Strasbourg, 15 septembre 2003

[cepej/gt2/f 20 2003]

CEPEJ (2003) 20

GROUPE DE TRAVAIL N° 2

DE

LA COMMISSION EUROPEENNE POUR L’EFFICACITE DE LA JUSTICE

(CEPEJ-GT2)

La durée des procédures judiciaires :

Enquête préliminaire sur le rapport entre l’exigence d’un délai raisonnable, prévu par

l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme

et

ses conséquences pour les juges et l’administration de la justice civile,

pénale et administrative

Avant-projet de Rapport

de

M. Marco FABRI (Italie) et M. Philip LANGBROEK (Pays-Bas)


Avant-projet de rapport

La durée des procédures judiciaires :

Enquête préliminaire sur le rapport entre l’exigence d’un délai raisonnable,

prévu par

l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme,

et

ses conséquences pour les juges et l’administration de la justice civile, pénale et administrative

1. Introduction

Le présent rapport est un premier avant-projet qui traite de questions générales relatives à la durée des procédures judiciaires. Cet avant-projet a pour but de stimuler la discussion lors de la prochaine réunion de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, afin de mettre au point une étude approfondie de la durée des procédures en Europe et de déterminer des démarches communes pour procéder à une analyse comparée plus significative. Nous aimerions insister sur le fait qu’il s’agit d’un rapport préliminaire. Nous aurons besoin de votre apport et de vos commentaires pour arrêter sa version définitive.

La notion de « durée des procédures judiciaires » étant centrale pour la suite de notre rapport, nous allons l’approfondir avant de présenter notre analyse qui sera inévitablement préliminaire et, de ce fait, encore superficielle. Nous tracerons ensuite en premier lieu les contours de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’exigence de « délai raisonnable » inscrite à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Nous tenterons de mettre en regard le cadre normatif de la Cour s’agissant de cette exigence de « délai raisonnable » et les problèmes organisationnels de l’administration judiciaire pour organiser, dans le respect des délais, des procédures civiles, pénales et administratives. À cette fin, nous allons explorer les ouvrages internationaux sur la question et la base de données HUDOC sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En deuxième lieu, nous présenterons dans les grandes lignes la recherche et les ouvrages spécialisés sur la durée des procédures judiciaires en Europe. Notre recherche préparatoire sur les ouvrages traitant de la durée des procédures judiciaires nous a cependant montré qu’il existait peu de publications sur ce sujet en Europe, tout du moins dans ce qui est disponible en anglais, français, espagnol et italien. Quelques études techniquement très complexes ont été menées aux Pays-Bas, qui traitent de la procédure civile (Eshuis). La question de la durée des procédures ayant été bien davantage traitée aux États-Unis, au Canada et en Australie, nous devrons donc nous référer principalement à ce qui a été fait dans ces pays en matière de recherche et de publications. Cette situation est assez étrange puisque, de nos jours, il est admis que la durée des procédures est le plus important problème auquel font face de nombreuses autorités judiciaires européennes (Langbroek, Pauliat, Fabri 2003).

En troisième lieu, nous présenterons les grandes lignes de la recherche qui doit être menée pour indiquer quelles sont les causes du respect des délais ou des durées déraisonnables des procédures judiciaires en Europe.


2. La durée des procédures et sa conceptualisation opérationnelle

La notion de retard des procédures est difficile à définir. Dans la langue courante, « retarder » (to delay) signifie remettre à plus tard, reporter, et ce mot a une connotation négative. Dans le contexte des tribunaux, cela signifie qu’une affaire n’avance pas aussi vite qu’elle le devrait, en raison de problèmes dont on admet généralement qu’ils sont propres aux tribunaux, et qui concernent les juges, les magistrats du ministère public et leur organisation administrative ainsi que les avocats et leurs cabinets. Un retard de procédure est difficile à définir parce qu’il ne renvoie pas uniquement à des problèmes liés au règlement de procédure, mais également à la façon de travailler des tribunaux. Dans les affaires pénales, il est lié à l’interaction entre le ministère public et la police ; dans les affaires civiles, à l’interaction entre le tribunal et les avocats, y compris avec leurs cabinets, et à l’interaction entre les parties, la cour et parfois même les huissiers de justice ; dans les affaires administratives, à l’interaction entre les organes administratifs, les commissions préalables au jugement et les tribunaux administratifs. Et le dernier point, mais non des moindres, qui doit attirer notre attention, est l’interaction (organisationnelle) entre les tribunaux de première instance, les juridictions d’appel et les cours de cassation. C’est pourquoi les situations qui entraînent des retard de procédure sont extrêmement différenciées et complexes.

En général, la durée excessive des procédures est liée aux attentes et aux perceptions subjectives de la « culture juridique locale » (Goerdt 1987, Mahoney 1988), différente selon les contextes. Une durée acceptable dans une société peut être inacceptable dans une autre (Mahoney et Sipes 1985, Melcher 1984). Le degré de respect est différent dans chaque domaine et pour chaque personne, mais il faut admettre qu’il existe un seuil critique au-delà duquel une aversion et une absence de satisfaction à l’égard de l’administration de la justice peuvent se révéler très dangereuses pour un pays qui fonde sa légitimité sur le consensus populaire (Fabri 2000).

Les difficultés qui se posent pour définir la notion de durée posent également plusieurs problèmes pour rendre cette notion opérationnelle à des fins de recherche empirique. Serait-il possible, par exemple, d’élaborer une norme européenne commune pour mesurer la durée des procédures ? Ou les différentes cultures juridiques et possibilités des États entraîneraient-elles l’adoption de normes différentes en matière de durée des procédures ? À cet égard, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour) peut nous donner un premier aperçu de ce que les juges ont considéré comme une « durée excessive » dans différents pays. Une partie de ce rapport présente une première analyse de la jurisprudence de la Cour, analyse qui sera approfondie lors des prochains mois.

De plus, même si cela paraît évident, il est important de souligner que la notion de durée ne peut être appliquée en général à toutes les procédures judiciaires sans auparavant définir de quel type de procédure il est question. En d’autres termes, des chiffres généraux sur le travail accompli par les tribunaux sont inutiles pour définir la durée des procédures s’ils ne sont pas corrélés aux types d’affaires.

La notion de durée doit être reliée à des types d’affaires et de procédures bien précises, dans une perspective de comparaison notamment. Autrement, les données chiffrées n'auraient aucun sens.

C’est pourquoi la décision du Conseil de l’Europe de faire procéder à une étude sur la durée des procédures de divorce et des procédures intentées par les victimes d’infractions est une décision sage.

Il serait intéressant de mener une étude sur ce que les différents acteurs de la procédure judiciaire (juges, procureurs, avocats, personnel des tribunaux) et les citoyens en général considèrent comme un « retard » des procédures dans les différents pays. En fait, la notion de durée devient utilisable si nous nous plaçons du point de vue de la perception. En ayant recours à cette perspective, celle de la perception, nous pouvons apprendre ce qu’une société donnée considère comme un « retard acceptable ». En outre, des enquêtes peuvent servir à recueillir auprès de spécialistes des informations sur les causes des retards de procédure. Cette méthode a été utilisée dans certaines études, mais elle devra être validée par une recherche empirique dans le domaine grâce à une observation participante et à des entretiens.

3. La notion de « délai raisonnable » dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

Au fil des années, la Cour a élaboré un cadre normatif pour évaluer le caractère raisonnable du délai qu’un système judiciaire national prend pour mener une affaire à son terme. Ce cadre normatif est universellement appliqué. Dans ce chapitre, nous présenterons tout d’abord un aperçu du cadre normatif pour les affaires civiles, pénales et administratives. Nous nous pencherons ensuite sur les causes des retards autant que le permet la jurisprudence de la Cour.

Une telle analyse n’a qu’une pertinence limitée du point de vue de la recherche empirique. Les affaires qui arrivent jusqu’à la Cour ne sont qu’un indicateur de la performance des tribunaux d’un pays, car différents tribunaux d’un même pays peuvent obtenir des résultats différents en termes de délais. Mais grâce à la jurisprudence de la Cour, on peut toutefois apprendre quels sont les facteurs qui permettent le déroulement des procédures en temps voulu. L’étape suivante consisterait à faire un inventaire des mesures qui peuvent en général accélérer les procédures.

3.1 Le cadre normatif relatif à l’exigence de « délai raisonnable »

L’exigence de délai raisonnable garantit à quiconque s’adresse à la justice qu’une décision finale sera rendue dans un délai raisonnable, l’idée étant que les citoyens ont droit à une certitude juridique. Si un différend survient ou qu’une procédure pénale est intentée contre quelqu’un, les parties et les suspects concernés ne devraient pas être laissés interminablement dans l’incertitude. « […] l’exigence de délai raisonnable a pour objet […] de protéger l’accusé d’une angoisse excessivement prolongée quant à son avenir » (Stephanos 1993). Tout conflit doit connaître une fin pour que chacun puisse reprendre le cours de sa vie. Le droit qu’ont les citoyens, au titre de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, d’obtenir une décision finale concernant un conflit ou l’accusation portée contre eux sert à favoriser la continuité sociale. Mais d’un autre côté, les parties devraient avoir suffisamment de temps pour préparer leur défense ; l’exigence de délai raisonnable ne vise pas uniquement la rapidité des procédures.

Cependant, le cadre de la Cour ne comporte aucune limite de temps établie. Ce qui constitue un délai raisonnable dépend donc de l’applicabilité de l’exigence de « délai raisonnable » et de critères liés aux affaires concernant le caractère raisonnable du temps écoulé pendant la procédure. Lorsqu’il s’agit d’élaborer des normes, c’est là une situation délicate. Mais l’on peut à juste titre se demander à qui revient la responsabilité d’établir des limites de temps d’une nature plus générale : cela ne relève certainement pas de la responsabilité d’un tribunal puisque des limites de temps établies pour les procédures judiciaires ne sont ni déterminées par la Convention européenne des droits de l’homme ni exécutoires au titre de lois nationales. Nous ne savons même pas actuellement si le fait de fixer un délai maximal exécutoire pour les procédures judiciaires serait plus efficace que de mettre en place des systèmes budgétaires, assortis de mesures d’incitation financières, pour encourager les tribunaux à accélérer les procédures. D’après la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le choix de ces mesures appartient aux États contractants qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme.

Aux fins de nos analyses, nous nous limitons aux grands titres et essayons de ne pas (encore) entrer trop dans les détails techniques complexes de la jurisprudence de la Cour.

Limites externes de l’applicabilité

L’exigence de délai raisonnable ne vaut que si l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est applicable dans une affaire. Cela étant dit, nous renvoyons à la vaste jurisprudence et aux nombreux articles concernant la question de savoir ce que constituent les « droits et obligations de caractère civil » et une « accusation pénale » (voir Dijk, van et Van Hoof 1998, Viering 1994 et Merills 2001).

L’exigence dune décision finale dans un délai raisonnable est quelque peu différente dans les affaires civiles, pénales et administratives. La Cour estime en effet qu'il incombe aux États  contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d'obtenir dans un délai raisonnable une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil. Ce point est réitéré dans de nombreux arrêts de la Cour[1].

Le début de la période de délai raisonnable

La période de délai raisonnable débute lorsque les autorités commencent à avoir une responsabilité juridique à l’égard d’un citoyen. Habituellement, dans une procédure civile, c’est le cas lorsqu’un citoyen ou son avocat engagent des poursuites. Mais dans des poursuites pénales, le point de départ n’est pas nécessairement l’inculpation formelle du suspect. Dès que l’on impose à un citoyen la charge d’être suspect, et l’on peut raisonnablement s’attendre que le citoyen sache qu’il est suspect, par exemple parce que la police a perquisitionné son domicile, la période commence. Dans les procédures administratives, la période commence soit par un acte légal ou factuel du gouvernement entraînant une charge quelconque pour un citoyen et ses biens, soit par la demande d’indemnisation d’un citoyen au gouvernement, comme on peut le constater dans l’affaire König[2] et dans l’affaire Meldrum et Schouten contre les Pays-Bas[3].

La fin de la période de délai raisonnable

La période de délai raisonnable prend habituellement fin quand cesse l’incertitude juridique d’une situation. Il faut en général une décision de justice pour arriver à cette fin. Cela signifie que toutes les possibilités d’appel ont été épuisées ou que le délai pour faire appel est dépassé et que cette option n’a pas été utilisée. La décision finale peut être la décision d’une cour suprême, mais cela peut également être la décision d’une cour d’appel après que la cour de cassation lui a renvoyé l’affaire pour décision finale. Par ailleurs, dans les affaires civiles, les différends liés à l’exécution des jugements entrent dans la période de « délai raisonnable »[4].

Critères

La Cour tient compte de différentes sortes de critères : complexité de l'affaire, comportement du requérant, comportement des autorités compétentes et enjeu du litige pour le requérant. Seuls les retards entraînés par l’État sont pris en compte pour juger si une procédure a eu lieu dans un délai raisonnable, ce qui va de pair avec la complexité d’une affaire et avec le comportement du requérant et de son avocat.

Complexité de l’affaire

Au vu des publications spécialisées et de la base de données HUDOC, on constate que la complexité d’une affaire renvoie à la complexité du droit, mais aussi aux aspects factuels d’une affaire quelle que soit la complexité juridique. Quelle que soit la situation juridique concernée, les aspects internationaux rendent une affaire plus complexe. Mais en ce qui concerne les faits, le nombre de témoins, les preuves présentées par les experts[5], la taille du dossier, les complications avec les mineurs, l’intervention de tierces parties, les affaires qui s’entrecoupent, tous ces facteurs peuvent contribuer à la complexité d’une affaire. Cette complexité peut rendre de longues procédures plus acceptables. Mais même dans les affaires compliquées, il y a des limites : vingt-cinq ans est un délai trop long[6], et dans une affaire complexe, une procédure qui dure seize ans est également trop longue[7]. Mais dans une affaire pénale complexe s’étant déroulée au Royaume-Uni, il a été estimé qu’une période de quatre ans et demi constituait un délai raisonnable[8]. De même que six ans et demi dans l’affaire Boddaert c. Belgique[9].

Comportement du requérant

En règle générale, les requérants peuvent faire un usage normal de leurs doits procéduraux pour défendre leurs intérêts. Dans les procédures pénales, les requérants ne sont pas tenus de coopérer activement pour accélérer leur condamnation. Dans l’arrêt Jablonski c. Pologne, la Cour reconnaît les retards dus à la grève de la faim entamée par le requérant, ainsi que les blessures physiques qu’il s’est lui-même infligées, mais elle souligne la responsabilité des autorités judiciaires et accordent plus de poids à cette dernière[10]. Une attitude plus active est exigée dans les procédures relatives aux droits et obligations à caractère civil. Un requérant ne doit pas sans cesse attendre le dernier moment pour transmettre une réaction au tribunal. Cette attitude affaiblit sa position[11]. Mais une partie n’est pas tenue de faire des efforts pour accélérer la procédure (Janssen, p. 142, 245).


Comportement des autorités

Les retards accumulés et les périodes de pointe des tribunaux ne sont pas une excuse pour les autorités. Dans les procédures pénales, toutes sortes de difficultés logistiques dans la gestion d’une affaire sont de la responsabilité des autorités[12]. Dans les affaires civiles, la Cour n’admet pas l’idée que les parties sont responsables de la procédure et que les juges doivent rester passifs. Toujours dans les affaires civiles, le tribunal est responsable du respect des délais, quand un expert doit présenter un rapport par exemple[13]. Tout bien pesé, les tribunaux doivent « veiller à ce que tous ceux qui jouent un rôle dans la procédure font tout ce qu’ils peuvent pour éviter des retards indus » (Mole et Harby, p. 25). Dans certaines affaires où les parties et le tribunal ont rencontré de nombreux problèmes, y compris une grève des avocats, la Cour a constaté que le tribunal était resté inactif pendant de longues périodes et a jugé que l’exigence de « délai raisonnable » n’avait pas été respectée.

L’intérêt spécifique d’une partie

Lorsqu’une partie a un intérêt évident dans une affaire, comme c’est habituellement le cas dans les procédures pénales, quand il s’agit de la position légale de mineurs, d’affaires liées à l’emploi, ou toute autre affaire où il y a risque d’irréversibilité, la Cour exige une « rapidité » particulière. Cela est particulièrement vrai lorsqu’un suspect est en détention provisoire, la Cour exigeant alors une « diligence spéciale »[14]. Un bon exemple est le cas de X, dans l’affaire Vallée et Karakaya c. France, où, à l’issue d’une transfusion sanguine, des personnes avaient été infectées par le virus du sida ; certaines d’entre elles, dont l’état de santé se détériorait rapidement, réclamaient des dommages et intérêts au gouvernement français, une affaire qui nécessitait une « diligence exceptionnelle »[15]. Un autre exemple est l’affaire Silva Ponte où, à la suite d’un accident de voiture, la victime n’était plus apte à travailler[16].

3.2 La signification de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au « délai raisonnable » pour l’administration de la justice

De ce rapide survol de quelques affaires et d’ouvrages spécialisés, nous apprenons que pour la Cour, ces critères sont étroitement liés. Le principal message que la Cour adresse aux États contractants est qu’ils sont responsables du bon fonctionnement de leur système judiciaire, et qu’ensuite le comportement des parties pendant la procédure joue un rôle. Cette jurisprudence révolutionne la façon dont les procédures sont organisées ; grâce au Projet Grotius sur la qualité de la justice, nous savons que de nombreux États membres de l’Union européenne ont modifié leur règlement de procédure civile et attribué aux juges la responsabilité explicite de la gestion des affaires (Fabri, Langbroek, Pauliat 2003).

La Cour ne fait que prendre une position normative au cas par cas. Dans ses arrêts, elle ne cesse de demander aux États contractants de respecter ces exigences normatives. Mais ce qui est le plus frappant, c’est qu’elle n’indique pas ce que les États contractants devraient faire pour y arriver. Qui plus est, dans de nombreuses affaires, la Cour ne donne aucune indication sur ce qui s’est mal passé, laissant le gouvernement de l’État contractant comprendre « implicitement » ce qui n’a pas fonctionné.

Mais si l’on examine les arrêts de la base de données HUDOC, il est clair que l’on peut trouver les causes des retards dans :

A : l’interaction entre les différents partenaires des maillons de la justice civile, pénale et administrative ;

B : l’inactivité des tribunaux.

Voyons ici quelques exemples de ce qui peut mal fonctionner dans différents types d’affaires.

Interactions

Il arrive que des retards soient dus à une combinaison de facteurs. Dans les affaires pénales, le tribunal dépend du bon fonctionnement du ministère public. Si l’accusation n’arrive pas à formellement incriminer un suspect à temps, ou si les chefs d’accusation changent constamment, le tribunal doit être particulièrement vigilant quand à la gestion de l’affaire, même en cas de suspicion de viol ou de sévices à enfant[17]. Cela requiert une attitude judiciaire indépendante et une stricte attitude judiciaire à l’égard de la victime, de la presse et de la société.

Si l’accusation n’arrive pas à produire de témoins, si l’accusé n’arrive pas au tribunal en raison d’embouteillages ou si les avocats sont en grève[18], la gestion de l’affaire demandera là encore une vigilance spéciale. Le personnel judiciaire et les juges doivent donc admettre qu’ils sont tenus d’être vigilants quant à la gestion de l’affaire. De ce point de vue, il est impardonnable de reporter une affaire sans donner de date.

Dans les affaires administratives, les tribunaux dépendent souvent du dossier que doit leur transmettre l’organisme administratif à l’origine de l’affaire. Quand ce dossier n’est pas reçu à temps, le tribunal ne peut traiter l’affaire comme il se doit[19]. La position normative de la Cour implique que les autorités nationales doivent faire quelque chose, de nombreux choix étant possibles, par exemple informer l’organisme administratif qu’il va perdre sa cause s’il ne transmet pas le dossier à temps, et organiser les compétences à cette fin.

Il arrive parfois que l’avocat ne se présente pas à l’audience, ou qu’une partie change d’avocat tous les six mois, ou qu’un avocat décède, auquel cas il devra être remplacé par un autre avocat qui devra se préparer.

L’aide d’un huissier est souvent nécessaire à la procédure d’exécution dans les affaires civiles. Il peut arriver que l’huissier ait besoin de l’aide de la police. Mais si cette dernière n’accorde pas la priorité à ce type de services, l’huissier peut n’être pas efficace pour revendiquer un bien et doit essayer à plusieurs reprises[20].

Lorsqu’une affaire va en appel, le dossier doit être transmis à la juridiction d’appel. Le tribunal de première instance devrait être en mesure d’envoyer un dossier à la juridiction d’appel, et celle-ci devrait être en mesure de recevoir et d’enregistrer l’appel et le dossier lui correspondant. Pour simple qu’elle paraisse, il n’est pas évident que cette opération réussisse. Il arrive que des dossiers soient provisoirement perdus.


Inactivité des tribunaux

Que signifie « inactivité du tribunal » ? Cela signifie qu’aucun signe n’indique qu’un tribunal s’occupe d’une affaire. Ce qui est le plus intéressant, ce sont les causes de cette inactivité. Dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ces causes sont multiples, mais souvent, elles ne sont pas mentionnées du tout[21]. Une affaire est souvent attribuée à un certain juge. Si ce dernier à des fonctions annexes, ou s’il change de tribunal, la bonne gestion de l’affaire peut se trouver compromise[22].

Une autre cause de retard peut être l’accumulation de travail en retard dans un tribunal. Le volume de travail empêche le tribunal de s’occuper des affaires comme il se doit, même si cela n’est pas accepté comme excuse[23]. Mais aucune indication n’est donnée sur la cause de cette accumulation de travail en retard. Peut-être les juges sont-ils fainéants, ou peut-être y a-t-il un manque de juges et de personnel, ou l’administration du tribunal ne fonctionne pas correctement, ou les juges et le personnel ne coopèrent pas très bien… L’accumulation de travail en retard dans les tribunaux peut avoir bien des causes et la jurisprudence de la Cour ne donne pas suffisamment d’informations pour que nous puissions les connaître.

Tous ces exemples montrent à quel point il est difficile de remédier à toutes les causes de retard. Il faut néanmoins suivre la Cour, qui en attribue la responsabilité aux autorités nationales et aux tribunaux. La question de savoir comment remédier au problème dépend de notre connaissance du fonctionnement organisationnel des tribunaux et des interactions entre les maillons de la justice civile, pénale et administrative. Pour mieux comprendre le facteur organisationnel, nous présentons ci-dessous un inventaire de la recherche empirique consacrée à ce sujet.

4. Facteurs qui, selon des études empiriques, conditionnent la durée des procédures judiciaires

Comme cela a été mentionné plus haut, des études empiriques ont été réalisées aux Etats-Unis, au Canada et en Australie sur les délais judiciaires et les moyens d’éviter les développements et les étapes superflus de manière à ce que les affaires aient une issue équitable. Les retards ne peuvent être entièrement supprimés, mais ils peuvent être réduits grâce à l’application de certains principes et outils de gestion. Les lenteurs de la justice sont à la fois « une maladie nécessitant un traitement spécifique et un symptôme révélateur d’une situation malsaine » (Hewitt W., G. Gallas et B. Mahoney 1990).

La littérature récente oppose deux visions, l’une ancienne, l’autre actuelle, de la réduction des délais. La vision ancienne voulait que les lenteurs de la justice soient liées à un manque chronique de ressources, à la surcharge des tribunaux et à la rigidité des règles et des procédures. Selon la vision actuelle, ces facteurs « s’exercent à travers des systèmes complexes de comportements et de pratiques professionnels » (Mahoney B. 1988, p. 45), lesquels doivent être pris en considération pour concevoir des solutions réalistes. Ces études sont à l’origine du concept de caseflow (flux des dossiers judiciaires), que l’on pourrait définir comme le cheminement des affaires depuis le dépôt de la demande jusqu’à la cessation de la compétence du tribunal (Clifford et Jensen 1983), et de celui de caseflow management (gestion des dossiers judiciaires), à savoir le suivi, le contrôle et la gestion actifs du flux des dossiers de manière à ce que chaque affaire suive son cours sans retard injustifié. C’est pourquoi la gestion des dossiers est étudiée dans le but de limiter les délais et de réduire les temps d’attente superflus (Baar 1997; Sackville 1997).

Il importe de souligner que, selon certaines données de recherche (Weatherburn D. et J. Baker 2000, p. 11), « le manque de moyens n’explique pas la longueur des procédures pénales, l’inefficacité dans le traitement des dossiers étant plus probablement en cause », ce qui confirme les résultats des travaux menés aux Etats-Unis. Il est toutefois à noter qu’en dessous d’un certain seuil les ressources de la justice sont sans aucun doute un facteur qui pèse sur son efficacité et, par voie de conséquence, sur la durée des procédures ; il n’en est pas moins vrai que, dans nombre de cas, les lenteurs judiciaires s’expliquent davantage par l’inefficacité des tribunaux que par l’insuffisance de leurs ressources. Des études empiriques ont en outre montré que les délais judiciaires ne semblent pas liés à la taille du tribunal, à l’importance de sa charge de travail, au nombre d’affaires confié à chaque juge ni à l’existence de programmes alternatifs de règlement des litiges.

Des études empiriques ont mis en évidence que les facteurs suivants étaient capitaux pour la réussite d’un programme de réduction des délais :

Les études n’indiquent pas le poids relatif de ces différents facteurs mais, selon leurs auteurs, tous sont importants si l’on veut réduire les délais judiciaires. En particulier, les programmes de réduction des délais n’aboutiront pas sans une ferme volonté des juges en chef et l’implication des principaux acteurs des systèmes, comme les magistrats et les avocats. Même si la définition de critères peut assurément faciliter le suivi du travail accompli et encourager une meilleure organisation du tribunal, comme on le voit également dans d’autres expériences, la motivation du personnel judiciaire est la première variable à prendre en compte dans toute entreprise de raccourcissement des procédures.

Le tribunal – et cela est particulièrement important dans les systèmes de common law – doit veiller à l’avancement des affaires. « C’est au tribunal, et non aux autres parties prenantes à l’affaire, qu’il incombe de contrôler l’avancement de la procédure » (Steelman 2000, p. 3). Le tribunal doit avoir la pleine responsabilité du cheminement des dossiers de leur ouverture jusqu’à leur clôture (American Bar Association 1992), ce qui suppose des mesures rigoureuses pour éviter les manœuvres dilatoires ainsi que la fixation de dates fermes pour les procès – ce dernier point semble un élément de la plus haute importance pour inciter les parties à trouver un arrangement avant le procès. La définition d’objectifs et de critères est étroitement liée au contrôle de l’avancement des affaires, car elle offre un outil pour suivre les activités et procéder aux ajustements nécessaires.

Le suivi des affaires au moyen d’un bon système d’information est à son tour lié à la définition de normes. Le tribunal devrait en particulier examiner six catégories de données pour savoir « où il en est » et « où il souhaite aller ». Ces catégories sont les suivantes :

Dans chacune de ces grandes catégories, il est possible d’affiner l’analyse en fonction des capacités du système d’information et des besoins du tribunal. Il est au minimum indispensable de suivre, par type d’affaire et par juge, le nombre d’affaires en instance et le temps écoulé depuis l’ouverture des dossiers.

Le système d’attribution, le moment auquel une affaire donnée est confiée à un juge ou à un groupe de juges et le planning consécutif ainsi que l’organisation du travail des juges sont considérés comme des facteurs ayant une incidence importante sur les délais judiciaires. Une fois attribuée, une affaire peut être traitée selon un planning individuel, global ou mixte.

Dans le cas d’un planning individuel, un même juge est chargé de l’affaire depuis le moment où celle-ci lui est attribuée jusqu’à son aboutissement. Dans un planning global, chaque étape de la procédure est confiée à un juge différent. L’on part ici du principe que, compte tenu de la complexité croissante du droit, une spécialisation fonctionnelle des juges dans un segment particulier de la procédure est indispensable. Le planning mixte peut prendre diverses formes. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une combinaison des deux précédents, ceux-ci étant respectivement appliqués à une ou plusieurs étapes de la procédure. Chacun de ces types de planning présente des avantages et des inconvénients même si, selon certaines études empiriques, le planning individuel semble légèrement plus rapide que les autres méthodes dans les affaires civiles (Goerdt 1987; Mahoney 1988).

De nombreux tribunaux américains, canadiens et australiens expérimentent actuellement une forme particulière de gestion des affaires appelée differentiated caseflow management (DCM, gestion différenciée des dossiers judiciaires) (Cooper, Solomon 1993). Cette approche remet en cause le traitement chronologique des affaires par les tribunaux. En d’autres termes, au lieu que tous les dossiers soient traités selon le principe « premier entré, premier sorti », chaque affaire est orientée vers une filière procédurale particulière en fonction de sa complexité. De cette façon, les affaires simples peuvent aboutir rapidement, sans attendre le règlement de dossiers beaucoup plus complexes enregistrés à une date antérieure. La méthode de gestion différenciée suppose que le tribunal intervienne précocement dans chaque affaire. Les critères appliqués pour décider de son orientation sont soumis aux parties et fondés sur des variables reconnues. Selon la filière choisie, l’affaire sera traitée de manière différente, selon un programme et des normes de délais prédéterminés. Il incombe au tribunal de suivre et de contrôler l’avancement du dossier. Le système d’attribution des affaires peut être adapté à chaque filière procédurale. La charge de travail et le planning des juges sont ainsi mieux gérés. Les tribunaux disposent plus tôt des informations de fond sur les affaires. Celles-ci sont mieux réparties entre le personnel judiciaire, compte tenu de la charge de travail dans chaque filière.

L’enseignement et la formation sont indispensables pour mettre en œuvre un programme de réduction des délais, mais aussi, plus généralement, pour sensibiliser les magistrats et les juristes aux notions de gestion des dossiers judiciaires, de réduction des délais et de gestion des tribunaux. Le raccourcissement des délais, l’efficacité et la productivité des tribunaux ne doivent pas être considérés comme des objectifs préjudiciables à la qualité de la justice  – « Une justice lente n’est pas satisfaisante, mais une injustice rapide est encore plus inacceptable » (Rosemberg 1965, p. 58) – mais au contraire comme des composantes importantes du concept de justice puisque, comme le dit l’adage, « justice delayed is justice denied » (une justice rendue tardivement équivaut à un déni de justice). « Il n’y a pas nécessairement conflit entre, d’une part, l’économie, l’efficacité et la productivité et, d’autre part, les exigences de la justice, à savoir l’obtention d’un résultat équitable par la voie de procédures équitables. En vérité, ces deux aspects se renforcent mutuellement dans une très large mesure […]. L’exercice des droits prévus par la loi a toujours moins de valeur s’il intervient avec retard » (Spigelman 2001, p. 749 voir aussi : Maier 1999).

Nous ignorons combien de tribunaux en Europe ont expérimenté ces méthodes ou d’autres approchantes pour améliorer la gestion de leur charge de travail. A notre connaissance, aucune étude n’y a été réalisée sur ces questions[24]. Cette situation regrettable devrait inciter les institutions européennes à encourager des recherches transnationales plus approfondies sur l’administration judiciaire, et notamment sur la gestion des tribunaux et la réduction des délais.

Cependant, même s’il n’y pas d’études consacrées spécifiquement aux lenteurs de la justice en Europe, à part quelques-unes réalisées au Royaume-Uni (Choongh 1997; Bridges et Jacobs 1999) sur la justice pénale ou encore aux Pays-Bas, les données recueillies dans le cadre d’autres travaux empiriques mettent en évidence certains facteurs dont il conviendrait d’étudier l’incidence sur les délais judiciaires. Nous partirons de certaines variables procédurales avant d’examiner des paramètres plus généraux.

Outre les facteurs mentionnés dans la littérature que nous avons énumérés plus haut et qu’il faut garder présents à l’esprit (motivation des magistrats, fermeté des supérieurs hiérarchiques et mécanismes de responsabilité ; implication des différents acteurs ; contrôle de l’avancement des affaires par le tribunal ; définition d’objectifs et de critères ; suivi des affaires au moyen d’un système d’information ; approche fondée sur la gestion des dossiers ; mesures contre les manœuvres dilatoires et fixation de dates fermes pour les procès ; système d’attribution individuelle des affaires ; enseignement et formation ; culture juridique locale), il conviendrait d’étudier en Europe la relation entre les délais judiciaires et trois éléments fondamentaux :

a) les caractéristiques des procédures judiciaires (pénales, civiles et administratives) ;

b) la gestion des tribunaux ;

c) le cadre de gouvernance des tribunaux.

a) Caractéristiques des procédures judiciaires

Dans ce domaine, nous avons relevé certains éléments dont il serait bon d’examiner l’influence sur les délais judiciaires. En particulier, l’obligation de motiver par écrit les décisions de justice pourrait être un facteur d’allongement des procédures. Ce point devrait faire l’objet d’une étude.

Les caractéristiques de la procédure d’appel sont une autre variable qui pourrait avoir une incidence. L’examen en appel peut porter uniquement sur les points de droit, comme dans les pays anglo-saxons, ou à la fois sur les points de droit et les faits déjà présentés en première instance. Dans le second cas, la durée globale de la procédure peut s’en trouver accrue.

Les modalités d’intervention des experts appelés à témoigner sont également un facteur susceptible d’influer sur la durée des procédures. Là encore, nous n’avons connaissance d’aucune étude empirique portant sur cette variable. Toutefois, certaines données laissent à penser qu’elle joue un rôle non négligeable.

La possibilité de recourir à une procédure de conciliation entre les parties avant le procès, tant en matière civile que pénale, peut avoir une incidence sur la durée de traitement des affaires par le tribunal. Il faut souligner qu’une telle procédure ne permet pas de faire aboutir rapidement les affaires du seul fait qu’elle existe : c’est la façon dont elle est utilisée qui peut faire la différence. Ainsi, en matière pénale, la possibilité de procéder à un marchandage judiciaire, y compris durant les audiences devant le juge – qui existe par exemple en Italie – ne contribue pas à une prompte expédition des affaires.

La phase de communication préalable est sans conteste l’un des stades les plus critiques, notamment pour stimuler une conciliation entre les parties avant le procès. Le fonctionnement de cette phase dans chaque juridiction devrait être soigneusement analysée pour mettre en évidence son impact sur les délais judiciaires.

L’on s’interroge, dans plusieurs systèmes judiciaires européens, sur le point de savoir si le fait que le rôle du juge soit plus proactif, notamment dans les procédures civiles, améliorerait la gestion de la charge de travail. Dans les pays ayant une tradition de droit civil, où le procès se déroule en plusieurs étapes et le juge est censé jouer un rôle prépondérant dans la gestion de la procédure, certains responsables de l’élaboration des politiques tentent de promouvoir des formes de procès qui reporteraient sur les parties une grande part de la charge pesant sur les juges. A l’inverse, les pays de tradition accusatoire préconisent de donner un rôle central au juge dans la gestion des affaires afin d’accélérer le rythme du procès et de le rendre plus « équitable ». Certaines données, provenant notamment des Etats-Unis, montrent qu’un rôle plus proactif des juges peut avoir une influence positive sur le rythme du procès. Plus précisément, le « rôle de tierce partie » du juge, même dans un « système accusatoire », est essentiel pour garantir que le procès se déroule à un rythme équitable et déjouer l’opportunisme qui peut caractériser les stratégies juridiques des parties.

En matière civile, les travaux du Conseil de l’Europe sur la recommandation n° R (84) 5, dans laquelle sont examinés certains principes propres à améliorer le fonctionnement de la justice, méritent d’être mentionnés.

En matière pénale, le principe de la légalité des poursuites peut être préjudiciable à un déroulement rapide de la procédure en raison de la lourdeur administrative qu’il entraîne. Néanmoins, à notre connaissance, seule la Constitution italienne reconnaît ce principe. A ce propos, le Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation n° R (87) 18, dans laquelle il préconise d’appliquer le principe de l’opportunité des poursuites, en l’entourant toutefois d’un certain nombre de garanties.

Il serait intéressant d’étudier la façon dont le principe du droit à « un procès équitable dans un délai raisonnable », consacré par l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, est appliqué dans chaque pays, dans la mesure où les deux notions de « procès équitable » et de « délai raisonnable » peuvent parfois être antagoniques.

b) Gestion des tribunaux

Dans ce domaine, l’un des facteurs qui, à notre avis, pourrait avoir l’impact le plus important sur la durée des procédures est la compétence du tribunal en matière d’établissement de son règlement. Etant donné qu’il n’y a pas de solution unique pour remédier aux lenteurs de la justice ni de programme type de réduction des délais, et vu la nécessité d’adapter les règles générales aux « circonstances locales », la possibilité pour le tribunal d’établir ses propres règles de pratique peut apparaître comme un bon moyen de lui donner l’autorité nécessaire pour mettre sur pied des programmes de réduction des délais. Cela est toutefois peu compatible avec les principes de transparence et d’obligation de rendre des comptes qui s’imposent aux tribunaux, et qui requièrent une uniformité des règles appliquées par ces derniers.

L’influence sur la durée des procédures judiciaires de l’existence de pratiques de gestion des dossiers, d’une fonction spécifique d’administrateur du tribunal et d’un système fiable et efficace de gestion automatisée des dossiers devrait faire l’objet d’études empiriques. Comme cela a été indiqué plus haut, le suivi de l’avancement des affaires est un outil fondamental pour étudier la performance du tribunal. A cet égard, les technologies de l’information et de la communication (TIC) peuvent s’avérer très utiles. Il faut toutefois souligner qu’elles ne peuvent à elles seules garantir la bonne marche du tribunal. Pour être efficaces, les TIC doivent s’intégrer dans un cadre structurel opérationnel ; elles ne sont pas un simple outil « plug and play » (« branchez, ça fonctionne ! ») (Fabri et Contini 2000).

La définition d’objectifs généraux, de buts précis et de critères facilite le suivi du fonctionnement des tribunaux et permet ainsi indirectement aux responsables de l’élaboration des politiques de disposer de précieuses informations sur leurs activités. Néanmoins, il faut préciser que tout indicateur de performance a ses défauts et introduit ses propres distorsions ; dans le pire des cas, les objectifs fixés peuvent même avoir des effets incitatifs allant à l’encontre du but visé. C’est pourquoi il importe de toujours les examiner dans leur contexte structurel. Il est également essentiel qu’au moins certains buts ou critères soient définis à la base de la structure administrative car, dans le secteur public, ce sont souvent des individus ou de petits groupes d’individus qui, en trouvant de meilleurs modes de fonctionnement, sont à l’origine des réorganisations. Une étude sur les lenteurs de la justice en Europe doit s’appuyer sur des données : « les délais judiciaires sont mesurables […] ils ne permettent pas de mesurer l’efficacité des juges, mais l’efficacité d’un système dans lequel les juges jouent un rôle important, mais pas prépondérant » (Spigelman 2001, p. 752). Pour que les données puissent être comparées, il est absolument indispensable de prévoir un lexique définissant précisément ce qui doit être mesuré. Si les données ne sont pas fiables, elles conduiront à des conclusions erronées. Un élément déterminant à cet égard est le cadre de gouvernance du système judiciaire. Ainsi, dans les systèmes centralisés comme ceux de la France, de l’Autriche, de l’Italie et des Pays-Bas, les données fournies par les tribunaux devraient normalement être plus cohérentes, mais leur fiabilité peut être entachée par un certain manque d’objectivité dans la collecte de données destinées à être soumises au ministère de la Justice. Dans les systèmes judiciaires décentralisés comme ceux de l’Allemagne, de l’Espagne et du Royaume-Uni, il sera plus difficile de recueillir des données cohérentes par suite des différences considérables qui existent parfois entre les juridictions.

c) Cadre de gouvernance

Le cadre de gouvernance du système judiciaire peut avoir un effet « indirect », mais néanmoins important, sur l’efficacité des tribunaux et, partant, sur la durée des procédures judiciaires. Au cours des dernières années, plusieurs pays d’Europe ont adopté des politiques en vue de modifier la structure de gouvernance de leur système judiciaire. Nous ne citerons ici que quelques-unes de ces politiques : unification des juridictions afin de rationaliser le maillage judiciaire et de faire des économies d’échelle ; création de juridictions à compétence limitée, dotées de juges non juristes et appliquant des procédures simplifiées pour alléger la charge de travail des tribunaux « ordinaires » ; mise en place de conseils judiciaires dans le but d’améliorer le fonctionnement du système judiciaire et d’accroître son rôle dans la détermination et la répartition des budgets. La création de juridictions spécialisées et le renforcement du rôle des tribunaux administratifs sont d’autres mesures prises pour s’attaquer aux lenteurs de la justice (Langbroek, Pauliat, Fabri 2003). L’analyse de ces politiques mériterait à elle seule un rapport entier. Il appartient à la commission de décider si cette section devrait être développée plus avant.

5.                Conclusions préliminaires: il n’y a pratiquement pas de données fiables ni de recherches européennes en matière d’administration de la justice, surtout en ce qui concerne la gestion des dossiers.

       Ainsi que nous l’avons indiqué au début du présent rapport, nous souhaitons par ce travail susciter des idées et un débat au cours de la prochaine réunion du Conseil de l’Europe consacrée à la question des lenteurs de la justice en Europe.

       Il y a un fossé entre la jurisprudence de la CEDH concernant l’exigence du «délai raisonnable» et la possibilité concrète pour l’administration (l’organisation) judiciaire de respecter les délais. La jurisprudence de la CEDH ne donne que des indications accessoires quant aux causes des lenteurs de la justice. Il s’agit notamment: des juges qui changent de fonctions, du manque de personnel, du manque d’organisation, des grèves d’avocats, du report des mises en examen, des témoins qui ne se présentent pas aux audiences, des parties qui changent d’avocat chaque fois que cela est possible (le recours aux manœuvres dilatoires est une stratégie quand on est poursuivi en justice et que l’on n’a guère de chances de gagner le procès), de l’inertie des tribunaux, des experts (médecins, instituts médicollégaux) qui tardent à rendre leurs rapports, etc.

En raison de la complexité générale des systèmes judiciaires, due notamment au fait que les tribunaux relèvent de différents maillons de la justice (justice pénale, justice administrative et justice civile), il faut des mesures spécifiques, d’ordre législatif et structurel au niveau national et d’ordre structurel au niveau local pour que les tribunaux puissent répondre aux demandes normatives de la Cour. C’est aux gouvernements des Etats contractants qu’il appartient de décider quelles sont les mesures les plus efficaces; c’est à eux que la Cour en attribue expressément la responsabilité.

       Nos premières recherches concernant la documentation disponible à ce sujet ont montré que peu d’études concernant les lenteurs de la justice en Europe avaient été publiées ou étaient accessibles sur Internet. C’est pourquoi nous avons été contraints de faire référence à la documentation abondante publiée aux Etats-Unis, en Australie et au Canada. A notre connaissance, aucune recherche empirique n’a testé dans des contextes européens les résultats des recherches effectuées dans ces trois pays. Peut-être que quelque chose a été fait en Europe de l’Est en raison de la forte influence américaine mais, si des rapports ont été établis, ils ne semblent pas directement accessibles. Sachant que des recherches ont été effectuées au sujet des systèmes judiciaires européens, on peut s’étonner de l’absence d’études spécifiques concernant les lenteurs de la justice. Ce phénomène a, en effet, été reconnu comme l’un des problèmes les plus importants auxquels se heurtent les systèmes judiciaires européens.

       Nous avons aussi pu établir que d’autres facteurs, qui ne figurent pas dans les documents analysés, pourraient avoir, en Europe, une incidence sur le rythme des procès et donc sur les lenteurs de la justice. Compte tenu de la complexité des systèmes judiciaires nationaux et des différences de culture, de conception et de champ d’application qui les caractérisent, il semble impossible de donner des conseils réalistes et de dire par où il faut commencer. Bien que certains pays aient déployé des efforts considérables pour améliorer le fonctionnement de leur système judiciaire (tels le Danemark ou les Pays-Bas,Langbroek 2001), les autres pays ne peuvent pas aussitôt s’inspirer de leurs réussites ou tirer des enseignements de leurs échecs. Il faut d’abord approfondir les connaissances et les recherches concernant, d’une part, les raisons spécifiques pour lesquelles il y a des lenteurs ou, au contraire, des décisions de justice rendues en dernier ressort dans un délai raisonnable et, d’autre part, les interactions auxquelles participent les organisations judiciaires.

             Nous aimerions conclure notre rapport final par des suggestions concernant le développement d’outils pour améliorer la gestion des dossiers dans les systèmes judiciaires nationaux. Malheureusement, en l’état actuel des connaissances, cela ne nous paraît pas possible. Par conséquent, à l’occasion de la réunion des 2-3 octobre au Conseil de l’Europe, nous souhaitons aborder au moins quelques-unes des questions suivantes:

Quelles sortes de moyens les pays européens sont-ils en train de mettre au point pour remédier aux interactions qui échouent?

             Nous attendons avec impatience de pouvoir discuter de ces questions et d’autres qui seront soulevées au cours de la réunion.



[1] CEDH 25 05 1991, Vocaturo c. Italie, arrêt du 24 mai 1991, série A n° 206-c, p. 32, § 17;  CEDH 21 12 1999, G.S. c. Autriche, Hudocnr. 26297/95

[2] KÖNIG c. Allemagne  28/06/1978  Hudoc  00006232/73

[3] Meldrum et Schouten c. les Pays-Bas, 09 12 1994 série A, vol 304

[4] CEDH 23 mars 1994, Silva Pontes c. Portugal, série A, vol. 286 NJ 1994

[5] CEDH 15 10 1999, Humen contre Pologne, Hudoc   26614/95

[6]CEDH 15 01 2002, Maczynski c. Pologne, Hudoc  43779/98

[7] CEDH 07 08 1996, Ferantelli et Santangelo c. Italie

[8] CEDH 19/09/2000, I.J.L, G.M.R et A.K.P. c. le Royaume-Uni, Hudoc 29522/95

[9] CEDH 12 octobre 1992, Boddaert c. Belgique, A 235-D. P81-83

[10] CEDH 21 12 2000, Jabłoński c. Pologne   Hudoc. 33492/96

[11] Arrêt König, par exemple (voir note 3) et également CEDH 25 juin 1987, Capuano c. Italie, Hudoc 9381/81. Autre affaire très tranchée : ECHR 25 03 1999, Papachelas c. Grèce, Hudoc 31423/96 dans laquelle l’exigence de délai raisonnable n’a pas été violée.

[12] CEDH 25 01 2000, Agga c. Grèce Hudoc 37439/97; CEDH 21 12 1999, G.S. c. Autriche 26297/95

[13] Voir CEDH 25 juin 1987, Capuano c. Italie, Hudoc 9381/81

[14] CEDH 21 12 2000, Jabłoński c. Pologne Hudoc.33492/96

[15] CEDH 31 03 1992  et CEDH 26 04 1994 respectivement

[16] Voir note 5

[17] CEDH 25 07 2000 Mattoccia c. Italie, Hudoc 23969/94; CEDH 06 04 2000 Labita c. Italie Hudoc 26772/95

[18] CEDH 25 01 2000, Agga c. Grèce, Hudoc 37439/97

[19] CEDH 29 07 2003, Beumer contre les Pays-Bas, Hudoc 48086/99

[20] CEDH 31 07 2003 De Gennaro c. Italie, Hudoc. 59634/00

[21] CEDH 06 05 2003 Pilka c. Pologne, Hudoc. 39619/98 ; CEDH 08 04 2003, Simko c. Hongrie Hudoc 42961/98

[22] CEDH 31 07 2003, Doran c. Irlande, Hudoc 50389/99.

[23] CEDH  06 04 2000, Thlimmenos c. Grèce, Hudoc 34369/97

[24] Il se peut qu’il existe quelques études réalisées par des cabinets de conseil.