La mise en œuvre de la Convention européenne des droits de l’homme,
notre responsabilité partagée

Bruxelles, 26-27 mars 2015

Dean Spielmann
Président de la Cour européenne des droits de l’homme

 

Monsieur le Ministre de la Justice de Belgique,

Monsieur le Secrétaire Général,

Madame la Présidente de l’Assemblée parlementaire,

Monsieur le 1er Vice-Président de la Commission européenne,

Monsieur le Commissaire aux droits de l’homme,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Mesdames et Messieurs,

En février 2010, à Interlaken, avait lieu la première conférence de haut niveau sur l’avenir de la Cour. Elle donnait lieu à une Déclaration et à un Plan d’action destinés à trouver les solutions indispensables pour sauver une Cour qui se trouvait alors au bord de l’asphyxie.

Plus de cinq années se sont écoulées ; deux autres de haut niveau ont eu lieu, à Izmir puis à Brighton, et nous voici à Bruxelles, pour une Conférence qui est beaucoup plus qu’un bilan d’étape, à mi-chemin de la période définie dans le Plan d’action d’Interlaken.


La Cour a pris toute sa part dans la mise en œuvre de ce Plan d’action. Ici, à Bruxelles, le moment est venu de faire vivre la responsabilité partagée, pour reprendre une expression consacrée à Interlaken et qui est le titre de votre conférence : « la mise en œuvre de la Convention européenne des droits de l’homme, une responsabilité partagée ».

Revenons un instant en arrière : au moment de la Conférence d’Interlaken, le nombre de requêtes pendantes atteignait des chiffres vertigineux, jusqu’à un pic de 160 000 dans les mois qui ont suivi la Conférence. On se demandait alors comment sauver le système et les réformes étaient indispensables. La question des méthodes de filtrage était particulièrement cruciale et nous étions tous à la recherche des meilleures solutions, pour ne pas dire des solutions miracles.

À l’heure où je vous parle, le nombre de requêtes pendantes devant notre Cour est retombé au chiffre tout à fait raisonnable de 65 000.

Pour ce qui concerne la Cour, les objectifs définis à Interlaken ont donc été remplis. Je crois même pouvoir dire qu’ils ont été largement dépassés. La question du filtrage, qui se posait alors de manière aigüe, a été résolue pour les requêtes manifestement irrecevables ; un effort exceptionnel a été porté sur l’information du public tant sur les questions de recevabilité que sur la jurisprudence de la Cour : des guides et des fiches thématiques ont été créés avec le succès que l’on sait ; une coopération étroite avec les hautes juridictions de nos États membres s’est développée ; enfin, la Cour a mené une politique imposant aux requérants des conditions plus strictes pour l’introduction de leurs requêtes.

Les réformes mises en œuvre ont porté leurs fruits et notre Cour a démontré sa capacité à se réformer et à faire usage de tous les outils qu’elle avait à sa disposition. Des outils qu’elle a également créés.

Nous n’avons pas été seuls à agir. Si des résultats satisfaisants ont été atteints, cela n’a pu se faire que grâce à une forte implication des États eux-mêmes. C’est pourquoi, je tiens à remercier solennellement ceux d’entre vous qui ont mené une politique active de mise à disposition de juristes et qui ont abondé au compte spécial créé à l’issue de la conférence de Brighton, compte qui a été également utilisé pour recruter des juristes.

Autre facteur de succès : la création dans plusieurs de nos États membres de recours internes, que notre Cour a jugé effectifs et qui ont contribué à alléger notre tâche.

Nous n’allons pas nous arrêter en si bon chemin. D’abord, nous allons nous attaquer aux affaires prioritaires (nous en avons actuellement plus de 7 500). Ensuite, aux affaires non prioritaires et non répétitives (nous en avons actuellement près de 19 000), puis aux affaires répétitives, dont le nombre s’élève approximativement à plus de 32 000. S’agissant de ces affaires, nous sommes prêts, d’ores et déjà, à utiliser les mêmes méthodes que celles expérimentées avec succès pour les affaires à juge unique. Enfin, bien entendu, nous continuerons à traiter les affaires irrecevables qui continueront de nous parvenir. À terme, notre but est de nous débarrasser de tout notre arriéré (notre backlog) et de respecter les critères de Brighton et que d’ici à la fin de cette année, il n’y ait plus d’arriéré d’affaires irrecevables.


Pour atteindre ce but et traiter tout l’arriéré, nous avons besoin, non pas d’augmenter notre budget ordinaire, mais de recevoir des contributions volontaires ou de bénéficier de détachements. Il est certain que les ressources dont nous disposons actuellement ne suffisent pas pour traiter l’arriéré et je suis content de voir, dans le projet de Déclaration, une invitation à poursuivre les contributions volontaires et les détachements. Cette invitation, si elle est suivie d’effet, nous permettra de réussir.

En tout état de cause, si la mise en œuvre du Plan d’action a débouché sur un incontestable succès, ce succès reste fragile. La Cour pourra adopter les méthodes les plus efficaces et les plus sophistiquées. Elle pourra continuer à mettre sur son site, à la disposition du plus grand nombre, les informations sur la recevabilité des requêtes et sur sa jurisprudence. Elle pourra aussi poursuivre le dialogue fructueux qu’elle a déjà instauré avec les juridictions suprêmes. Il n’empêche : la capacité de la Cour à faire face au contentieux qui lui est soumis n’est pas assurée dans la durée. Il suffit d’une crise en Europe, à l’instar de celle que nous connaissons en Ukraine depuis plus d’un an, pour que les répercussions qui en découlent sur l’activité de la Cour soient considérables.

À cela, il n’y a qu’un seul remède : la responsabilité de la mise en œuvre de la Convention doit être partagée. Cela passe par une application de la Convention au niveau interne, car c’est la responsabilité première des États parties. Cela implique aussi une parfaite exécution des arrêts de la Cour. En amont comme en aval du mécanisme juridictionnel de Strasbourg, les États doivent faire en sorte que les problèmes soient résolus au niveau interne, plutôt que d’être portés devant la Cour. Certes, nos jugements de la Cour ne sont revêtus que de l’autorité relative de la chose jugée et n’ont pas de valeur erga omnes, seuls les États condamnés étant, du moins en droit, liés par la décision rendue. Il arrive cependant que la législation de certains États soit analogue à celle qui a donné lieu à une condamnation pour un autre État. En théorie, du fait de l’absence d’effet erga omnes, les États non concernés directement par les arrêts n’ont pas l’obligation de s’y conformer. Toutefois, et c’est une tendance qui se développe, rien n’empêche un État de modifier sa législation à la suite d’une condamnation intervenue à l’encontre d’un autre État. C’est là que les cours suprêmes, bien informées sur notre jurisprudence, peuvent jouer un rôle très positif pour sa mise en œuvre.

Le projet de Déclaration que vous allez adopter va dans ce sens lorsqu’il réaffirme votre attachement à la Convention et au droit de recours individuel et lorsqu’il réitère votre détermination à vous acquitter de l’obligation de protéger, au niveau national, les droits et libertés garantis par la Convention.

L’accent que vous mettez sur l’importance d’une exécution pleine, effective et rapide de nos arrêts est évidemment fondamental.

Dans un autre domaine, je me réjouis également de l’importance réaffirmée de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention. Le rappeler solennellement ici, à Bruxelles, a une valeur hautement symbolique. À cet égard, je me félicite de la présence parmi nous, et c’est à ma connaissance une première dans le cadre de ces conférences de haut niveau, du vice-président de la Cour de Justice, mon ami Koen Lenaerts. J’y vois un signe positif pour la poursuite de ce processus d’adhésion et je ne peux m’empêcher de citer André Gide qui disait, je crois, « Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions ». Cette parole, je l’espère, guidera les négociations futures.

Le projet de Déclaration adresse également des demandes nouvelles à la Cour, notamment pour ce qui concerne la motivation des décisions d’irrecevabilité. Je me suis déjà exprimé à ce sujet et j’ai indiqué que, dès que ce serait matériellement possible, autrement dit dès que le problème de l’arriéré serait résolu, la Cour répondrait favorablement à cette demande, qui correspond à une attente légitime des requérants. Mais je dois rappeler ce que je disais il y a un instant : le succès que nous connaissons est fragile. Certes, la motivation des décisions d’irrecevabilité est importante pour le justiciable, mais elle ne doit pas se faire au détriment du traitement des affaires les plus graves et les plus sérieuses. Nous sommes prêts à relever avec vous de nouveaux défis, comme nous l’avons démontré après les conférences d’Interlaken, d’Izmir et de Brighton, et notamment l’entrée en vigueur, que nous espérons proche, des protocoles 15 et 16. S’agissant d’ailleurs du dialogue avec les juridictions suprêmes, le lancement de notre réseau d’échange d’information sur la jurisprudence en est un élément précurseur et je suis heureux que le projet de Déclaration y fasse référence.

Mesdames et Messieurs,

La distance géographique entre Interlaken et Bruxelles n’est que de quelques centaines de kilomètres, mais le chemin que nous avons parcouru depuis la première conférence de haut niveau est considérable. Nous pouvons poursuivre sur la même voie du succès, à condition de le faire ensemble. Nous avons un instrument commun, la Convention européenne des droits de l’homme, cet « instrument constitutionnel de l’ordre public européen », qui fait l’admiration de tous, même au-delà du continent européen.

Faire vivre cette Convention est une responsabilité immense pour nous tous, acteurs de ce système.

Cette responsabilité : partageons là !