Message vidéo de Terry Davis lors du 4e séminaire des Ministres européens de l'Education « Enseigner la mémoire pour vivre dans une Europe de liberté et de droit »

 

Nuremberg / Dachau – 5-7 novembre 2008

 

Nuremberg ville de tous les symboles, Nuremberg ville d'ombres et de lumières … Tout ici parle de l'histoire la plus cruelle de l'Allemagne, de l'Europe, du peuple juif, de l'humanité enfin….

 

Où commencer, et que dire en cette veille de Commémoration de la Nuit de Cristal du 9 au 10 novembre qui fut d'une violence particulière ici: 26 juifs y trouvèrent la mort, 160 furent incarcérés à Dachau où nous nous rendrons demain … Dachau proche de Nuremberg et de Munich, matrice des camps de la mort qui bientôt allaient s'ériger dans toute l'Europe. Et  voudrions-nous chasser toutes ces images, tous ces souvenirs que nous ne le pourrions pas: parce que comme le remarquait déjà  Rainer Maria Rilke dans ses Elégies à Duino: "ce que l'humanité a en propre c'est de vivre simultanément avec son projet et son passé".

 

Parce que nous sommes là pour réaffirmer l'incontournable importance de la mémoire dans notre cheminement d'homme, comment ne pas rappeler que les Juifs étaient présents dans cette ville de Nuremberg dès le 12e siècle, sans doute bien avant beaucoup d'ascendants de ces  SA  et SS qui les retranchèrent de la Communauté allemande comme étrangers avant de terminer par les exterminer entre Novembre 41 et septembre 42 à Riga, Lublin et Theresienstadt. En 1922 la Communauté juive revendiquait ici 9280 membres, 15 000 sans doute si on compte ceux que les lois de Nuremberg 13 ans plus tard allaient considérer volens nolens comme Juifs. En 1946 ils étaient encore 65 …. revenus de l'exil ou de l'enfer.

 

On aimerait pouvoir écrire une histoire linéaire, claire de cette folie qui s'empara un jour du peuple le plus cultivé du monde et contagia l'Europe tout entière. Ainsi ces trois jours de visite, de réflexion et de remémoration vont-ils du "début de la terreur" à la résurrection du droit et de l'apparition de la notion de "crime contre l'humanité" lors des 13 procès intentés ici aux dignitaires du régime, occultant la mansuétude avec laquelle furent traités tous les suiveurs et opportunistes à l'égal de ce sous-officier autrichien responsable de la déportation de la famille d'Anne Frank, qui rejoignit son poste d'inspecteur de police à la libération et qui déclarait qu'il ne voyait absolument rien de répréhensible à ce qu'il avait fait.

 

Je voudrais ici, au-delà des rappels convenus à l'humanité, au devoir de mémoire, attirer l'attention de tous, sur les paradoxes qui nous environnent de toutes parts. La terreur n'est jamais monolithique, elle s'insinue dans les têtes et sa manifestion la plus violente n'est jamais que la face emmergée d'un iceberg de l'horreur: terreur de la violence brutale des SA dans les rues, terreur encore plus grande, celle qui empêche l'homme d'agir, le voisin de réagir, l'ami d'éprouver la moindre sollicitude ou tout au moins de l'exprimer. Terreur qui condamne à la solitude, premier de tous les enfermements et de toutes les discriminations. Qui en parlera mieux que Hanna Arendt dans son discours récipiendaire du Prix Lessing ou encore Lore Gang-Salheimer qui a onze ans en 1933,  … ici à Nuremberg et à qui ses camarades crient "Je ne peux plus rentrer de l'école avec toi, on ne doit plus me voir avec toi". Il y a une banalité de la terreur comme il y a une banalité du mal.

 

Rappelons-nous aussi que Nuremberg ce furent trois étapes, trois figures: celle tout d'abord du "Reichsparteitagsgelände" où l'esthétisation de la politique dénoncée par le philosophe W. Benjamin prit toute sa mesure ou plutôt sa démesure. Ici s'épanouissaient les fleurs du mal, et la terreur s'exprimait aussi dans cette séduction-cynisme. Cynisme de l'esthétique, qui conduisit Streicher sinistre créateur du Stürmer de triste mémoire et homme fort de Nuremberg, a décidé la destruction de la Grande Synagogue le 10 août 1938, 4 mois jour pour jour avant la Nuit de Cristal au motif qu'elle portait atteinte à la belle apparence de la cité.

 

Et puis ce fut la nuit de Dachau où furent enfermés les "Juifs du pogrom", comprenez les Juifs incarcérés après la Nuit de Cristal. De ce camp qui fut aussi le camp de formation de la S.S je ne parlerai pas: sa visite nous dira plus que n'importe quelle parole. Voudrait-on dire qu'avec le Tribunal Militaire International le droit reprit force de loi contre la barbarie? Là encore, les choses ne sont pas aussi simples: les lois raciales de Nuremberg qui ostracisaient les Juifs et autres populations "étrangères" avant de leur réserver un sort encore bien plus radical quelques années plus tard, reposent sur un arsenal juridique d'une incroyable minutie. Le formalisme est partout, les plus grands juristes au premier rang desquels Carl Schmitt prêtant leur concours à la sinistre besogne. La perversité et l'horreur du nazisme se coulent dans le moule d'un droit perverti: c'est le fond même qui est diabolique au regard de la plus élémentaire humanité.

 

Même paradoxe pour l'Europe des libertés que nous voyons naître sur les ruines du désastre qui prit naissance ici entre Munich et Nuremberg. Un tribunal ouvre une autre époque qui condamne la précédente sans qu'elle puisse jamais être oubliée.

 

Comme nous n'oublions pas que c'est à 20 heures ce 15 septembre 1935 que le Reichstag, exceptionnellement réuni hors de Berlin, ici à Nuremberg vota les lois raciales clôturant ainsi en présence de Hitler et des plus hauts dignitaires du NSDAP le Congrès de ….. la Liberté (Reichsparteigtag der Freiheit). Liberté que de crimes nous commettons en ton nom!

 

S'agit-il d'une même liberté? Assurément non, mais le nazisme a construit une part de son succès sur un détournement extraordinaire des mots comme en témoigne l'un des acteurs directs de cette tragédie, Victor Klemperer, dans son ouvrage "L.T.I. la langue du 3e Reich". "Liberté" et "droit"  ne sauraient faire l'économie d'une morale fondamentale que d'aucun juge désuète et inutile. Liberté et Droit sont des valeurs qui pour prendre sens doivent faire fond sur l'élément primordial d'une morale et d'une justice universelle.

 

C'est ici que je voudrais parler des "Justes", ceux qui dans ces ténèbres furent la lumière même de l'humanité. Ils étaient communistes ou nationalistes, pauvres ou riches, ouvriers ou membres de profession libérales. Rien ne les prédestinait à être des héros, si ce n'est le mot déjà revendiqué dans une lointaine antiquité par Antigone, selon lequel il est une loi plus haute que celle édictée par les hommes … celle édictée par l'humanité même.

 

Où puisaient-ils cette force de résister, de refuser, pendant que d'autres par milliers courbaient l'échine: démission d'une majorité d'intellectuels, d'universitaires, qui comblés par la fumée idéologique des discours de Goebbels et le Cristal des retraites au flambeau, n'ont voulu voir ni le cristal brisé de cette nuit tragique, ni la fumée des fours crématoires. Certains firent exception comme Thomas Mann écrivant à Ernst Bertram "Vous m'avez dit avec défi "nous verrons". Avez-vous commencé à voir? Non car avec des mains sanglantes on vous tient les paupières closes…."

 

Honneur au Justes de tous pays, de toute croyance. Ils doivent être notre modèle et pour cela à l'égal des héros grecs ils doivent être célébrés et salués. Notre vie d'hommes libres dépend de notre capacité à perpétuer leurs actes. Nous sommes désemparés devant le mal lorsque nous sommes seuls, sans compagnons, sans modèle, sans tradition, sans exemple.

 

J'ai beaucoup parlé du passé, je m'en excuse, il nous ouvre les yeux sur le présent et le futur. A l'ignorer nous nous condamnons à le revivre. Aujourd'hui, d'autres drames, d'autres tragédies se déroulent sous nos yeux. Il convient que nos travaux, que les efforts soutenus et continus du Conseil de l'Europe en matière de mémoire, de formation des maîtres, soient aussi une propédeutique et un appel à la vigilance et à l'éveil aux tragédies d'aujourd'hui.