Séminaire des Ministres européens de l'Education - ''Enseignement de la mémoire et patrimoine culturel'' - Cracovie et Auschwitz-Birkenau - Pologne - 4-6 mai 2005
Discours de clôture par Gabriele Mazza, , Directeur de l'éducation scolaire, extra-scolaire et de l'enseignement supérieur
Lors des deux journées que nous venons de vivre, toute l’intensité de la tragédie de l'extermination est redevenue palpable: incompréhension, horreur et volonté déterminée de tout faire, absolument tout, pour que jamais le monde n'ait plus à assumer pareils malheurs et pareils remords.
L'émotion qui nous étreint lors de cette Marche des Vivants ne peut certes pas être celle, indicible, de ceux qui, il y a soixante ans, se traînaient le long de ce chemin au comble de l'épuisement, du désespoir et de la cruauté. Quelle que soit notre sensibilité et la profondeur de notre empathie, l'intensité avec laquelle les familles de certains furent touchées, quelles que soient nos lectures, la force des documents si rares et si obsédants que nous avons pu voir et revoir sur grand et petit écran, jamais nous ne pourrons revivre l'horreur qui habitait celles et ceux qui matin et soir arpentaient cette route sous les coups et les cris des SS et des kapos, se demandant si cette fois là ne serait pas la dernière, celles et ceux qui voyaient quotidiennement mourir leurs proches … La mort pour nous si ultime, si exceptionnelle avait pour eux la figure de la banalité quotidienne. Le monde alors n'avait plus pour couleur que le gris et le noir … Deviner leur cauchemar est aussi impossible que d'essayer de le représenter mais l'approcher un instant seulement est devoir et piété, piété et pitié.
Cette approche qui laisse sans voix, ce regard jeté en enfer ne serait rien si notre quête devait s'arrêter là. Elle est plus qu'une invitation, un impératif catégorique à comprendre, à témoigner et à agir. La raison sans affect n'est que sécheresse des chiffres et s'il faut rendre hommage à l'extraordinaire travail d'un Hilberg réalisant avec une méticulosité qui donne le vertige, le compte édifiant et inimaginable des massacres, il faut rappeler sans cesse que derrière chaque nombre il y avait un homme, une femme ou un enfant, une existence avec ses espoirs et ses projets, ses réalisations, ses pensées, ses amours … C'est pourquoi notre présence ici ne pouvait se résumer à un seul colloque d'intellectuels ou un symposium de personnalités en charge des plus lourdes responsabilités.
Mais à rebours le seul affect sans le secours de la raison qui nous invite à interroger et à tirer les leçons du passé nous laisserait épuisés et désemparés, sans défense par rapport aux menaces d'aujourd'hui et de demain, victimes potentielles hypnotisées par le mal qui toujours rode, se nourrissant de notre impuissance à le réduire.
C'est pourquoi de concert avec la Présidence polonaise nous avons voulu que ces deux approches soient intimement mêlées, que la sensibilité et la raison aient part égale à cet événement que nous avons voulu tout entier marqué par l'exigence et la nécessité d'un enseignement sans cesse répété de ce que fut l'horreur nazie.
Ici ou là parfois des voix s'élèvent se demandant si on "n'en fait pas trop". Je ne pense bien sûr pas ici aux négationnistes ou révisionnistes toujours à l'affût d'une occasion pour resservir falsifications et mensonges. Je pense à ceux qui, sachant que l'obsolescence est la marque du siècle finissant, craignent que l'usure de la répétition ne finisse par desservir ce qu'elle prétend servir. A ceux-là, il convient de répondre avec le philosophe français Auguste Comte que "c'est l'oubli des vivants qui fait mourir les morts". Plus encore cet oubli met en risque mortel les générations futures parce que l'oubli condamne les hommes à revivre à intervalles plus ou moins éloignés les heures les plus sombres de leur histoire.
Mais la répétition du même n'est pas répétition identique. Si les commémorations et les ouvrages savants, les érections de monuments ne devaient être qu'un rituel vide et désincarné, ils donneraient raison aux détracteurs du souvenir. La mémoire, ici comme ailleurs, doit agir comme force productive étendant dans le temps et la vaste géographie du monde, les leçons que nous livre Auschwitz, devenu symbole de l'horreur et du mal, "anus mundi" - pour reprendre le mot tout à fait juste et affreux du poète Paul Celan.
C'est pourquoi l'intention éducative à laquelle le Conseil se consacre sans relâche depuis des années est inséparable de notre présence durant ces journées à Cracovie et Auschwitz. Et il faut rendre hommage à la volonté polonaise de mener à bien ces journées. Ce n'est pas chose facile pour un pays de vivre avec des lieux dont le simple nom est devenu antonomase de lâcheté ou de vilenie des hommes, même si alors, pour reprendre encore un mot de Paul Celan "la mort était un maître qui venait d'Allemagne". Mais les plaies ne se cicatrisent que d'être soignées et non d'être simplement recouvertes. Si un destin européen existe, et nous le pensons, il lui appartient de prendre en partagede soin, de souci et de responsabilité non seulement notre histoire positive mais aussi notre histoire négative en ses heures les plus noires et les plus brûlantes.
Parce que le défi de l'Europe est double: l'unité, mais non pas une unité réalisée au fil de l'épée par des dictateurs porteurs d'une idéologie d'exclusion, mais par des peuples en marche vers un monde meilleur. Ecoutons résonner encore la voix de Périclès s'adressant aux Athéniens "Puissiez-vous dire de nous siècles futurs que nous avons bâti la cité la plus prospère et la plus heureuse". L'ambition pour nous demeure mais nous n'excluons plus personne et nous voulons faire valoir cet idéal pour tous. C'est la victoire posthume que nous offrons à tous ceux qui ici furent réduits en cendres au seul motif de leurs origines ou parce qu'il étaient réfractaires à une pensée unique donnée de toute l'humanité.
Ce message nous ne pouvons le faire passer qu'avec l'aide de tous et les enseignants sont les premiers éclaireurs. Vous tous, responsables dans vos pays respectifs d'enseignement et d'éducation, vous portez la responsabilité d'une leçon à hauteur d'humanité.
Nous recherchons plus que simplement un "programme" d'enseignement. Nous cherchons à convaincre une jeunesse, à emporter sa conviction: ce qui s'est passé ici en ce milieu de siècle sanglant n'est pas l'affaire des seuls juifs, tsiganes, homosexuels, allemands, polonais et résistants. C'est l'affaire de l'Homme en sa confrontation paroxystique avec le mal. Et tous ensemble nous ne serons pas de trop pour éviter que pareille chose ne se reproduise non seulement en Europe mais dans l'ensemble du monde. Parce qu'il nous faut démontrer que cette Europe qui sombra un jour dans le gouffre de l'abjection peut aussi viser les sommets de l'éthique.