Séminaire des Ministres européens de l'Education - ''Enseignement de la mémoire et patrimoine culturel'' - Cracovie et Auschwitz-Birkenau - Pologne - 4-6 mai 2005
Discours d'ouverture de Gabriele Mazza, Directeur de l'éducation scolaire, extra-scolaire et de l'enseignement supérieur
Il y a soixante ans, la défaite de l'Allemagne nazie laissait apparaître une Europe meurtrie dans sa chair et dans son âme. L'Europe des Lumières et des idéaux de tolérance, de liberté et d'égalité s'était muée en un charnier. Aux atrocités de la Première Guerre mondiale avait succédé l'ignominie des camps d'extermination: tout le mal que l'homme peut faire à l'homme s'est accompli là dans une géographie européenne de l'horreur qui porte pour nom Sobibor, Maïdanek, Treblinka. Les noms lumineux de Vienne, de Paris, de Dresde, de Prague ou de St-Petersbourg étaient effacés de l'horizon et pour certains rayés même physiquement de la carte. Cette Europe barbare avait sa capitale: Auschwitz. Il fallut attendre la libération du camp pour prendre la mesure impensable de la mort industrielle ici à l'oeuvre.
Désormais notre monde devait apprendre à vivre avec le nom des charniers. L'humanité désormais était marquée d'un fer rouge indélébile bien au-delà des millions de victimes. Le langage, le regard étaient à jamais transformés, le mot "gaz", "un train de marchandise", "une image de la vie traditionnelle juive en Europe de l'Est", "un ghetto", tout désormais acquerait un goût de cendres dont jamais plus nous ne pourrons nous remettre.
Cicatrices et balafres sont notre héritage que nous ne pouvons pas plus ignorer que refuser. Héritage européen qu'il nous appartient d'assumer de manière résolue, quand bien même nous aurions préféré ne pas connaître cette Europe de feu et de sang.
Ne pas la revivre est le souhait de tout homme de bonne volonté et de paix, mais le souhait en la matière ne saurait suffire. L'avenir n'appartient pas aux hommes de désir mais aux hommes d'action et de volonté. Il nous faut travailler à comprendre ce qui s'est passé, poser la question du pourquoi et du comment, serrer au plus près le complexe engrenage des petites humiliations et injures, des outrages et des vexations qui firent le lit de la destruction planifiée de millions d'hommes et la ruine d'une culture foisonnante avec ses poètes, sa culture théâtrale, sa langue.
Prendre pour souci la dimension patrimoniale du désastre ce n'est pas tenir pour négligeable ou secondaire la disparition de tant d'hommes et de femmes. C'est surtout au-delà, par delà leur disparition, leur redonner une voix et une existence. C'est démontrer qu'ils étaient porteurs de quelque chose d'indestructible, ce fil que ne saurait couper le bourreau et que nous lui interdisons de couper. Et cette culture patrimoniale, musique et langue, nous voulons la montrer non pas dans une dimension muséale, mais pour son intrication étroite avec d'autres cultures, aujourd'hui bien vivantes et dynamiques. Le passé qui ne passe pas c'est celui qui s'inscrit dans le présent et s'ouvre à l'avenir. Nous allons parler dans ces journées de transmission de la mémoire et voir comment nous pouvons approfondir et enrichir l'éducation des jeunes générations en matière de connaissance de la Shoah et la prévention de toute résurgence de cette histoire de cauchemar.
Le patrimoine a incontestablement son rôle à jouer dans cette entreprise et le Conseil de l’Europe a assuré un rôle pionnier en la matière depuis plus de 15 ans en liant étroitement patrimoine et éducation.
C’est ce qu’ont compris de nombreux pays d’Europe en s’inscrivant dans le cadre de la convention sur la valeur du patrimoine pour la société.
Au-delà des pierres blanches ou grises, de tel ou tel écrit, le patrimoine est témoin silencieux et expression ramassée de valeur, de savoirs, de création, de tradition…..Il s’agit alors d’arracher le témoin à son silence, le faire parler à nouveau, lui qui est compagnon de notre quotidien sous la forme de cet air de musique fredonné ou de cette maison dans la rue que nous traversons chaque jour.
Cette attention suscitée pour l’invisible de notre quotidien est une contribution fondamentale au progrès du dialogue interreligieux et interculturel qui est l’horizon indépassable de notre monde.
De cette tâche le Conseil de l'Europe s'est fait un devoir et il ne cesse, de rencontres en rencontres, de tisser étroitement la relation entre nos pays sur cette question cruciale. C'est ainsi qu'est née l'idée d'une journée consacrée dans chaque pays à un enseignement de la Shoah, et nous avons eu le plaisir au fil des années de voir grandir le nombre de pays adhérant à cette belle et nécessaire idée. Chacun de nos colloques (Paris, Vilnius, Donaueschingen, Bruxelles et Budapest) est une étape supplémentaire qui vise à enrichir nos formes d'éducation face à des publics divers. Tâche immense et difficile: déjà les événements disparaissent à l'horizon avec les derniers témoins directs et exigent de notre part une vigilance accrue par rapport au poison du révisionnisme. On le sait, et c'est tout le sens de la présente réunion ici à Cracovie, le passage de flambeau entre témoins et historiens est une heure cruciale. L'événement vécu est lourd de sa densité de souffrance, non pas seulement immédiate, mais à long terme. Pour tous ceux, ( peu nombreux au demeurant ) qui ont survécu la marque demeurera indélébile. Et désormais la voilà qui devient sous leurs yeux histoire discutée, puis image mythologique, et bientôt Hitler rejoindra Attila et Néron, comme figure d'un bestiaire de l'horreur, rien de plus finalement.
Notre ambition est de faire lien: non pas faire revivre à chacun en chaque instant la douleur de la torture et de l'extermination. L'entreprise serait impossible et quelque peu morbide et perverse. Non! Il s'agit de faire entendre à tous l'attention qu'exige toute intolérance, pour la réprimer, la dissiper immédiatement. Il n'y a pas de vexation ou d'humiliation innocente, ou sans effets. Le mal doit toujours être pris à la racine, après comme le disait le Cardinal de Munich, il est déjà trop tard.
Il me reste au nom de notre Secrétaire Général, Terry Davis à vous remercier tous d'être volontaires et disposés à cet effort et en tout premier lieu nos hôtes polonais. Mais on comprendra que je me réjouisse tout particulièrement de la présence de deux d'entre vous: Marek Edelmann, dernier chef en vie de la résistance du Ghetto, juif polonais, souvent en marge des pensées institutionnelles et cheville ouvrière du musée de la Shoah que bâtissent aujourd'hui les autorités polonaises et Monseigneur Lustiger qui nous fait l'honneur d'ouvrir notre colloque: Cardinal et jusqu'à il y a peu, Archevêque de Paris, juif et polonais d'origine, ayant connu dans son enfance la persécution et la perte des êtres les plus chers en camp, qui mieux que vous, peut porter la parole du siècle défunt sur le régime du mal qui a pour nom: Auschwitz. Vous étiez ici le 27 janvier déjà pour porter la parole de l'Eglise et du Pape, cette fois-ci vous parlerez en votre nom propre pour un message spirituel qui ne peut être qu'identique, mais aussi pour un message plus personnel, plus intime.
Notre colloque n'est ni couronnement, ni conclusion. Il est une simple étape sur le chemin que nous ne cessons de tracer avec patience et conviction, chemin menant vers un monde plus solidaire plus uni. Et le Conseil de l'Europe n'a d'autre prétention que d'être un modeste allié de tous les nations et de tous les hommes de bonne volonté saisis par la nécessité et l'urgence de cette entreprise.