Texte relatif à l’intervention de M. Michele Nicoletti, Vice-Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à l’occasion de la Conférence à haut niveau sur la Charte sociale européenne (Turin, 17-18 octobre 2014) dont il était le rapporteur général
(Texte traduit à partir de l’original en italien)
Je tiens, tout d’abord, à remercier le Conseil de l’Europe et les autorités italiennes de m’avoir invité à la présente Conférence et de m’avoir confié, en ma qualité de Vice-Président de l’Assemblée parlementaire, la tâche stimulante d’élaborer le rapport général. Je présenterai ce document sous forme écrite afin que les organisateurs de la Conférence puissent le distribuer à tous les participants dans les semaines à venir. Conformément aux objectifs de la Conférence, le rapport général constitue la première étape du processus politique enclenché par la Conférence au regard de la Charte sociale européenne. Pour ce qui est de mon engagement à venir, je voudrais citer Altiero Spinelli : « Le chemin à parcourir n’est ni facile, ni sûr, mais il faut le parcourir et cela se fera ». Je vais poursuivre à présent en italien.
Cette Conférence avait pour objectif principal de prêter attention à la souffrance sociale de notre temps. Au cours de ces deux jours de discussion, la pauvreté, le chômage, l’impossibilité d’accéder aux soins de santé ou à l’instruction se sont invités parmi les thèmes au cœur de notre réflexion. Nous avons même pu concrètement, dans les défilés et les manifestations qui ont eu lieu autour de notre lieu de réunion, entendre les protestations des travailleurs, sentir le malaise de nombreux citoyens. Cette écoute aussi fait partie du style d’actions menées par le Conseil de l’Europe.
Que seraient, en effet, la démocratie et l’Etat de droit s’ils se réduisaient à des mécanismes fonctionnant parfaitement mais indifférents au destin des citoyens aux prises avec la réalité de tous les jours ? Les piliers de nos systèmes constitutionnels et démocratiques ne sont pas le fruit de l’indifférence mais celui de l’attention et de la passion pour l’humanité et ses souffrances.
Il est impossible de ne pas rappeler cela dans cette ville de Turin à laquelle est associé l’un des plus hauts témoignages de cette méditation sur les outrages infligés à l’humanité au siècle dernier que représente le livre majeur de Primo Levi Si c’est un homme.
Nulle déclaration des droits, nulle charte constitutionnelle n’a été écrite dans l’histoire sans que l’objectif ait été de remédier à l’avilissement de l’être humain. On ne comprendrait ni la Déclaration de 1948, ni la Convention de 1950 si l’on ne tenait pas compte du fait que les rédacteurs de ces documents avaient encore à l’esprit non seulement les terribles violations des libertés perpétrées par les totalitarismes mais aussi le drame de la pauvreté engendrée par les ravages de la guerre.
Pour présenter le programme de cette Conférence, on a choisi une phrase d’un grand européiste, Altiero Spinelli : si l’on relit aujourd’hui ce texte extraordinaire qu’est le Manifeste de Ventotene, on voit à quel point la question sociale est une préoccupation centrale, comme le disait Spinelli, « pour la réforme de la société » ; elle repose, en effet, sur le devoir de donner aux jeunes des chances égales de travailler et de s’épanouir ; selon maints européistes, c’est l’absence de solution apportée à la grande question sociale qui, dans tant de pays, a alimenté les folies nationalistes et racistes. La Charte sociale de 1961 s’enracine donc dans cette attention à la souffrance de l’humanité et dans la conviction que la question sociale et la question démocratique sont étroitement liées et que la reconstruction de l’Europe, hier comme aujourd’hui, ne peut avoir pour base l’indifférence car l’ennemi de la protection des droits fondamentaux, c’est précisément l’indifférence.
La crise a mis en évidence les lacunes de l’arsenal juridique des Etats européens en matière de protection des droits fondamentaux. Monsieur le ministre Poletti l’a parfaitement perçu lorsque, dans son discours d’ouverture, il a parlé de la fragilité des systèmes nationaux de protection des droits des plus vulnérables : le modèle européen de protection sociale ne peut être sauvé que si des mesures sont envisagées à l’échelon supranational. C’est précisément le contexte négatif de la crise économique qui nous a aidés à redécouvrir des instruments supranationaux comme la Charte sociale qui, comme l’a dit quelqu’un, semblait avoir été mise aux oubliettes ; or, la crise a fait ressortir sa remarquable caractéristique qui est d’être un traité unissant des Etats, des individus, des organisations internationales, des syndicats et des ONG et jetant les bases de la reconstruction d’une Europe des valeurs et des droits. La crise a mis en relief, s’il en était besoin, la pertinence fondamentale des droits sociaux. Elle a été, pour les sociétés européennes, l’occasion de comprendre l’importance d’assurer l’exercice de ces droits.
Cette Conférence est le résultat d’une longue série d’activités et de mesures ; elle représente le point culminant d’une construction marquée par plusieurs moments clés ; il suffit de citer les décisions emblématiques du Comité européen des droits sociaux relatives au système de réclamations collectives, la célébration du cinquantenaire de la Charte à Strasbourg, en octobre 2011, avec la participation du maire de Turin et l’adoption de la Déclaration politique du Comité des Ministres, les travaux de l’Assemblée parlementaire et du Parlement européen et les activités du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, sans oublier le rôle joué par le Réseau académique sur la Charte qui a su susciter l’intérêt pour ce traité fondamental et développer les connaissances et les recherches en la matière.
Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, M. Jagland, s’est fait l’interprète du caractère central et actuel de la Charte, plaçant résolument la question du respect des droits sociaux et du renforcement de la Charte sociale européenne au centre de son second mandat.
Les échanges de vues, les exposés et les interventions ont montré avec force, sans l’ombre d’un doute, que les droits consacrés par la Charte sociale européenne font partie des droits de l’homme, que ce ne sont pas des droits variables, dépendant de critères optionnels, des droits que l’on ne peut pas exercer, par manque de moyens en période d’austérité et qui sont dépourvus d’utilité en période de prospérité économique. Il s’agit de droits qui appartiennent à tous les êtres humains, comme les droits civils et politiques, dans une plus large mesure encore car, à maints égards, ils constituent la condition préalable à une jouissance effective des droits civils et politiques.
Nous avons, pendant des années, considéré les droits sociaux comme des droits secondaires et, pour ainsi dire, additionnels, oubliant que leur contenu, à savoir l’accès aux biens vitaux (nourriture, habillement, logement, santé, instruction…), représente, tant du point de vue théorique qu’historique, la condition indispensable à la revendication et à l’exercice des droits civils et politiques fondamentaux.
Un Turinois, Norberto Bobbio, a affirmé ceci : « J’estime que la reconnaissance de certains droits sociaux essentiels constitue la base ou la condition préalable d’un exercice effectif des droits liés à la liberté. Un individu instruit est plus libre qu’un individu inculte ; un individu qui a un emploi est plus libre qu’un individu au chômage ; un homme sain est plus libre qu’un homme malade ». (Sur les droits sociaux…). (traduction libre)
Le fait que l’accès aux biens vitaux est une condition indispensable à l’exercice d’autres droits est absolument évident sur le plan anthropologique : la libre expression est indissociable de la vie. C’est pourquoi, au plan moral, les situations dans lesquelles la pauvreté ou la maladie menacent l’existence même fondent des obligations absolues : Hans Jonas a exprimé ce concept avec force, donnant l’exemple du nourrisson qui, par sa seule existence et son incapacité même à survivre par ses propres moyens, impose à qui lui est proche l’obligation absolue de pourvoir à ses besoins. On pourrait dire la même chose du « blessé sur la route » qui nous impose de nous arrêter pour le secourir : l’indifférence est coupable non seulement au plan moral mais aussi juridique (non-assistance à personne en danger).
Or, cela est vrai aussi sur le plan social. Le fait que la jouissance des droits sociaux est un préalable à la jouissance des droits politiques était une évidence pour les aristocrates du XIXe siècle : seuls ceux qui avaient des biens et de l’instruction pouvaient voter ou être élus au Parlement. Cette vision des choses n’est pas acceptable pour les régimes démocratiques. C’est pourquoi ont été conçues des mesures en faveur de l’instruction publique et des politiques en matière d’emploi et d’assistance médicale et bien d’autres dispositions. Serait-ce que nous voulons revenir à la société du XIXe siècle fondée sur l’exclusion sociale qui engendre aussi l’exclusion politique ?
Il est manifeste pour tout un chacun que les droits sociaux ont une dynamique différente de celle des droits civils et politiques car ils requièrent des politiques actives et des moyens économiques (mais à dire vrai, quel droit n’en requiert pas ?) ; cela ne signifie pas, cependant, qu’il faille s’en remettre à la décision tout à fait arbitraire des gouvernements ou d’organismes techniques pour assurer leur respect. Précisément parce que ce sont des « préalables », leur respect fait partie des « devoirs constitutionnels » des démocraties (les constitutions italienne et allemande en sont une illustration).
En démocratie, l’affectation des ressources publiques ne peut faire abstraction du problème de l’accès de tous aux ressources. Cela concerne aussi bien la répartition des fonds publics que la régulation des relations sociales attendu que la lutte contre l’inégalité est un facteur de développement économique et, comme l’a si bien dit M. le Secrétaire Général Jagland, la justice sociale est productive. Il est absolument vrai – le thème, du reste, s’est imposé avec force dans le débat – que même les politiques d’austérité peuvent être motivées par un souci de justice « intergénérationnelle » pour éviter de faire peser sur les générations futures la charge des coûts sociaux, comme cela a été trop souvent le cas. Il est, cependant, vrai aussi qu’il existe des normes qui ne peuvent pas, de toute façon, être ignorées en termes de conditions minimales à assurer pour permettre à chacun de vivre dans la dignité.
Affirmer que la lutte contre la pauvreté et l’exclusion est un devoir constitutionnel des démocraties, c’est dire qu’il faut faire de cette obligation non pas l’obligation de telle ou telle classe politique ou sociale mais l’obligation de tous. La protection des droits sociaux devrait être une préoccupation transversale au sein des parlements et non pas simplement l’apanage d’une majorité ou d’une minorité. Tout comme Habermas a invoqué un patriotisme constitutionnel pour les démocraties, si nous déclarons que la lutte contre l’inégalité est un devoir constitutionnel, nous devons développer un « patriotisme social » qui batte enfin en brèche l’idée que les droits sociaux sont des « droits de pauvres » ou de « pauvres droits » : ce sont, au contraire, des droits universels étroitement liés à la plénitude, c’est-à-dire à la « richesse » de la vie humaine. C’est pourquoi nous avons besoin d’un nouveau contrat social européen qui prenne exemple sur les meilleures pratiques des gouvernements locaux comme nous l’a démontré le maire de Turin, Piero Fassino.
La Conférence a permis l’expression d’une profusion d’idées non seulement aux plans politique et juridique généraux mais aussi en termes de mesures concrètes.
Je pense à la demande pressante adressée aux parlements nationaux pour qu’ils soumettent la législation en matière sociale et économique aux principes de la Charte sociale :
Je pense aussi à l’importance de faire en sorte que la Charte et la jurisprudence du Comité européen des droits sociaux puissent être mieux connues et appliquées par les Cours et tribunaux nationaux, dans les limites fixées au niveau constitutionnel distinguant le droit interne du droit international.
La Conférence a mis la Charte sociale au premier plan ; pour nous-mêmes avant tout. Nous avons dû la relire et y réfléchir et nous nous sommes peut-être rendu compte que même notre institution, le Conseil de l’Europe, a couru le risque d’en faire une question sectorielle, relevant de la compétence d’une sous-commission de l’Assemblée parlementaire ou des quinze membres du Comité européen des droits sociaux, et non pas l’un des piliers de tous nos travaux.
De ce point de vue, il est fondamental que l’ensemble des institutions de l’Organisation – je veux parler ici tout particulièrement du Comité des Ministres, de l’Assemblée parlementaire, du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, de la Cour européenne des droits de l’homme et du Commissaire aux droits de l’homme – coordonnent leurs initiatives afin de renforcer la Charte en tant que traité fondamental de l’Organisation. Dans ce cadre, la contribution de la Banque de développement du Conseil de l’Europe représente un point d’appui très appréciable.
Dans ce contexte, les propositions du Comité européen des droits sociaux qui concernent notamment le renforcement de son propre statut seront précieuses ; dans ce même ordre d’idées, il faudra s’assurer que les travaux des comités intergouvernementaux du Conseil de l’Europe s’inscrivent dans le processus politique amorcé par cette Conférence. L’apport du Secrétariat général, représenté ici par ses plus hautes autorités, Thorbjørn Jagland et Gabriella Battaini-Dragoni, constitue une composante essentielle pour atteindre ces objectifs. Plus généralement, il faudra s’attacher à adapter la communication relative à la Charte pour qu’elle puisse être maintenue, tant à l’échelon européen qu’à l’échelon national, au niveau élevé atteint grâce à cette Conférence.
Cependant, la Charte n’est pas un bien qui nous appartient en propre et dont nous pouvons nous enorgueillir. C’est le bien commun de nombreux sujets, de multiples institutions nationales et supranationales, de divers mouvements et associations mais surtout des citoyens. La présidence du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, représentée à la Conférence par M. le ministre Muslumov, a encouragé les Etats membres qui ne l’ont pas encore fait à ratifier la version révisée de la Charte. Il a été plus précisément rappelé l’importance de veiller à ce que d’autres Etats acceptent le Protocole prévoyant un système de réclamations collectives afin que les réclamations, en tant qu’expression d’un rapport démocratique entre les règles et les citoyens, deviennent le système « normal » de contrôle de l’application de la Charte.
Il est satisfaisant de constater qu’à l’occasion de la Conférence, plusieurs Etats se sont formellement engagés en ce sens.
Comme en a témoigné l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Conférence a confirmé que le Conseil de l’Europe et l’Union se fondent sur les mêmes valeurs et que ces dernières englobent le respect des droits sociaux. La Conférence a permis d’engager un véritable dialogue avec l’Union européenne et notamment avec la Commission européenne. Cette dernière reconnaît désormais l’importance des décisions du Comité européen des droits sociaux et le principe selon lequel les Etats membres de l’Union ne peuvent invoquer une directive pour justifier le non-respect de la Charte sociale. La Conférence a également mis en lumière l’importance de la relation entre la Cour de justice de l’Union et le Comité européen des droits sociaux et l’opportunité de renforcer cette relation. Dans ce contexte, on a fait observer que les arguments en faveur de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme sont tout aussi valables pour soutenir l’adhésion de l’Union européenne à la Charte sociale. Ce qui fait défaut, cependant, c’est la volonté politique. On peut donc adopter une approche pragmatique : exploiter tout le potentiel représenté par les références à la Charte qui figurent dans les traités de l’Union européenne afin de garantir une meilleure cohérence entre les deux systèmes juridiques.
La Charte est au centre des trois piliers de l’Organisation : la démocratie, les droits de l’homme et la primauté du droit. Par-delà le Conseil de l’Europe, par-delà l’Union européenne, il s’agit de donner corps au concept même d’Europe et à sa réalité ; une Europe qui doit se ressaisir, qui peut de nouveau aller de l’avant, sans plus jamais oublier sa dimension humaniste qu’elle devra placer au cœur de toutes ses activités. Dorénavant, il incombe à toute institution impliquée dans la vie de la Charte de participer à l’effort commun de développement et de valorisation de la Charte grâce à des mesures adéquates sur la base des propositions que nous avons formulées et dont la traduction, le plus tôt possible, dans le droit et la pratique est essentielle.
Nous devons adresser rapidement un message fort aux personnes auxquelles la Charte est destinée, aux manifestants rassemblés autour du Teatro Regio, aux abstentionnistes des consultations électorales sur l’Europe, sans attendre, ni espérer qu’ils changent d’avis : c’est à nous d’aller vers eux et sur ce chemin, la revalorisation de la Charte, de leur Charte, est un instrument décisif.
Au moment de quitter Turin, nous ne devons pas oublier qu’il nous appartient de maintenir vivant l’esprit de Turin, ville industrieuse mais aussi culturelle et universitaire, et que les Européens jugeront notre action future à l’aune des valeurs, des principes et des droits dont nous avons discuté dans cette enceinte.
La réflexion sur les droits sociaux nous oblige à redécouvrir sans cesse la nature « sociale » des droits, le fait, autrement dit, que les droits des individus ne sont pas sans lien avec leur relation à autrui, que personne n’est une île et que personne ne peut se réaliser en dehors de tout respect et de toute reconnaissance des autres.
C’est pourquoi nous devons nous battre pour faire respecter les droits sociaux car privée de droits, une personne est dépouillée de sa propre sociabilité, de sa capacité à entretenir des rapports avec les autres et, au bout du compte, de sa propre personnalité.
Comme nous l’a expliqué Joel Feinberg, « Avoir des droits nous permet de nous tenir debout comme des hommes et des femmes, de regarder autrui dans les yeux et de nous sentir fondamentalement égaux avec tout un chacun. Se penser soi-même comme possesseur de droits, ce n’est pas de l’orgueil mal placé mais une fierté légitime, c’est avoir pour soi-même le respect minimal sans lequel on ne peut être digne de l’amour et de l’estime d’autrui ». [En effet, respecter une personne (c’est là une idée particulièrement intéressante), c’est peut-être tout bonnement respecter ses droits, de sorte que l’un ne va pas sans l’autre, et ce que l’on appelle la « dignité humaine », c’est peut-être tout simplement la capacité identifiable de faire valoir ses prétentions]. (traduction libre)
Le « Processus de Turin » est lancé.