale et régionale car il est incontestable que l’étatisation progressive de la fiscalité locale constitue pour celles-ci une perte d’autonomie dans la mesure où elles ont de moins en moins de liberté pour se procurer des recettes propres ;

cette évolution ne manque pas d’alimenter chez nombre d’élus territoriaux une inquiétude s’exprimant généralement par l’idée qu’on assiste, depuis le début des années 1990, à un phénomène de recentralisation ;

7.3.3. Rappelle par conséquent que la fiscalité propre constitue le principal moyen pour les collectivités territoriales de se procurer des ressources en décidant, dans une certaine mesure, de leur taux. Elle est ainsi un fondement essentiel d’une autonomie véritable ;

7.3.4. Estime à cet égard :

que le temps est venu de sortir d’une logique d’ajustements annuels par le biais de lois de finances ne donnant pas une vision d’ensemble et qui font peu de cas de l’autonomie financière des collectivités territoriales ;

qu’une refonte de la fiscalité locale et régionale s'impose à travers la consolidation de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales par le biais d'un renforcement de la péréquation financière entre les territoires5 ;

Concernant les statuts des élus locaux et régionaux :

7.4.1. Est de l’avis qu’afin d’assurer le libre exercice du mandat des élus territoriaux il est opportun d’établir clairement les conditions de l’exercice de leurs responsabilités dans le cadre de la loi ;

7.4.2. Afin d’éviter toute fonctionnarisation des élus territoriaux, des dispositions générales doivent être adoptées afin de garantir à ces derniers une rémunération appropriée et une couverture sociale correspondante ;

7.4.3. Afin d’encourager l’engagement politique aux niveaux local et régional, dans le domaine de la responsabilité civile et pénale, il est très important de délimiter la responsabilité directe et personnelle à des cas particuliers reconnus par la loi. Dans cette même perspective, les collectivités locales et régionales doivent être dotées d’une personnalité juridique propre ;

Concernant les relations entre les autorités centrales et les collectivités territoriales :

7.5.1. se félicite du fait que la « tutelle administrative » dont la lourdeur se faisait particulièrement sentir lorsqu’elle était exercée a priori (avant que la décision existe ou soit exécutoire) a cédé la place à un contrôle de légalité a posteriori qui ne peut plus être exercé que par le juge pour les aspects administratifs et les chambres régionales des comptes pour les aspects financiers ;

7.5.2. Estime cependant qu’il est important de ne pas alourdir le processus décisionnel des collectivités territoriales par des procédures d’autorisation longues et compliquées qui risquent de restreindre leur autonomie ;

Concernant le processus de déconcentration des pouvoirs de l’Etat :

7.6.1. Se félicite du fait que depuis la relance de la décentralisation au cours des années 1980, la déconcentration n’est plus considérée comme un préalable, mais comme un parallèle nécessaire à la décentralisation, de manière à ce que les collectivités décentralisées trouvent à chaque fois et de plus en plus à leur niveau, au sein de l’administration d’Etat, un interlocuteur susceptible de répondre à leurs attentes dans le respect de leur autonomie ;

Concernant la question du cumul des mandats :

7.7.1. A été sensible aux remarques de certains élus locaux français qui remettent en cause la pratique du cumul des mandats d’élu national et territorial ;

7.7.2. Est de l’avis qu’il est opportun de limiter la pratique du cumul des mandats afin de valoriser les élus territoriaux qui engagent leur responsabilité politique uniquement au niveau local ou régional ;

Concernant la responsabilité politique des exécutifs territoriaux devant les assemblées élues :

7.8.1. Constate qu’à une exception près aucun moyen politique n’est offert aux assemblées élues des collectivités territoriales en vue de la révocation directe des représentants des exécutifs qu’elles ont mis en place afin de préparer et mettre en œuvre leurs décisions ;

7.8.2. Tout en étant conscient que le libre choix des citoyens lors des élections représente une occasion pour ces derniers d’exprimer une appréciation globale sur l’action des élus, estime qu’il serait souhaitable de mettre en place des mécanismes exceptionnels de révocation des exécutifs territoriaux par les assemblées qui les ont mis en place. Ces mécanismes, qui devraient être activés dans des cas bien déterminés, seraient à même de restituer aux assemblées élues le contrôle politique de la collectivité locale dont elles ont la responsabilité ;

Concernant tout particulièrement la démocratie régionale :

7.9.1. Se félicite du fait que les citoyens déclarent apprécier la consolidation d’une identité régionale et du fait que nombre d’enjeux importants de la société française sont résolus au niveau régional ;

7.9.2. Constate que, ces dernières années, on tend à utiliser la région pour répondre plus à la nécessité de trouver des solutions à des problèmes qui se posent au niveau central – notamment par la voie de la contractualisation – plutôt qu’à la demande des citoyens d’une administration plus proche de leurs besoins ;

7.9.3. Estime par conséquent que les régions, au même titre que les autres collectivités territoriales :

ne doivent pas être considérées comme de simples gestionnaires des politiques décidées par l’Etat ;

devraient être associées de façon plus importante aux décisions de l’Etat les concernant, notamment en ce qui concerne les questions de compétences, des finances et de distribution des fonds communautaires ;

devraient être consultées sur tout projet et décision concernant l’organisation territoriale future du pays ;

7.9.4. En ce qui concerne en particulier la collectivité territoriale de la Corse, encourage les autorités gouvernementales et parlementaires à mettre en place un nouveau statut qui permette à la Corse d’adapter les décisions publiques de l’Etat à la spécificité insulaire. Dans cette perspective, en tenant compte des solutions adoptées pour d’autres îles européennes, il serait opportun de :

renforcer la reconnaissance du caractère spécifique de la communauté territoriale concernée ;

transférer des vastes blocs de compétences, notamment en matière d’aménagement du territoire, d’identité, de culture, de langue et d’éducation ;

étudier la possibilité de doter l’Assemblée territoriale de Corse de pouvoirs normatifs plus importants dans les domaines mentionnés au paragraphe b, en rapport avec son identité insulaire et culturelle, et renforcer ses compétences en matière de finances sans que cela mette en discussion les prérogatives essentielles des autorités centrales ;

. En ce qui concerne la ratification de la Charte européenne de l’autonomie locale et d’autres conventions du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’autonomie locale :

7.10.1. Regrette que la France n’ait pas encore ratifié la Charte européenne de l’autonomie locale6, alors même qu’elle avait pourtant immédiatement signé ce texte dès son adoption en 1985 ;

7.10.2. A cet égard, tient à souligner que, de l’avis même de juristes et politiques français :

aucun obstacle d’ordre constitutionnel ne s’oppose à la ratification de cette convention ;

la définition du concept d’«autonomie locale » par la Charte européenne de l’autonomie locale7 ne diffère pas de la notion de «libre administration » employée aux articles 34 et 72 de la Constitution ;

la Charte européenne de l’autonomie locale apporte aujourd’hui des réponses viables à quelques-uns des problèmes que pose aujourd’hui la décentralisation en France et que sa ratification ne supposerait aucun bouleversement du régime actuel des collectivités territoriales ;

d. le droit français répond à la plupart des principes de la Charte et que certaines dispositions du droit français sont même parfois plus protectrices que les dispositions de la Charte ou s’harmonisent parfaitement avec elle depuis les lois de décentralisation ;

7.10.3. Se félicite du fait que la France ait ratifié la Convention-cadre sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales et qu'elle ait signé les deux protocoles additionnels qu'il s'agit maintenant de ratifier ;

7.10.4. Regrette que la France n’ait pas encore ratifié la Charte européenne sur la participation des étrangers à la vie publique locale et, à cet égard8, encourage les autorités françaises à signer et à ratifier cette convention afin de profiter d’une référence européenne en vue de la mise en place de solutions, partagées, innovatrices et démocratiques, en ce qui concerne l’intégration des immigrés dans la vie sociale du pays ;

7.10.5. Constate que, malgré une volonté politique affichée, la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’a pas abouti à la suite d’un avis du Conseil constitutionnel.

1 Discussion par le Congrès et adoption le 25 mai 2000, 3e séance (voir doc. CG (7) 7, projet de recommandation présenté par MM. M. Bucci et J.C. Van Cauwenberghe, rapporteurs).

2 Italie, Turquie (1997), Albanie, Bulgarie, Lettonie, Moldova, Royaume-Uni, Ukraine (1998), Allemagne, «ex-République yougoslave de Macédoine», Finlande, Pays Bas, Russie, Saint-Marin (1999), Estonie, République tchèque (2000), Slovénie (en cours).

3 La liste de ces représentants figure à l’annexe 1 de cette recommandation.

4 4e Rapport de suivi de la mise en œuvre de la Charte européenne de l’autonomie locale sur « Les ressources financières des collectivités locales par rapport à leurs compétences : un test concret pour la subsidiarité », Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, Conseil de l’Europe, Strasbourg, mai 2000.

5 Le Premier ministre a souligné l'importance de cette autonomie en mettant en place une commission gouvernementale sur la décentralisation : «Une plus grande responsabilité en matière fiscale des collectivités locales peut mieux ancrer la démocratie locale dans l’esprit de nos concitoyens» (extrait de la lettre adressée par M. Lionel Jospin à M. Pierre Mauroy, président de la Commission sur la décentralisation).

6 Voir annexe 2.

7 Article 3.1 : « le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques ».

8 Voir annexe 3.