''Enseigner la mémoire: Patrimoine culturel – Hier, aujourd’hui et demain'' - 3e séminaire des Ministres européens de l'Education - Prague et Terezin, République Tchèque, 24-25 avril 2006 

Mardi, 25 avril 2006

Synthèse par M. Norbert Engel, Inspecteur général de la Culture, France

L'oeuvre et la mort

De nombreux auteurs et artistes de Sénèque à Dürer, de Shakespeare à Goya ont eu la fulgurante intuition des affinités secrètes entre culture et mort. Et comment ici en ce lieu ne pas évoquer une fois de plus au risque de paraître peu original l'immense figure de Kafka l'auteur de la "Colonie pénitentiaire" qui déclare dans son journal en 1914 "le meilleur de ce que j'ai écrit se fonde sur l'aptitude à pouvoir mourir content". Et Maurice Blanchot dans un commentaire désormais célèbre nous dit que les héros de Kafka vivent dans l'espace de la mort et appartiennent au temps indéfini du "mourir".

Ce propos purement littéraire a pris corps au réel ici dans ce camp de Terezin où chaque jour l'oeuvre a côtoyé la mort en une lutte inégale où la mort triomphait presque chaque jour.

Si le programme du Conseil de l'Europe "Enseignement de la mémoire au travers de l'héritage culturel" devait choisir une capitale pour rendre compte de la face cachée de l'humanité ce serait assurément Terezin. Nul lieu mieux que celui-ci ne peut convenir à une triple méditation qui s'est ouverte ici durant ces deux jours et qui doit nécessairement se développer:

- méditation sur les pouvoirs: pouvoir idéologique, pouvoir répressif, pouvoir à dissimuler les ressorts profonds des tyrannies et leurs visées de mort;
- méditation sur le lien tout à la fois étrange, illusoire et réel de la culture et des arts avec l'horizon de la mort;
- méditation sur la psychologie du vivant et ses capacités à surmonter le quotidien dans une visée spirituelle.

Dans son texte introductif, Mme Battaini-Dragoni a parlé des "minima moralia", cet abrégé des vertus que nous devons posséder pour rendre toute vie en commun possible. On repense alors à l'ouvrage de Théodor Adorno publié au lendemain de la guerre qui porte ce même titre avec pour sous-titre "Réflexions sur la vie mutilée" où je relève le passage suivant: "au centre des préoccupations de la critique de la culture il y a toujours eu le thème du mensonge, l'idée que la culture donne l'illusion d'une société qui serait digne de l'homme mais qui n'existe pas, qu'elle dissimule les conditions matérielles sur la base desquelles s'élève toute la vie des hommes et qu'avec les consolations et les apaisements qu'elle distingue elle sert à entretenir notre existence dans les mauvaises conditions …"

Elevons d'un cran les termes de ce propos et on obtiendra la meilleure définition qui soit du projet réalisé par les nazis à Terezin. C'est l'invention d’un nouveau "pharmakos", mensonge d'une part, anesthésiant de l'autre. La vitrine offerte au public est convaincante à l'extérieur et va jusqu'à convaincre un grand nombre de ces victimes mêmes. Tout se déroule ici en musique: représentations des opéras de Smetana, de Mozart ou l'œuvre emblématique de Hans Krasa, l'opéra pour enfants "Bundibar". Avec Viktor Ullmann le plus prolifique compositeur du ghetto, tous ces musiciens se savaient-ils des morts en sursis? Nul lieu mieux que Terezin ne saurait être le centre d'une réflexion sur les dangers de l'idéologie sur les risques de ne pas exercer à chaque instant sa vigilance comme l'indiquait déjà le Cardinal de Munich au débat des années noires dans une homélie restée fameuse. La veille citoyenne ne saurait attendre pour réagir, elle doit être présente dès l'origine.

Toujours il faut revenir à ce qui fut la spécificité de Terezin, mille fois redite au cours de ces deux journées. Lieu d'effervescence culturelle où rivalisaient création, diffusion, formation. On écrivait des poésies, des contes, des nouvelles, on dessinait, on jouait de la musique …

Combien étaient-ils à connaître cette lettre de Mendelsohn à Lavater: "En tant qu'ami de l'Allemagne cultivée, je reste soumis à la même taxe que celle imposée à un boeuf que l'on conduit au marché si je veux vous rendre visite à Leipzig". Le nazisme fermait toutes les portes: pas de conversion possible, pas de mariage mixte, pas de taxe d'infortune libératrice, pas de rachat ou de rédemption par la culture. Il ne subsistait plus aucun moyen pour un juif d'être allemand ou même simplement homme par la grâce de Goethe.

D'aucun verront peut-être une contradiction à l'existence de cette ville culturelle juive dans un monde nazi. Qu'on y prenne bien garde. Toute la pensée nazie a fonctionné sur le thème manichéiste de l'ennemi absolu tel que le concept en avait été créé par Carl Schmitt. D'un côté une culture enracinée dans le terroir et dans une mythologie romantique rurale, de l'autre la modernité obsolescente et surperficielle sans fondement. En vérité la seule culture authentique est la culture völkich allemande, et la culture et les arts dégénérés juifs ne sont que loisirs au sens au Hanna Arendt oppose une culture qui concerne les objets et qui veut les inscrire dans la permanence et le loisir qui consomme les choses pour les anéantir et ne conçoit l'oeuvre que comme satisfaction d'un besoin, ici le plus primordial survivre quelques instants encore. Le formidable combat silencieux qui se produit ici s'enracine dans cette question. Les créateurs qui oeuvraient à Terezin voulaient que leur oeuvre subsiste et soit culture, elle ne devait être pour les nazis que dérisoire loisir.

Il faut donc mesurer l'importance de la question de la culture hier comme aujourd'hui dans tout dialogue visant à la reconnaissance de l'autre. Il faut vivement souhaiter qu'en ce lieu s'organisent rencontres et séminaires alliant réflexion morale et citoyenne à un environnement culturel polymorphe afin que tous comprennent qu'il n'y a pas de manière d'aborder le monde hors d'un cadre culturel.

Pour finir je ne voudrais pas manquer au plus élémentaire des devoirs consistant à remercier nos hôtes. L'exercice est souvent fastidieux pour les auditeurs, mais il est incontournable lorsqu'une organisation a été aussi impeccable que celle offerte par nos hôtes tchèques parce qu'au-delà de l'efficacité il y avait aussi une disponibilité totale, une amabilité extrême qui vaut aussi bien pour l'organisation praguoise que pour le personnel du musée et du site de Terezin. Je ne cite aucun nom pour n'en oublier aucun mais que tous se considèrent comme individuellement interpellés par ce propos.

De même nos remerciements vont à tous les représentants des pays et aux membres de leur délégation qui par leur présence et leurs interventions ont enrichi nos débats. Ils nous donnent une énergie renouvelée pour continuer ce travail qui est aussi une vocation au sens premier du terme et qui nous lie les uns aux autres.