Séminaire des Ministres européens de l'Education - ''Enseignement de la mémoire et patrimoine culturel'' |
Intervention du Cardinal Jean-Marie Lustiger
Cracovie le 4 mai 2005
Au début de mes études secondaires, je commençais à apprendre l’allemand. Mon père m’a alors confié à une famille allemande qu’il connaissait comme anti-nazi pour un mois de vacances d’été, en 1936 puis en 1937. C’est ainsi que j’ai découvert l’Allemagne nazie avec le regard et l’intelligence d’un enfant de 10 ans. Les enfants de la famille qui me recevait, de plusieurs années plus âgés que moi, étaient mes compagnons de jeux. Comme la plupart des jeunes allemands, ils étaient embrigadés dans les Jeunesses Hitlériennes . Les parents étaient, en effet, instituteurs et dépendants de l’Administration. J’ai vite compris que les parents évitaient de parler devant leurs enfants de tout ce qui touchait au Parti National Socialiste. Les parents savaient que j’étais juif mais non les enfants. Mon père m’avait strictement recommandé de me taire à ce sujet.
J’ai donc vu la propagande anti-juive, horrible et cruelle, qui était diffusée de façon obsessionnelle par des affiches, des journaux, tous les moyens de la propagande. Un jour, le plus jeune des garçons, très fier de son uniforme de la Jeunesse Hitlérienne m’a déclaré en me montrant le poignard qu’il portait à la ceinture : « Nous tuerons tous les Juifs ». J’ai su, dès ce moment-là, ce qu’ils avaient l’intention de faire et j’étais certain que, s’ils en avaient le pouvoir, ils le feraient.
Au lycée, à Paris, notre professeur d’allemand nous enseignait à aimer l’humanisme de la culture allemande tout en nous alertant clairement sur les mensonges de la propagande nazie. J’étais pénétré, grâce à mes maîtres et ma famille, d’un très haut idéal de respect de l’homme et en particulier des pauvres et des souffrants. J’avais une confiance inébranlable dans la France, pays de la liberté et des droits de l’homme et dans sa supériorité militaire sur l’Allemagne. C’est pourquoi la découverte de ce projet d’assassinat collectif ne m’a pas alors effrayé ; mais il m’a posé une question à laquelle je ne pouvais répondre : Pourquoi le peuple allemand si cultivé pouvait-il sombrer dans une telle barbarie ; car, quand je recevais en pleine face la propagande anti-juive des nazis, je savais bien qu’ils mentaient. Alors, pourquoi des hommes civilisés peuvent-ils vouloir exterminer sans raison un groupe de leurs semblables ? Cela rejoignait mes questions sans réponse sur la souffrance et le mal et sur le destin du peuple juif.
Deux ans plus tard, la guerre éclatait. En août 40, la France s’effondrait. Je savais que les nazis mettraient à exécution ce que j’avais compris 4 ans plus tôt. Peu de gens autour de moi voulaient me croire, pas même mes parents, tellement ils avaient confiance dans la France. Commencèrent alors ces années terribles où il a fallu se cacher, trouver des faux- papiers, ces années de honte, d’humiliation, de misère. Arrestations, le camp de Drancy, la déportation où ma mère a disparu, la clandestinité. Car, désormais, l’ordre public reposait sur la distinction de deux classes d’hommes, les ariens et les juifs, étant entendu que les juifs n’avaient plus aucun droit car ils étaient des sous-hommes condamnés à mort par la race des surhommes.
Pendant ces années d’occupation nazie, j’ai découvert le courage et la lâcheté, la générosité et l’égoïsme, l’amitié sans condition et la haine la plus grossière qui encourageait les dénonciations, les vengeances, les vols. La question de mes 10 ans surgissait à nouveau mais assortie d’une autre question « Pourquoi les juifs ? »
J’avais, dans l’intime de mes réflexions, déjà pressenti une réponse. Je vous la livre ingénument : Le peuple juif, quels que soient les qualités et les défauts de chacun de ses membres, est porteur d’un message qui touche à l’essentiel de la dignité humaine. Le peuple juif doit son existence à cette mission de prophète quels que soient ses faiblesses et ses péchés, quelle que soit l’envie qu’il puisse éprouver de se débarrasser de ce fardeau. Il doit porter devant les peuples la grande lumière donnée, au Sinaï, des Commandements de Dieu, qui fondent le respect de l’homme et sa dignité et dont on peut reconnaître l’éclat dans la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée à Paris en 1948. Pour le totalitarisme nazi exterminer les juifs, c’était faire disparaître le Message avec le messager. En ce sens, l’antichristianisme des nazis était en cohérence avec leur antisémitisme.
Ce n’est qu’après la guerre et bien plus tardivement que, comme beaucoup d’autres, j’ai connu ce qui s’est réellement passé dans les camps, cette extermination scientifique et planifiée, cet horrible, et pervers délire de la raison humaine dont le souvenir se concentre aujourd’hui autour d’Auschwitz. Car dans les années de l’après-guerre, il était pour toutes sortes de raison, impossible d’en parler. Ce serait un autre chapitre, que d’expliquer ce mutisme, mutisme des survivants et mutisme de ceux qui avaient échappé aux arrestations, dont je faisais partie. Car ce que nous ressentions, ce que nous savions ne pouvait pas être entendu, ce que nous aurions pu dire ou balbutier n’auraient pas été reçu, aurait été pris en mauvaise part et se serait retourné contre nous. Notre mutisme répondait à la surdité de la société.
Il a fallu attendre presque un quart de siècle pour que ce silence soit rompu. C’était dans le début des années 70. La série américaine de télévision « Holocauste » puis plus tard le film majeur de Claude Lanzman « Shoah » balisent cette période. Alors que le révisionnisme s’installe et veut nier ou diminuer l’horreur du crime, les travaux scientifiques des historiens mettent au jour l’inhumanité systématique de l’entreprise des nazis. Ceux-ci ont cherché jusqu’au bout à dissimuler leurs crimes jusqu’à exécuter ceux qui auraient pu en être les témoins. Par ailleurs, les historiens ont ‘démontés’ la ré-interprétation cynique des années de guerre par le régime soviétique, qui voulait conditionner l’opinion des polonais, eux-mêmes victimes privilégiés des nazis.
Cependant, les victimes des massacres et des atteintes aux droits de l’homme répétés tout au long de ces décennies, en différents pays, revendiquent les mots du malheur juif pour désigner l’injustice qu’elles subissent. Mais est-il possible de comparer les crimes et de peser les souffrances ? Selon quels critères : le nombre de victimes, la nature du traitement subi etc…? Le travail des juristes sur la notion de ‘génocide’ et de ‘crime contre l’humanité’ en déterminant la nature d’un crime relevant de la justice internationale ne répond pas pour autant à cette question.
Le mot hébreu ‘Shoah’ fut substitué à celui d’’holocauste’ qui signifie dans la Bible une offrande agréable à Dieu. Ainsi fut affirmé la singularité du malheur juif provoqué par le crime des nazis. Mais la généralisation du concept de génocide et, parfois, j’ose le dire, sa justification implicite, par le silence ou la complicité des intérêts économiques ou politiques relativise l’horreur du crime nazi et banalise l’anéantissement des juifs. Pourquoi faudrait-il, dans ce nouveau siècle, focaliser la mémoire du monde sur ce crime des nazis qui déjà s’enfonce dans le passé. La Shoah ne serait elle qu’une affaire juive et le crime nazi qu’une affaire allemande ? La singularité de l’entreprise nazie et de ceux qui s’y associèrent était-elle seulement la conséquence ou comme l’écho du particularisme juif ? Ou bien ces tragiques événements du XXème siècle sont-ils un événement capital de l’histoire de l’humanité, où celle-ci a touché le fond de l’abîme ?
Pouvons-nous oublier cette faillite d’une civilisation comme le grand écrivain François Mauriac l’a écrit plus tard pour préfacer le récit d’Elie Wiesel « La nuit ». Mauriac raconte que sa femme avait vu à la gare d’Austerlitz un wagon entier bourré d’enfants juifs qui allaient partir dans une destination inconnue. « Nous ignorions tout alors des méthodes d’extermination nazie. Et qui aurait pu les imaginer ! Mais ces agneaux arrachés à leur mère, cela dépassait déjà ce que nous eussions cru possible. Ce jour-là, je crois avoir touché pour la première fois le mystère d’iniquité dont la révélation aura marqué la fin d’une ère et le commencement d’une autre. Le rêve que l’homme d’Occident a conçu au XVIIIème siècle, dont il crut voir l’aurore en 1789, qui, jusqu’au 2 août 1914, s’est fortifié du progrès des lumières, des découvertes de la science, ce rêve a achevé de se dissiper pour moi devant ces wagons bourrés de petits garçons,- et j’étais pourtant à mille lieues de penser qu'ils allaient ravitailler la chambre à gaz et le crématoire. »
Nous devons chercher à comprendre ce qui s’est passé et pourquoi cela s’est passé au point de pervertir l’ambition scientifique et humaniste d’une civilisation si raffinée. Et voici ma troisième question. Qu’est-ce que l’homme ? Qu’y a t-il donc en lui de si sacré, que le pouvoir de l’homme ne puisse en disposer comme il dispose des choses de ce monde ? C’est aussi la question que pose le titre de Primo Levi « Si c’est un homme »
Tout homme est une personne, il est, dans le monde, l’image et la ressemblance de Dieu, Dieu transcendant, plus grand que toute chose de ce monde. C’est pourquoi, on a pu parler de la transcendance de la personne humaine. L’athée comme le croyant peuvent reconnaître cette transcendance de la personne humaine sans offenser la raison, bien au contraire. Car, c'est cela même que le nazisme, dans sa folie, voulait détruire en annonçant le règne de la race arienne, celui des surhommmes qui avaient tous les droits sur les soushommes (untermenschen) et plus encore sur les non-hommes (unmenschen) c’est à dire les juifs.
La caractéristique du système nazi est non seulement son inexorable cruauté scientifique mais aussi sa négation de la ‘transcendance’ de toute personne humaine. Le surhomme nazi veut se faire Dieu et le manifeste par sa cruauté sadique. L’homme ne peut aller plus loin dans la négation de l’homme et de Dieu. La Shoah, dans sa particularité, met à nu un risque et une tentation de toute l’humanité. Cet abîme du mal, dont parlait Mauriac, est l’inversion de l’espérance qu’il nous faut à nouveau découvrir. Lorsque les juifs et les chrétiens reçoivent avec les premières pages de la Bible cette affirmation : Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance, ils savent que tout être humain est sacré.
Pour enseigner le respect et l’amour de la dignité humaine et de tout homme, il faudrait poser à nouveau les trois questions de mon enfance et de ma jeunesse et aider les nouvelles générations à se les poser. Il faut donc démasquer l’origine du mal qui peut fasciner la fragile liberté des hommes. Il faut aider les jeunes à reconnaître dans ce qui, peut être, les séduit, ce qui les éloigne de cet haut idéal d’humanité, du respect de la liberté et des droits de chacun. Bien plus, leur montrer que cet idéal d’humanité est la condition nécessaire du bonheur et que cet haut idéal est toujours le fruit d’une conquête, conquête de l’intelligence qui cherche la vérité, de la liberté qui cherche et choisit le bien, qui fait passer le bien d’autrui avant la satisfaction de ses passions personnelles. Bref, la Shoah nous montre le fond de l’enfer que l’homme est capable de créer en déshumanisant ses semblables au mépris de tout. L’enfer aussi peut être fascinant. Il faut aider les jeunes générations à reconnaître cette logique infernale dans les comportements sociaux, non pour les rendre méfiants et suspicieux mais pour qu’ils portent toutes leurs forces vers la vie.