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Echange de vues informel et visite d’étude d’ONG turques au Conseil de l'Europe et à sa Conférence des OING (1er et 2 décembre 2016)

Résumé et recommandations

« Sous prétexte de protéger la démocratie, nous l’affaiblissons »

(Représentant d’une ONG turque)

Contexte 

La Turquie est un pays qui, depuis un certain temps déjà, suscite des inquiétudes sur le plan de la liberté d’association, de réunion et d’expression et du rôle de la société civile ; or, la volonté des autorités turques de procéder à un vaste coup de filet dans le cadre de l’Etat d’urgence a conduit à l’adoption de mesures restrictives sans précédent contre la société civile en général et les ONG en particulier. La seule promulgation d’un décret en novembre 2016 a entraîné la dissolution de plus de 350 ONG et la saisie de leurs avoirs, laissant la société civile turque plus fragmentée et divisée entre ceux qui critiquent les actions gouvernementales et ceux qui sont proches des gouvernants. Les ONG se sentent plus vulnérables aux discours de haine et à des violences ou représailles éventuelles ; en outre, l’autocensure engendrée par cette peur à laquelle s’ajoutent les filtrages et blocages de l’internet ou encore les lenteurs d’accès au réseau amoindrissent leur capacité à communiquer sur leurs activités ou à accéder à l’information. L’Etat d’urgence et le gouvernement par décret les exposent à des décisions potentiellement arbitraires qui ont de graves conséquences pour les ONG, les partis politiques, les élus, les fonctionnaires, les journalistes et les médias notamment.

En tant que membre du Conseil de l'Europe, la Turquie se doit de respecter pleinement les valeurs et normes européennes communes dont celles auxquelles il est impossible de déroger même en situation de crise. Les libertés d’association, d’expression et de réunion, qui sont l’oxygène de la société civile, souffrent de la prolongation de l’Etat d’urgence. La société civile turque est en première ligne dans la défense des droits de l'homme et de l’Etat de droit aujourd’hui mais aussi demain lorsque, dans le pays d’après l’Etat d’urgence, il faudra reconstruire la société démocratique et rétablir la confiance dans les institutions démocratiques. C’est pourquoi il a été décidé d’inviter plusieurs représentants d’ONG à Strasbourg pour un échange de vues sur la situation et les possibilités de coopération entre la société civile turque et la Conférence des OING ainsi que sur les modalités d’action que le Conseil de l'Europe met en œuvre utilement dans l’intérêt de la société civile turque et des libertés et droits fondamentaux du peuple turc.

Pendant deux jours, les représentants de 16 ONG ont eu des discussions riches et couvrant un large éventail de sujets avec les représentants de la Conférence des OING, le Secrétaire Général, le Chef du Service des initiatives démocratiques et des membres de l’APCE, du Congrès, du Bureau du Commissaire aux droits de l'homme ainsi que de la DGI et de la DGII. Tous les participants ont souligné que la démocratie turque avait été attaquée le 15 juillet et devait être légitimement défendue ; ils ont aussi estimé que les récents attentats terroristes contre des civils turcs devaient être condamnés. Les débats ont porté notamment sur des questions relatives aux droits de l'homme, à la démocratie et à l’Etat de droit en mettant tout particulièrement l’accent sur la liberté d’association et les conditions dans lesquelles la société civile fonctionne en Turquie aujourd’hui.

Résumé des principaux messages

Droits de l'homme

Les défenseurs des droits de l'homme sont de plus en plus sous pression depuis la fin du processus de paix avec les Kurdes en 2015, notamment ceux qui protestent contre les violations des droits de l'homme commises dans le sud-est de la Turquie dans le cadre d’opérations antiterroristes (couvre-feu, destruction de biens, meurtres et disparitions de civils). Depuis la promulgation de l’Etat d’urgence en juillet 2016, les représentants de la société civile, en particulier les ONG qui fournissent une assistance juridique et les défenseurs des droits de l'homme, vivent dans la crainte d’être arrêtés, poursuivis en justice, de voir leurs biens saisis, ce qui peut leur arriver suite à des accusations, même infondées. Une sorte de « mort civile » frappe les personnes ainsi que leur famille sans qu’elles aient le moindre recours ; cette situation se traduit par le chômage, la perte d’amis ou de réseaux, l’ostracisme social, le harcèlement et l’impossibilité d’obtenir certains services.

Les nouveaux types d’infraction liés à la liberté de pensée et d’expression, soumis à des interprétations subjectives comme la remise en question de l’opinion courante sur la question kurde, les « insultes » adressées au Président ou à la nation, la « propagande » ou les informations « servant les intérêts » de groupes criminels ou terroristes, qu’elles soient diffusées par les médias traditionnels ou même par des médias sociaux, ont conduit à une autocensure massive, outre le contrôle de l’accès aux médias, les blocages de l’internet, les lenteurs d’accès au réseau et la fermeture de certains médias.

Les mécanismes indépendants de protection des droits de l'homme subissent des transformations depuis le début de 2016 et la société civile constate que le médiateur comme l’organe chargé des droits de l'homme et de l’égalité ne peuvent plus être tenus pour de véritables défenseurs des droits de l'homme exerçant en toute indépendance. C’est particulièrement grave alors que, parmi la masse de personnes incarcérées, de plus en plus d’allégations de torture se font jour.

Démocratie

Les organisations de la société civile réclament un espace sur la scène publique en tant qu’agents démocratiques désireux de participer à la vie politique grâce à leurs expertise, conseils, critiques et perspectives. Cependant, à l’heure actuelle, ne sont guère consultées que les ONG qui sont proches idéologiquement des gouvernants ou qui entretiennent un rapport de prestataire de services avec les autorités. Nombre de ces ONG ou GONGO font du bon travail et coopèrent professionnellement avec des ONG plus indépendantes ; quelques exemples de résultats positifs ont été donnés. Cependant, outre le manque de perspective ample, l’inconvénient des consultations de ce type, c’est qu’elles ne sont pas menées de manière transparente. Les grandes réformes en matière d’éducation, de procédures et de code pénal et, à présent, la modification de la Constitution, par exemple, ne sont rendues publiques que lorsqu’elles sont soumises au Parlement où elles sont adoptées sans consultation publique ou presque.

Les arrestations et les poursuites pénales presque quotidiennes d’élus de partis d’opposition, notamment « pro-kurdes », l’application de procédures discutables destinées à lever l’immunité parlementaire, à remplacer les maires par des fonctionnaires non élus et à court‑circuiter les conseils d’élus représentent une tendance très problématique tant pour la légitimité démocratique que pour une bonne gouvernance locale. Les ONG ont exprimé le vœu que le Conseil de l'Europe mette l’accent sur la reprise du processus de paix avec les Kurdes car cette question est étroitement liée à la répression dont fait l’objet l’opposition politique.  

Outre les préoccupations concernant la démocratie, les ONG ont exprimé l’espoir que le Conseil de l'Europe intensifie ses travaux avec la Turquie sur le renforcement de l’autonomie locale. L’intérêt de la décentralisation pour l’administration locale est bien perçu par la société civile qui, dans sa majorité, est active au niveau local et compte sur la coopération, le soutien et le financement des autorités locales qui devraient être autant que possible en adéquation avec les citoyens qu’elles ont pour mission de servir.

Etat de droit

Le rôle de soutien de l’Etat de droit joué par le Conseil de l'Europe est très important également pour la société civile, comme l’est la Cour. Les ONG ont apprécié l’échange de vues avec le Secrétaire Général et les informations sur la coopération avec le ministère de la Justice turc en la matière. Elles considèrent le Conseil de l'Europe comme un grand défenseur de l’Etat de droit et espèrent qu’il apparaîtra très clairement dans l’opinion publique comme une référence pour ceux qui, en Turquie, cherchent à atteindre le même objectif. La priorité absolue est de veiller à ce que les personnes accusées, détenues ou qui ont perdu leur emploi bénéficient de garanties procédurales et d’un accès à l’assistance juridique mais il faut aussi évaluer l’incidence des décrets sur les programmes de longue durée du Conseil de l'Europe comme ceux qui concernent la magistrature et étudier les moyens de les adapter pour qu’ils soutiennent mieux l’Etat de droit en général. Les préoccupations déjà existantes concernant l’impunité qui découle notamment de l’absence d’enquête sur les infractions qui auraient été commises par les autorités et les forces armées à partir de 2015 sont encore exacerbées par l’Etat d’urgence prolongé. Les décrets‑lois incluent souvent des sanctions qui ont directement force exécutoire (dont la dissolution, la saisie, la confiscation ou le transfert d’avoirs et la répudiation de dettes) et peuvent aussi dégager de toute responsabilité les institutions ou personnes qui les appliquent, faisant ainsi la part belle à l’arbitraire et à l’impunité.

Au vu de la multiplicité des mandats d’arrêt délivrés par les tribunaux, des licenciements en cours parmi le personnel judiciaire et des avis contradictoires des plus hautes juridictions sur leur propre compétence, les inquiétudes sont très fortes concernant l’indépendance de la justice et l’efficacité des recours nationaux, en particulier devant la Cour constitutionnelle. Il faut absolument que le Conseil de l'Europe non seulement apporte son aide mais aussi mène des actions de sensibilisation pour maintenir et renforcer les garanties procédurales, l’indépendance, l’efficacité et la fiabilité des tribunaux et du ministère public au service des citoyens (des sondages récents indiquent que seuls 3 % des citoyens ont confiance dans la justice). Grâce à ses instruments juridiques, mécanismes de suivi et programmes de coopération, le Conseil de l'Europe peut constituer une référence majeure tant pour les autorités que pour la société civile (militants, universitaires, juristes, défenseurs des droits de l'homme). En outre, les actions très en vue menées par le Secrétaire Général, le Commissaire et les Présidents de l’APCE, du Congrès et de la Conférence des OING contribuent non seulement à influencer les autorités mais aussi à montrer à la population qu’il s’agit là réellement de valeurs et de normes importantes et communes qui méritent d’être soutenues par les citoyens et les ONG.

Recommandations

au Conseil de l'Europe

1.      Continuer d’utiliser cette structure de communication et de consultation avec la société civile turque

2.      Maintenir ouvertes les voies de communication et de coopération avec les autorités turques pour éviter l’isolement des citoyens turcs

3.      Tirer parti de l’ensemble des institutions et mécanismes dont dispose le Conseil de l'Europe pour soutenir les droits de l'homme et les institutions démocratiques en Turquie et superviser les actions des autorités 

4.      Continuer de faire pression pour assurer aux personnes touchées par les décrets‑lois des garanties procédurales et des recours judiciaires effectifs et pour que le Conseil de l'Europe (y compris la Commission de Venise) puisse procéder à l’évaluation des projets de loi en question et notamment du projet d’amendements à la Constitution

5.      Envisager de renforcer le suivi politique mis en place par l’APCE et le CM en rapport avec les obligations et engagements généraux contractés par les Etats membres 

6.      Promouvoir publiquement et avec détermination l’Etat de droit, la démocratie et les droits de l'homme en Turquie ; le Conseil de l'Europe en tant que référence pour l’Etat de droit, les droits de l'homme et la démocratie doit être crédible et se faire entendre

7.      Insister pour que la liberté d’expression, le journalisme et les médias soient protégés même en période d’Etat d’urgence

8.      Maintenir la coopération en matière d’éducation au vu de la réforme des programmes scolaires en cours et promouvoir notamment l’ECD/EDH et le Cadre de compétences pour une culture de la démocratie

9.      Aider la société civile à se développer et à procéder à l’observation des élections et des référendums nationaux de manière effective et indépendante

10.  Elaborer des programmes de coopération s’appuyant sur les normes du Conseil de l'Europe et concernant, entre autres, l’autonomie locale, les droits sociaux, l’accès à la justice, les droits des minorités et l’égalité de genre et soutenir leur mise en œuvre concrète

à la Conférence des OING

1.      Effectuer une mission d’information en Turquie, non seulement à Ankara et Istanbul mais aussi à Diyarbakir ou dans d’autres régions/communes

2.      Maintenir un dialogue ouvert non seulement avec la société civile critique ou indépendante en Turquie, mais aussi avec les ONG étroitement affiliées au parti au pouvoir (Gongos) ainsi qu’avec les autorités turques

3.      Faire preuve de solidarité avec les ONG turques en encourageant la participation aux activités, débats, etc. de la Conférence

4.      Militer en faveur de la société civile turque et de la liberté d’association grâce au réseau d’OING de la Conférence en donnant une bonne visibilité à la contribution positive des ONG à la société turque

5.      Promouvoir et favoriser le développement de la participation des citoyens à la prise de décision au sens large en Turquie et à la mise en œuvre des instruments et normes du Conseil de l'Europe

6.      Soutenir et favoriser l’établissement d’un dialogue et d’une coopération entre différents groupes au sein de la société civile et entre la société civile et les autorités

7.      Envisager de constituer un fonds de solidarité pour coopérer avec la société civile menacée dans des lieux comme la Turquie où les ressources financières provenant de l’étranger risquent de ne plus être admises ou d’être placées sous le contrôle des autorités.