Le processus de Turin
Contribution du
Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les Droits sociaux [R.A.C.S.E.]
Avertissement : Le présent texte est en cours de traduction en langue anglaise.
La Charte sociale européenne a été voulue par les Etats membres du Conseil de l’Europe comme pendant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Comme cette dernière, la Charte concrétise le but de cette organisation qui est de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont le patrimoine commun des Etats européens et de favoriser leur progrès économique et social, notamment par la défense et le développement des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Aussi, participe-t-elle de la construction de la société démocratique européenne.
Depuis son adoption le 18 octobre 1961, et avec sa révision le 3 mai 1996, la Charte sociale européenne constitue une référence reconnue en Europe, en tant qu’elle formule le catalogue le plus complet de droits sociaux. Elle est au fondement du développement des droits sociaux fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne (article 151 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne).
La Charte sociale européenne de 1961 (et sa version révisée de 1996) sont des instruments conventionnels internationaux au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969. Ainsi que le confirme la Charte elle-même: « Les Parties s'engagent à se considérer comme liées par les obligations résultant des articles et des paragraphes » figurant dans la partie I (article 20 de la Charte sociale européenne, article A de la Charte sociale européenne révisée). En ratifiant lesdites Chartes, ceux-ci s’engagent, conformément à l’article 26 de ladite Convention de Vienne, à exécuter les engagements qu’elles contiennent de bonne foi.
Le Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux (RACSE) est une association1 qui réunit, à titre principal, des enseignants-chercheurs et chercheurs des
établissements d’enseignement supérieur d’Europe, de rang professoral ou non, et, à titre subsidiaire, des personnes physiques ou morales particulièrement qualifiées sur les questions relatives à la Charte sociale européenne et aux droits sociaux. Selon ses statuts, « le Réseau a pour mission prioritaire la promotion de la Charte sociale européenne et des droits sociaux en Europe, et prend toute initiative propre à faire connaître la Charte sociale européenne et les autres instruments de protection des droits sociaux en Europe, ainsi qu’à améliorer leur mise en œuvre et leur protection tant à l’échelle du Conseil de l’Europe que dans les Etats membres de cette organisation »2.
Le Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux voit la Conférence à haut niveau de Turin comme devant avoir pour objectif de traduire dans la réalité européenne la vocation de la Charte sociale à être une véritable constitution sociale pour l’Europe. La réalisation de cet objectif n’implique, en l’état actuel du droit européen, aucune révision des textes en vigueur. Elle suppose cependant que soient prises par le Comité des ministres, qui en a le pouvoir, des mesures concrètes pour renforcer la visibilité et l’effectivité de la Charte sociale. Elle suppose également une amélioration de la coordination entre la production normative de l'Union européenne et les exigences de la Charte sociale européenne.
Tel est le sens et l’esprit du présent document. Le Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux souhaite, à travers lui, contribuer à la réflexion collective sur les thèmes à l’ordre du jour de la Conférence à haut niveau. Conformément à son mandat statutaire, il estime devoir soumettre à la délibération des gouvernements et des institutions européennes les propositions qu’il juge les plus propres à réaliser l’objectif que cette Conférence à haut niveau s’est donnée, à savoir « mettre au premier plan la Charte sociale européenne en tant que Constitution sociale du continent, pour que l’Europe retrouve
l’adhésion des citoyens et l’engagement des Etats autour des valeurs de démocratie, de prééminence du droit et de respect des droits de l’homme ».
Le mécanisme de suivi du respect des engagements des Etats parties qu'institue la Charte sociale européenne et le Protocole additionnel prévoyant un système de réclamations collectives n'est pas un substitut à une meilleure prise en compte de la Charte par les autorités nationales. La Charte sociale européenne est un traité international qui, à ce titre, impose des obligations à l'ensemble des organes de l'Etat. Le Législateur, l'Exécutif, et le Judiciaire ne peuvent ignorer les exigences de la Charte sociale européenne qu'au risque d'engager la responsabilité de l'Etat. Or, trop peu de progrès ont été faits à cet égard. S'il est vrai que l'Annexe à la Charte sociale européenne énonce, s'agissant de la Partie III de la Charte, que
registre des associations du Tribunal d'Instance de Strasbourg. Elle a son siège à : La Maison des associations, 1-a Place des Orphelins, 67000 Strasbourg.
celle-ci « contient des engagements juridiques de caractère international dont l'application est soumise au seul contrôle visé par la partie IV », cette précision signifie uniquement que le contrôle de la Charte repose sur les mécanismes que la Charte institue et non sur d'autres mécanismes internationaux ; elle ne dispense pas les Etats parties de l'obligation de tenir compte de leurs engagements internationaux dans l'adoption de législations et de politiques au plan national.
Le Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux estime le moment venu de dépasser le préjugé selon lequel la Charte sociale européenne ne contiendrait que des obligations de nature programmatique, et trop vagues pour être invoquées directement devant les juridictions nationales. Il relève en outre que, même dans les Etats parties qui définissent de manière restrictive la compétence de leurs juridictions nationales à prendre appui sur les règles de droit international en vigueur à l'égard de l'Etat concerné, ceci ne dispense pas les autres pouvoirs de l'Etat – le Législateur et l'Exécutif – de prendre en compte les règles de la Charte dans l'élaboration des lois et dans leur mise en œuvre, de même que cela n’a pas fait obstacle à une application de ces règles par les juridictions. Les mécanismes de contrôle institués au niveau du Conseil de l'Europe devraient n'avoir qu'une fonction purement subsidiaire à remplir.
De manière croissante, les juridictions nationales reconnaissent que les droits économiques et sociaux que leur Etat s'est engagé à reconnaître en droit international peuvent être invoqués devant elles. Les modalités de cette invocation sont diverses. L'invocabilité passe parfois par l'application directe de la règle internationale: celle-ci est assimilée à une règle de droit nationale, et appliquée comme telle. L'invocabilité peut être plus indirecte : la règle internationale peut influencer l'interprétation des règles applicables du droit interne, par exemple lorsque plusieurs interprétations sont possibles, ou lorsqu'apparaissent des notions à contenu variable telles que l'ordre public, la « faute » en droit de la responsabilité civile, l'abus de droit ou la bonne foi.
Dans plusieurs Etats parties à la Charte sociale européenne, les cours et tribunaux admettent qu'au moins certaines dispositions de la Charte puissent être invoquées dans le cadre des litiges dont ils sont saisis. Cette évolution est appelée à s'accélérer dans les années qui viennent, notamment suite à l'entrée en vigueur, le 5 mai 2013, du Protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
Bien que le Comité européen des droits sociaux n'impose pas aux Etats parties qu'ils reconnaissent une forme déterminée d'invocabilité de la Charte sociale européenne, il a insisté à juste titre sur le fait que la reconnaissance de pareille invocabilité est de nature à favoriser une meilleure prise en compte de la Charte par l'Etat concerné3. Il ressort aussi de certaines décisions du Comité qu’il appartient aux juridictions internes d’appliquer aux litiges dont
3 C.E.D.S., Conseil européen des syndicats de police (CESP) c. France, réclamation n° 57/2009, déc. du 1er déc. 2010, § 23.
elles sont saisies les appréciations générales qu’il donne sur la conformité des situations nationales à la Charte4.
Le Réseau entend contribuer à cette évolution, qui renforcerait le caractère subsidiaire des mécanismes de suivi de la Charte que prévoit la partie IV de la Charte sociale européenne de 1961 (à laquelle renvoie l'article C de la Charte sociale européenne révisée), en même temps que l’effectivité de ladite Charte sur le territoire des Etats parties. Il peut contribuer à la formation des juges et agents de la justice et à la réflexion sur un éventuel mécanisme d’avis consultatif. Il a en outre résolu d’entreprendre une étude comparative systématique de la prise en compte de la Charte par les juridictions nationales des Etats parties, de manière à favoriser une diffusion des bonnes pratiques et à permettre de mettre en lumière à la fois les avantages d'une telle prise en compte et les obstacles qu'elle rencontre.
Lorsqu'une atteinte aux droits que garantit la Charte sociale européenne est dénoncée devant les juridictions nationales, c'est que les lois ou pratiques nationales ont échoué à prendre en compte les exigences de la Charte de manière suffisamment complète. C'est donc le signe d'un échec. Or, plusieurs mécanismes permettraient d'éviter une telle situation, où une atteinte aux droits de la Charte est constatée post hoc, par une meilleure prise en compte de la Charte ex ante. Parmi ces mécanismes préventifs figurent :
4 C.E.D.S., Confédération européenne des Syndicats c. Suède, réclamation n° 12/2002, déc. du 22 mai 2003, §§ 28 et 42
le suivi des conclusions adressées par le Comité européen des droits sociaux à l'Etat concerné.
Le Réseau invite l’Union européenne et ses Etats membres à œuvrer à l'amélioration de la prise en compte de la Charte sociale européenne dans la formulation et la mise en œuvre des législations et pratiques nationales, et au partage des bonnes pratiques en la matière. Il est prêt à apporter sa contribution au processus. Il tient également à souligner le rôle important des institutions nationales de promotion et de protection des droits de l'homme en la matière, y compris dans le suivi des décisions et conclusions du Comité européen des droits sociaux.
La procédure de réclamations collectives a été instituée par le Protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives, ouvert à la signature le 9 novembre 1995 et en vigueur depuis le 1er juillet 1998. Cette procédure est un élément clé du processus de « relance » de la Charte sociale européenne. A ce jour, 15 Etats sur les 47 que compte le Conseil de l’Europe ont accepté la procédure. Il s’agit de : la Belgique, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la République tchèque, la Slovénie et la Suède. Quatre autres Etats ont signé, mais n’ont pas encore ratifié le Protocole de 1995. Il s’agit de : l’Autriche, le Danemark, la Hongrie et la Slovaquie.
Le nombre relativement faible de Parties à la Charte sociale européenne ayant accepté le mécanisme des réclamations collectives illustre la distance considérable qui sépare encore la réalité européenne des objectifs assignés à cette nouvelle procédure. En effet, pour les rédacteurs du Protocole, celui-ci devait permettre « d’améliorer la mise en œuvre effective des droits sociaux garantis par la Charte »5. Or, la poursuite de cet objectif implique, de l’avis du Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux, que le Protocole de 1995 soit ratifié par tous les Etats parties à la Charte sociale de Turin ou à la Charte sociale
révisée. Parallèlement, les efforts doivent se poursuivre en vue de la ratification de la Charte sociale européenne par l'ensemble des 47 Etats membres du Conseil de l'Europe, de manière à marquer l'interdépendance, l'indivisibilité et l'égale importance de l'ensemble des droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux, que les Etats européens promeuvent dans le cadre universel.
Depuis son entrée en vigueur en 1998, la procédure a enregistré 110 réclamations. Le traitement de ces requêtes par le Comité européen des droits sociaux est, de l’avis du Réseau académique européen sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux, globalement satisfaisant. Le Réseau se réjouit en particulier :
Des difficultés et des points de préoccupation n’en demeurent pas moins.
En ce qui concerne l’accès à la procédure. Dans l’économie générale du Protocole de 1995, une place importante est accordée aux organisations non-gouvernementales nationales, aux côtés des organisations non-gouvernementales internationales et des organisations professionnelles, en tant qu’agents de réclamations. Du fait de la position de ces organisations, au plus près des réalités sociales, on pouvait fonder sur elles l’espoir d’une mise en conformité de maintes situations nationales concrètes avec la Charte. Or ce levier de la mise en œuvre effective des droits sociaux est resté, à ce jour, largement inactif, parce que le Protocole subordonne le droit de réclamation des ONG nationales à une déclaration de l’Etat de juridiction et qu’un seul Etat7, la Finlande, a effectué cette formalité.
En ce qui concerne la publicité et le suivi des décisions du Comité européen des droits sociaux. Du Protocole de 1995 il ressort la répartition suivante des rôles dans le cadre de la procédure de réclamations collectives8 : le Comité européen des droits sociaux se prononce en droit sur la conformité avec les obligations découlant de la Charte des situations nationales dont il est saisi et fait rapport au comité des Ministres9 ; et ledit comité des Ministres prend acte des décisions de non violation et, s’agissant des constats de violation, recommande aux Etats les mesures à prendre afin de se conformer à la Charte 10 . Quant au comité gouvernemental, il ne joue pas de rôle spécifique dans le cadre de cette procédure, mais voit sa mission générale de préparation des travaux du comité des Ministres s’étendre à ce cadre.
Cette claire répartition des rôles se trouve à présent affectée par certaines règles et pratiques auxquelles, de l’avis du Réseau, il conviendrait de mettre fin.
Il en va ainsi d’abord de la règle qui impose que les décisions du CEDS ne soient rendues publiques qu’après l’adoption par le comité des Ministres de la résolution ou de la recommandation prévues par le Protocole ou, à défaut, après un délai de 4 mois 11 . L’application de cette règle ne peut être que source de confusion. Pour le requérant, et plus largement le citoyen, rien ne justifie qu’une décision définitivement acquise voie sa publication retardée. Cette absence de transparence ne peut que nourrir la suspicion. Et ce d’autant plus que cette obligation de délai n’étant pas sanctionnée, une organisation réclamante, qui y a nécessairement intérêt, sera tentée de rendre publique la décision qui lui a été notifiée.
Outre cette règle, doivent aussi être mentionnées deux pratiques du comité des Ministres. L’une consiste à admettre que l’Etat qui a succombé devant le CEDS conteste devant l’organe ministériel le constat de violation rendu à son égard, et l’autre à remplacer les recommandations requises par le Protocole par de simples résolutions. Ces deux pratiques ne sont conformes ni à la lettre ni à l’esprit des textes. Mais elles sont plus encore. La première d’entre elles, en plus de fragiliser le constat juridique fait par le CEDS, remet directement et nécessairement en cause le principe du contradictoire qui gouverne la procédure de réclamations collectives, la partie réclamante n’ayant pas l’avantage de pouvoir s’exprimer devant le comité des Ministres. Quant à la seconde pratique, elle fait naître un contraste frappant entre le suivi dont font l'objet les décisions du CEDS et la surveillance par le comité des Ministres de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui est de nature à renforcer la perception d’une protection des droits de l’homme à deux vitesses, au détriment des droits sociaux.
En ce qui concerne l’administration de la procédure de réclamations collectives. La procédure de réclamations collectives est administrée par un comité de 15 membres assisté d’un Secrétariat réduit (le service de la Charte sociale européenne et du Code européen de sécurité sociale). Or, le CEDS et les personnels mis à son service ont à gérer aussi une procédure de contrôle sur rapports qui accroit considérablement leur charge de travail.
Le processus de « relance » de la Charte sociale européenne entamé en 1990 avait aussi été animé par la volonté de consolider l’organe de contrôle international de cet instrument. Un des moyens choisis pour y parvenir était de conférer aux membres du Comité européen des droits sociaux la même légitimité qu’aux membres de la Cour européenne des droits de l’homme. Aussi, l’article 3 du Protocole d’amendement à la Charte sociale (1991) modifiant l’article 25 de la Charte de Turin prévoyait-il que les « membres [du Comité européen des droits sociaux sont] élus par l'Assemblée parlementaire à la majorité des voix exprimées sur une liste d'experts de la plus haute intégrité et d'une compétence reconnue dans les matières sociales nationales et internationales », sur proposition des Parties contractantes. Cette réforme n'a jamais été mise en œuvre, en raison de la non-ratification du Protocole de Turin.
où la Cour européenne des droits de l'Homme comprend un juge élu au titre de chaque Partie contractante.
Parallèlement, il importerait d’augmenter le nombre de juristes au service de la Charte sociale européenne.
Le Réseau estime par ailleurs le moment venu de mettre en application l’amendement figurant à l’article 3 du Protocole de Turin de 1991. Ce serait une manière, parmi d’autres, d’indiquer l’importance que le Conseil de l’Europe et ses Etats membres attachent aux droits de la Charte sociale européenne.
Le Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux constate l'existence de risques accrus de conflits entre les exigences de la Charte sociale européenne (révisée) d'une part, et celles du droit de l'Union européenne d'autre part, à mesure que s'étendent les périmètres de chacun de ces ensembles de normes.
Il relève ainsi que, dans une décision du 3 juillet 2013, le Comité européen des droits sociaux a conclu au bien-fondé d'une réclamation introduite par les syndicats suédois, qui estimaient que les amendements apportés à la législation suédoise en 2010, afin de permettre à la Suède de se conformer à l'arrêt Laval de la Cour de justice de l'Union européenne, violaient plusieurs paragraphes de la Charte sociale européenne (révisée) : le Comité constate que lesdits amendements ne favorisent pas la négociation collective, en violation de l'engagement accepté par la Suède dans l'article 6 § 2 de la Charte de promouvoir la négociation collective comme manière de régler les conditions d'emploi; et que ces amendements apportent des restrictions aux actions collectives auxquelles les travailleurs doivent pouvoir recourir, dont la
nature aboutit à une violation de l'article 6 § 4 de la Charte12.
Cette décision s'inscrit dans une évolution d'ensemble. Deux décisions rendues le 23 mai 2012 par le Comité européen des droits sociaux constataient déjà qu'aboutissaient à des violations de la Charte sociale européenne de 1961 plusieurs mesures de flexibilisation du droit du travail en Grèce – en particulier, autorisant le licenciement sans préavis ni indemnité de personnes engagées sous les liens d'un contrat de travail à durée indéterminée ou favorisant l'embauche de jeunes travailleurs par la création de régimes spéciaux aboutissant à créer un régime dérogatoire –, alors que ces mesures se voulaient une réponse à la crise économique et notamment au taux de chômage très élevé des jeunes en Grèce, et étaient semble-t-il adoptées sous la pression de la « troïka » (comprenant la Banque centrale européenne, la Commission européenne, et le Fonds monétaire international) constituée afin de s'assurer que ce pays
prendrait des mesures structurelles garantissant la résorption de sa dette publique13. Par la suite, le Comité européen des droits sociaux a pris position sur le bien-fondé d'une réclamation introduite par le Syndicat des pensionnés-salariés de Grèce (« IKA-ETAM »), alléguant qu'un ensemble de modifications apportées au régime grec des pensions au cours de l'année 2010 était incompatible avec les engagements de la Grèce dans le cadre de la Charte sociale européenne, notamment avec son article 12 qui impose de porter progressivement le régime de sécurité sociale à un niveau plus élevé14. Le Comité relève dans sa décision que la clause de restriction de l'article 31 § 1er de la Charte de 1961 ne fait pas figurer les « objectifs économiques ou financiers » parmi les motifs admissibles de restriction des droits que la Charte garantit15. Il ajoute que « la circonstance que les mesures nationales contestées tendent à satisfaire à une autre obligation internationale que la Charte ne les soustrait pas à l'empire de celle-ci »16. Selon le Comité européen des droits sociaux, « lorsque les Etats parties acceptent des dispositions contraignantes qui se réfèrent à des questions régies par la Charte, il leur appartient, tant lors de l'élaboration dudit texte que de sa mise en œuvre dans leur droit
interne, de tenir compte des engagements qu'ils ont souscrits par la ratification de la Charte »17.
Le Comité européen des droits sociaux dit attacher « la plus grande importance à ce que les Parties contractantes de la Charte tiennent compte de ce traité lorsqu’elles adoptent, au sein de l’Union européenne, des directives dans les domaines couverts par la Charte. Le Comité souhaite en outre que les Parties contractantes, lorsqu’elles sont appelées à transposer en droit
76/2012, décision sur le bien-fondé du 7 décembre 2012.
partie I, lorsqu'ils seront effectivement mis en œuvre, et l'exercice effectif de ces droits et principes, tel qu'il est prévu dans la partie II, ne pourront faire l'objet de restrictions ou limitations non spécifiées dans les parties I et II, à l'exception de celles prescrites par la loi et qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d'autrui ou pour protéger l'ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs ».
n°55/2009, décision sur le bien-fondé du 23 juin 2010.
76/2012, déc. précitée sur le bien-fondé, para. 51.
interne des directives de l’Union européenne, fassent cette transposition en se conformant à leurs obligations au regard de la Charte. Il en va ainsi particulièrement des directives qui n’ont pas encore été intégrées dans le droit interne d’un certain nombre de Parties contractantes »18.
En effet, les risques de conflit entre le droit de l'Union européenne et les exigences de la Charte sociale européenne subsisteront tant que les exigences que la Charte sociale européenne impose aux Etats parties ne seront pas mieux prises en compte dans l'élaboration du droit et des politiques de l'Union européenne19. Dans une décision de 201020, le Comité européen des droits sociaux a rappelé que cette situation empêchait de considérer a priori les textes juridiques de l’Union européenne comme bénéficiant d'une présomption de conformité avec la Charte sociale européenne21. Il s'est dit néanmoins « prêt à modifier son opinion » lorsque la prise en compte de la Charte sociale européenne dans le droit de l'Union européenne serait plus systématique et fidèle22.
Or, le Réseau constate que le risque de conflits entre le droit de l'Union européenne et les exigences de la Charte sociale européenne s'accroît :
en hommage à Jean-Paul Jacqué, Dalloz, Paris, 2010, pp. 217-261.
sur le bien-fondé du 23 juin 2010, voy. spéc. §§ 32-42 (compatibilité de la loi française n° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail avec les engagements de la France dans le cadre de la Charte sociale européenne révisée).
« L’affirmation des droits sociaux fondamentaux dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », in A. Lyon-Caen and P. Lokiec (dir.), Droits fondamentaux et droit social, Paris, Dalloz 2005, pp. 145-184.
113/89, Rec., p. I-1417, point 17 ; C.J., 28 mars 1996, Guiot, C-272/94, Rec., p. I-1905, point 16; C.J., 28 avril 1998, Kohll, C-158/96, Rec., p. I-1931, point 41 ; CJ.C.E., 23 novembre 1999, Arblade, aff. jtes C-369/96 et C-376/96, Rec., p. I-8453, point 36 ; C.J., 15 mars 2001, Mazzaleni et ISA, C-165/98, Rec., p. I-2189, point 27 ; C.J., 24 janvier 2002, Procédure d’infraction c. Portugaia Construçoes Lda, C-164/99, Rec., p. I-787, points 20 et 21.
25 C.J., 21 septembre 1999, Albany, C-67/96, Rec., p. I-5751.
Schutter, « Le statut de la Charte sociale européenne dans le droit de l’Union européenne », cité ci-dessus; J.-Fr. Akandji- Kombé, « Charte sociale et droit communautaire », in J.-Fr. Akandji-Kombé et St. Leclerc (éds.), La Charte sociale européenne, Bruylant, Bruxelles, 2001 ; et J.-Fr. Flauss, « Les interactions normatives entre les instruments de droit européen
arriver qu’un Etat membre se voie tenu, en vertu des obligations qui lui sont imposées en raison de son appartenance à l’Union européenne, de renoncer à garantir certains droits sociaux fondamentaux, ou au moins de devoir renoncer à les garantir à un niveau déterminé, alors qu’en assurant cette garantie, il prétendrait s’acquitter des obligations que lui impose la Charte sociale européenne.
Dans son rapport sur la Situation de la démocratie, des droits de l'homme et de l'Etat de droit en Europe, présenté à la 124e réunion du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe tenue à Vienne les 5 et 6 mai 2014, le Secrétaire général du Conseil de l'Europe note que: « le Comité européen des droits sociaux a rendu en 2013 une décision dans laquelle il conclut notamment à une atteinte au droit de négociation collective et au droit de grève, corollaires notables du droit syndical. Les mesures attaquées avaient été prises à la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne. Les décisions d’Etats parties découlant directement ou indirectement du droit de l’Union doivent respecter les droits garantis dans la Charte. Il est donc urgent de trouver des façons pragmatiques de résorber les contradictions entre les deux groupes de normes ».27
Il attire aussi l’attention sur le fait qu’il existe, dans le cadre de la procédure de réclamations collectives, un mécanisme d’appel à interventions des tiers (article 32A du Règlement du Comité) qui peut servir au dialogue entre le système de la Charte sociale européenne et le droit de l’Union européenne. Il estime qu’il serait très utile que des mécanismes équivalents existants dans le cadre de l’Union européenne soient élargis.
L’obligation qui incombe aux Etats de se conformer à la Charte sociale européenne lorsqu’ils adoptent des dispositions législatives ou réglementaires, ou de prendre les mesures propres à faire en sorte que les parties sociales se conforment à la Charte lorsqu’elles concluent des
relatives à la protection des droits sociaux », in J.-Fr. Flauss (dir.), Droits sociaux et droit européen. Bilan et prospective de la protection normative, Bruylant-Némésis, Bruxelles, 2002, p. 87.
du Conseil de l'Europe, SG(2014)1 final, p. 41.
accords ou conventions collectifs de travail, n’a jamais soulevé de doute. En effet, en adhérant à la Charte, les Etats parties se sont engagés à prendre des mesures déterminées pour reconnaître des droits aux bénéficiaires désignés ou pour mettre en œuvre tel ou tel droit garanti par le texte européen, pour favoriser ou promouvoir telle pratique, pour reconnaître immédiatement tel droit qui devra par conséquent être respecté, etc.
Ces obligations, et les droits corrélatifs, ne sont cependant pas absolus. La Charte ouvre aux Etats parties deux possibilités pour en réduire la portée. Ces facultés font l’objet des articles 30 et 31 de la Charte de Turin, F et G de la Charte révisée. Ces articles visent respectivement les dérogations en cas de guerre ou de danger public28 et les restrictions29. C’est dans ces mêmes dispositions que se trouvent les garanties d’application de la Charte, en ce compris celles qui s’appliquent lors de circonstances extraordinaires comme la crise économique et
financière.
Interprétant l’article 31 de la Charte de 1961 ou l’article G de la Charte sociale révisée de 1996, le CEDS a toujours jugé que le pouvoir des Etats de restreindre la jouissance des droits protégés par la Charte sociale était subordonné à certaines conditions et ne saurait, en tout état de cause, conduire à ce que les droits en cause soient vidés de leur substance et, a fortiori, que la jouissance de ces droits soit suspendue. Cette position se fonde sur les articles 31-CSE et G-CSER, qui posent comme exigence que la restriction aux droits de la Charte soit prévue par la loi, qu’elle soit au surplus justifiée par la nécessité de garantir le respect des droits et des libertés d'autrui ou de protéger l'ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs et, enfin, qu’elle soit proportionnée au but à atteindre. Il s’agit là de conditions cumulatives.
S’agissant de l’article 30 de la CSE et de l’article F de la CSER, il résulte des décisions précitées du Comité européen des droits sociaux qu’une crise financière ou économique est étrangère à la notion de « guerre ou autre danger public menaçant la vie de la nation », seule circonstance pouvant justifier des mesures dérogatoires aux exigences de la Charte. Il a aussi été jugé que les aménagements aux droits sociaux rendus nécessaires par les circonstances de crise doivent être strictement limités et ne pas porter atteinte à la substance de ces droits. La considération de principe justifiant cette position a été exprimée dans ces termes par le CEDS
lui même : « la crise économique ne doit pas se traduire par une baisse de la protection des droits reconnus par la Charte. Les gouvernements se doivent dès lors de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces droits soient effectivement garantis au moment où le besoin de protection se fait le plus sentir »30.
Dans le souci d’assurer la protection des droits de l’homme en période de crise économique, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a formulé récemment les recommandations suivantes à l’endroit des Etats membres du Conseil de l’Europe31 :
Le Commissaire aux droits de l’homme a entendu, à travers plusieurs de ces recommandations, tirer les implications des décisions du Comité européen des droits sociaux relatives au respect de la Charte sociale européenne dans le cadre des politiques d’austérité.
Malheureusement, les organes politiques du Conseil de l’Europe ont parfois adopté des positions qui sont de nature à instiller le doute sur les attentes développées à l'égard des Etats. Ainsi, le Comité des ministres, dont la mission est précisément de veiller à l’exécution des décisions du CEDS, n’a pas recommandé au gouvernement grec de prendre les mesures fortes qu’impliquaient les décisions rendues à l’encontre de ce pays.
Le Réseau est préoccupé par ailleurs par le fait que nombre d’Etats parties à la Charte sociale, pour s’exonérer de l’obligation de se conformer aux exigences énoncées par le CEDS, n’hésitent pas à invoquer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme32, dont ils prétendent qu’elle confirme leur liberté de prendre toutes mesures économiques et sociales exigées par la crise.
Le présent texte a été rédigé conjointement par
Il a été approuvé par l’Assemblée générale du Réseau académique européen sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux (R.A.C.S.E.) réuni à Turin, le16 octobre 2014.